Tatiana : Dans ton livre La Grande Implosion, le narrateur écrit en 2081 et retrace l'histoire de l'effondrement de la civilisation occidentale qui a débuté entre 1999 et 2002. On y trouve une richesse inouïe d'éléments décrivant l'état des lieux actuel -- notre présent. Une question revient sans cesse : Comment se fait-il que les Occidentaux n'aient rien vu venir ? Pourquoi n'ont-ils pas entendu les voix pourtant nombreuses qui ont dénoncé sans relâche les travers de l'Occident ? Même si nous sommes encore à deux années de l'échéance 1999, ce qui nous laisse éventuellement le temps de faire en sorte que les choses se passent autrement, ton message m'apparaît prophétique. Qu'en penses-tu ?
Pierre Thuillier : Il va de soi que je n'ai pas du tout le sentiment de prophétiser quoi que ce soit. D'ailleurs ce n'est qu'après avoir rédigé mon livre que j'ai découvert que la période 1999-2002 coïncidait avec les trois dernières années du septennat de Jacques Chirac. Au départ, je jure ne pas l'avoir fait exprès ! Un matin, j'ai lu le titre "1999 /2002" dans un journal. C'étaient des dates concernant l'Euro, la monnaie européenne... Mais le choix de ces dates fut totalement involontaire. J'ai surtout voulu éviter le millénarisme simplet, et faire en sorte que la moyenne ne fasse pas 2000. Je ne prophétise donc pas que l'effondrement de l'Occident se passera à cette date, et je me suis tout autant abstenu de décrire ce qui s'est réellement passé, même si j'y fais allusion avec la destruction de l'École nationale d'administration (l'ÉNA), de l'École polytechnique ou de l'Assemblée nationale... C'est simplement pour plaisanter, au passage.
La question centrale, comme tu l'as dit, n'est pas tellement de décrire le futur, mais d'étudier pourquoi les Occidentaux n'ont pas vu venir la fin. Il est vrai qu'on rejoint là l'idée de prophétie, mais je le dirais autrement. Je présuppose qu'une fin nous menace, et ceci sérieusement. Ma position est alors simple. J'ignore bien sûr si cela se produira dans 6 mois, dans 5 ans ou dans 30 ans, mais je crois cette fin inévitable, et c'est ce que je veux signifier en donnant des dates. J'ai la conviction personnelle, passionnelle et intuitive -- que je me garderai bien de décrire comme prophétique -- que ça ne peut pas continuer ainsi, que ça va imploser. Mais entendons-nous bien, il ne s'agit pas de prédire la fin de l'humanité, mais uniquement la fin d'un certain mode de vie, d'une certaine culture. En toute hypothèse, ce serait donc une prophétie très limitée et en aucun cas un catastrophisme absolu.
Toutes les sociétés finissent par s'écrouler. La nôtre est un peu comme ces "programmes de recherche" qui finissent par devenir stériles. Il faut alors accepter de nouvelles idées parce que les précédentes n'ont plus rien à donner. Pour notre société, je parle d'actes fondateurs. Au XIe ou XIIe siècle, l'Occident a choisi un certain axe de développement; et dès lors, il le suit jusqu'au bout, jusqu'au moment où il devient stérile, où il y a trop de contradictions et de dysfonctionnements. En un sens, cette intuition est banale -- je dis cela pour bien gommer l'idée de prophétie.
Il suffit d'ouvrir les yeux pour voir que toutes les autres sociétés ont subi le même sort. Je donne l'exemple de la Cité grecque, ou celui sans doute encore plus frappant de la chrétienté médiévale, au XIIIe siècle, au temps de saint Louis et de saint Thomas. À cette époque, les gens devaient croire que la chrétienté était une réalité éternelle, et puis elle s'est effondrée relativement vite. On peut me dire : "Ah ! Vous annoncez la fin...". Mais je veux simplement rappeler, à nous civilisés, que l'idée que nous représentons le sommet de l'histoire humaine n'est qu'un préjugé, un mythe parmi d'autres.
Finalement, plutôt que de prophétie, je parlerai donc de banalité. J'ai d'ailleurs précisé à mon éditeur, avant même d'écrire la première page de ce livre, que je voulais tout simplement dire des choses que tout le monde sait. Je reçois d'ailleurs des lettres disant : "Je vous remercie, parce que vous exprimez clairement ce que je pensais confusément". C'est pour moi le plus grand compliment. Même s'il s'agit de prophétisme au sens large, d'avertissement, il faut écarter toute idée de découverte merveilleuse. Je crois au contraire que le projet consiste à donner une lecture plus historique d'une situation que tout le monde connaît. Tout le monde est prophète. Au Café du commerce, nombreux sont les gens qui disent : "On va droit dans le mur, on va se planter!" Eux aussi prophétisent, et moi je prophétise seulement dans ce sens-là.
N'est-ce pas ce que l'on nomme le bon sens populaire, lié à la lucidité intellectuelle? Mais je ne comprends pas ce que tu veux signifier en parlant de "banalité"...
J'entends par banalité des choses que la plupart des gens sentent spontanément, même s'ils ne l'expriment pas sous une forme aussi catégorique que moi.
Wittgenstein dit : "Tout ce qui peut être en somme pensé, peut être clairement pensé. Tout ce qui se laisse exprimer, se laisse clairement exprimer". Or ta pensée est claire, ton expression est claire, et c'est en cela que réside la qualité de ton livre. Tu annonces la couleur du temps présent, et tu nous livres ce constat: nous sommes en train de semer le vent, et si nous persistons, il faut savoir que nous récolterons bientôt la tempête. C'est en ce sens que je dis ton livre prophétique. Il invite également avec force à reprendre la mesure de notre glorieuse civilisation occidentale en général, et de la culture française en particulier. La France est très fière de sa culture -- et à juste titre. Le problème, c'est qu'on ne la voit que très rarement manifestée chez les Français. Il en va de même pour la conscience réflexive, celle qui nous permet notamment d'apprendre de nos expériences. Il me semble que chez nous, elle fait largement défaut.
Il y aurait beaucoup de choses à dire à ce sujet. Je pense que tes remarques sur la culture et la conscience réflexive sont justes, mais qu'elles dissimulent ce qui est à mes yeux l'essentiel : le problème du courage d'une part, mais surtout celui du conflit explicité par Max Weber entre responsabilité et conviction.
Considérons rapidement la question culturelle. C'est vrai qu'il y a un problème de culture, et ce n'est pas simplement pour faire riche que j'ai cité des tas d'auteurs dans ce bouquin : de Léon Bloy à Dostoïevski, en passant par Tocqueville, Michelet, Henry George, etc. Si je les cite, c'est pour souligner que de nombreux auteurs occidentaux ont expressément annoncé l'espèce de débâcle à laquelle on assiste aujourd'hui. Tocqueville, par exemple, utilise des termes extrêmement saisissants pour définir ce qu'on appelle aujourd'hui la société de consommation. Il y a un siècle et demi, il annonçait qu'il y aurait des gens qui, grâce au progrès, pourraient satisfaire une multitude de petits désirs, et finiraient par ne plus vraiment vivre. L'État-Providence s'occuperait d'eux, et il le dit textuellement, ou quasi textuellement : "Que ne peut-on leur ôter le souci de penser et la peine de vivre ?". Il comprenait qu'à force de revendiquer pour le confort, les biens de consommation et l'État-Providence, les gens seraient complètement entretenus, complètement vidés de substance. Vides, littéralement vides. Comment se fait-il que les Occidentaux ne relisent pas ces textes ?
Bien sûr, je ne cite là qu'une toute petite partie de ce qu'il aurait été possible de citer. Prenons encore l'exemple de Paul Valéry. Juste après la parution de La Grande Implosion, à propos de la sortie en librairie d'une réédition des Cahiers de Valéry, j'ai lu dans des journaux qui se veulent distingués, très parisiens, des réflexions où Valéry est présenté comme "poète de cour", "auteur mondain"... À l'évidence, les journalistes qui écrivent ces trucs-là ne se sont même pas donné la peine de lire les oeuvres de Valéry, parce que chez Valéry, même s'il était académicien, et même s'il a fait des inscriptions qu'on met sur les bâtiments publics, il y a des analyses d'une méchanceté, d'une profondeur et d'une lucidité extraordinaires. On peut donc en effet poser le problème en termes culturels : comment se fait-il que les gens lisent si peu, pourquoi n'ont-ils pas pris conscience de cette tradition critique qui existe bel et bien ?
En ce qui concerne la conscience réflexive, tu dis qu'elle fait défaut, et c'est en partie vrai. Tout se passe comme si à l'heure actuelle, les élites n'étaient pas capables de prendre du recul et de réaliser des bilans qui, d'une certaine façon, sont tout à fait élémentaires. En d'autres termes, il y a tellement de gens qui sentent aujourd'hui que quelque chose est en train de casser qu'on peut se demander pourquoi les élites n'en prennent pas conscience.
Mais, ceci étant dit, je ne pense pas que nous soyons en face d'un problème de culture au sens étroit. Il ne s'agit pas seulement de dénoncer l'incapacité réflexive des gens sortis de l'ÉNA, de Polytechnique, ou d'HEC, de tous les politiciens.
Je pense plutôt qu'il y a de leur part un manque de courage. Ce n'est pas que nos élites manquent totalement de culture. Tout se passe comme si elles n'avaient pas envie, pas le courage de parler des véritables problèmes. Mais sans doute cette réponse est-elle encore insuffisante. Le problème est peut-être lié, paradoxalement, à leur lucidité sur la situation. Je ferai à ce propos une digression extrêmement classique. Tout le monde sait que Max Weber a distingué entre l'éthique de la responsabilité et l'éthique de la conviction. Et bien je crois que cela suffit presque, sinon à liquider le problème, du moins à l'identifier.
En un mot, il y a deux types de gens aujourd'hui. D'un côté, il y a ceux qui sont au gouvernement, prennent des décisions, c'est-à-dire ceux qui, bon gré mal gré, au jour le jour, doivent s'occuper de la Sécu, des transports, du commerce extérieur, des interventions militaires ou des aides financières à l'extérieur, etc., et qui sont donc confrontés à ce que Max Weber appelle l'éthique de la responsabilité. Eux sont vraiment aux commandes et doivent décider, demain, de faire ceci ou cela.
De l'autre côté, il y a ceux qui peuvent pratiquer l'éthique de la conviction, et dont je fais partie. Tout simplement, en tant qu'intello, en tant que prof qui a des loisirs et qui est sur la touche, je peux faire mienne cette éthique de la conviction. C'est la liberté de l'intellectuel, pour peu qu'il ait un minimum de courage, de dire ce qu'il pense vraiment. Parce que lui, il n'a pas à se soucier des conséquences immédiates de ses paroles pour les gens de demain, pour leur nourriture, leur transport, leur salaire mensuel, etc. Ne pas avoir de pouvoir est en ce sens un avantage : ce n'est pas moi qui vais décider demain du RMI, de la façon de gérer les Assedic ou je ne sais quoi...
Voilà pourquoi je ne pense pas que ce soit seulement un problème de conscience réflexive. Je constate simplement, en essayant d'"excuser" les élites et les responsables qu'ils sont piégés par le pouvoir. Surtout s'ils l'aiment, surtout s'ils se laissent aller à la facilité d'en profiter, s'ils ont un compte en banque bien garni, un chauffeur qui vient les chercher, s'ils ne prennent jamais le métro, s'ils n'ont jamais d'ennuis de fin de mois... Ils sont déjà drogués, à moitié inconscients, et ils possèdent en plus l'alibi de la responsabilité en ce sens qu'ils peuvent me dire : "Ah oui, pour vous c'est facile, vous faites un manuscrit, vous l'envoyez chez l'éditeur, et voilà ! Mais nous, nous devons décider pour demain."
Donc, à moitié drogués et ayant d'une certaine façon l'alibi de responsabilité, rien d'étonnant à ce qu'ils n'abordent pas les vrais problèmes. Même s'ils ont assez de lucidité pour se dire que le système ne peut que s'effondrer, ils sentent bien qu'ils ne peuvent faire face. On dit souvent que les gens ne posent que les problèmes qu'ils peuvent résoudre. C'est sans doute vrai dans le cas qui nous intéresse : sachant que même s'ils avaient envie de poser le problème, ils seraient incapables de le résoudre, ils jugent plus sage, plus responsable, de ne pas le poser.
Ne sommes-nous pas là au coeur du problème de la servitude volontaire, posé par Étienne de La Boétie ? Pourquoi, comment en sommes-nous arrivés à une telle servitude envers les sécurités de toutes sortes que nous procure la société, au détriment de notre propre créativité, de notre liberté ? Dans cette abdication de nous-mêmes, nous sommes amenés à rechercher sans cesse des boucs-émissaires sur lesquels rejeter toute responsabilité directe dans la situation catastrophique de notre planète, de nos sociétés, de nos familles éclatées...
Oui, mais je voudrais préciser que dans mon bouquin, même si je tape beaucoup sur les représentants de l'élite, je prends bien soin de dire que je ne leur fais pas de procès moral. Je ne pense pas qu'ils soient ni plus idiots, ni plus méchants que les autres. Je les considère simplement comme véritablement pris dans le système, dans un mouvement historique qui les dépasse. Lorsque je dis que notre société a des élites nulles, je le crois profondément, même si on peut évidemment toujours trouver des exceptions. Mais étant donné que je les attaque beaucoup, je me dois de dire, par honnêteté : "Attention, ce n'est pas simplement qu'ils manquent de culture ou qu'ils sont inconscients. Ils sont aux commandes, c'est difficile, et il faut les comprendre".
Ceci étant dit, je ne les mets pas hors de cause, et je suis tout à fait d'accord avec toi pour dire que les intellectuels pourraient effectivement faire un effort. Et, si on peut le dire méchamment, ceux qui participent aux émissions de la télévision pour pratiquer la langue de bois, tenir des propos mondains, et qui s'abstiennent d'aller jusqu'au bout alors qu'ils pourraient justement se payer le luxe d'en dire plus, ceux-là n'ont pas d'excuse.
Les citoyens, bien sûr, devraient réagir, mais c'est assez complexe. Tu parles de servitude volontaire. Peut-être, mais on se trouve également devant un problème qu'il faut bien appeler par son nom, un problème de philosophie de l'histoire.
Idéalement, c'est très bien d'imaginer que les gens sont libres et qu'ils ont toujours les moyens de réagir personnellement, d'être courageux, d'afficher leurs idées. Idéalement c'est vrai, mais dans la pratique il y a un mouvement général. Tout cela fonctionne en cercle vicieux. C'est-à-dire qu'il faudrait critiquer notre société, mais justement toute notre société, sans que ce soit conscient, sans que ce soit le résultat d'un complot, s'est structurée elle-même pour se préserver et pour rendre les critiques inopérantes.
Je n'aime pas du tout les comparaisons biologiques, mais tout se passe comme s'il y avait un système immunologique. Les réactions mêmes à mon bouquin, le fait qu'aucun quotidien n'en ait parlé à sa parution, tout cela est caractéristique. Ce n'est pas un complot. Tout se passe réellement comme si, au sens strict, il y avait une sorte de système immunologique qui fait que l'on retarde le débat, que l'on essaye de l'éviter. Et chacun sait que pour couler un livre, il ne faut surtout pas en dire du mal : il faut n'en pas parler. C'est valable pour ce bouquin, mais aussi pour l'ensemble des citoyens. Notre société est fondée sur une volonté d'extension de l'économie à tous les secteurs de la vie, sur le culte de la mécanique, de la machine, de l'automatisation, etc. Tout cela fait un système. Lorsque des gens sont pris depuis des siècles dans un système, peuvent-ils véritablement le critiquer, surtout s'ils manquent de culture historique ?
C'est pour cela que la responsabilité des intellectuels est évidemment la plus grande. Les autres, ceux qui vivent aujourd'hui dans cette société obsédée par le fric, qui sont obligés de penser sans arrêt à leur livret de caisse d'épargne, à leurs SICAV ou à leurs actions, à leur assurance- vie... ceux qui regardent la télévision telle qu'elle existe aujourd'hui, peut-on dire qu'ils ont cédé à la servitude, que leur servitude est volontaire ?
Idéalement, si on a une haute idée de l'Homme, on peut se dire que chacun a les moyens d'être critique, que rien ne nous empêche d'ouvrir les yeux. Mais à mon avis, dans la pratique, cela requiert de l'héroïsme. Et peut-on exiger que tous les gens d'aujourd'hui, pris dans ce système, soient des héros ?
Je pense qu'il faut distinguer différents niveaux. Le cas de ceux qui veulent le pouvoir ou qui en profitent mérite d'être examiné de près. Les intellectuels qui ont des loisirs, qui ont du temps, qui en principe ont de la culture, ceux-là peuvent être soupçonnés de lâcheté. Mais pour ce qui est de l'ensemble des citoyens, très honnêtement, je pense qu'il y a des gens de qualité, au sens humain, littéralement conditionnés par le système.
On voit qu'au détour se pose le problème de la démocratie telle qu'elle existe dans un pays comme le nôtre. Imaginons que les gens d'aujourd'hui pensent qu'on se plante et qu'il faut, politiquement, culturellement, revoir la règle du jeu. Dans les structures telles qu'elles existent, quels sont leurs moyens d'intervention ? Bien sûr, il y a des groupes de pression, ils peuvent faire des manifs, etc. Mais, du point de vue officiel, tout ce qu'ils peuvent faire, c'est voter tous les quatre ou sept ans pour des bonshommes chargés de les représenter.
Ce problème de la représentativité nous renvoie à la philosophie politique : que signifie voter de temps en temps pour quelqu'un qui va ensuite lui-même faire partie de cette espèce de classe dominante qui détient, sinon le pouvoir, du moins un certain pouvoir ? Les électeurs se retrouvent complètement aliénés. Ils ont remis leur mandat à un député ou à un président qui va faire ce qu'il voudra. Peut-être même la taille énorme des sociétés est-elle trop grande pour qu'une gestion humaine et même une réflexion humaine puissent être conduites. Et ne parlons pas de l'échelle planétaire, de la culture ou de l'économie mondiales...
Je pense que Lévi-Strauss est un des auteurs les plus séditieux de notre temps. Il faut lire Le Regard éloigné, publié chez Plon. Il y a là des remarques d'une méchanceté énorme. Lévi-Strauss s'amuse à dire à peu près ceci : "Les anthropologues ont montré que la taille optimale d'une société qui pourrait vivre et se gérer humainement, est de 300 personnes". Se mettre d'accord, faire une démocratie directe à 300, ce n'est déjà pas évident. Mais à plus de 300, on ne peut plus intervenir individuellement et se faire entendre : on est forcé de déléguer. Alors on délègue au délégué syndical, au président du syndicat, au député... et on se met en position d'impuissance. Ce n'est pas pour rien que les sociétés dites primitives ont souvent des effectifs relativement restreints : c'est peut-être une condition nécessaire pour avoir une identité réelle et un contrôle réel sur sa vie.
Il faut ajouter à cela par exemple le problème de la télé. C'est un énorme lieu commun, mais il ne faut pas en sourire : la télé peut distiller de l'information ou de la désinformation autant qu'elle veut. Et puis il faut bien voir ce que représente véritablement l'État-Providence. Les gens sont coincés : ils ne vont pas maintenant mettre leur retraite en danger alors qu'ils ont cotisé toute leur vie.
Bref, quand on considère le cas de chaque personne profondément insérée dans le système, est-ce que l'on peut dire qu'il s'agit de servitude volontaire ? C'est un vrai problème, et je comprends très bien que tu poses la question. Hélas ! Si elle était volontaire, cette servitude, cela voudrait dire qu'en dernier ressort, les gens sont vraiment libres.
Demain, s'ils le voulaient vraiment, ils pourraient se libérer de la servitude. Or je crois que c'est théoriquement possible, mais que, dans la pratique, cela n'a pas de sens. On ne peut leur dire tout simplement "vous êtes libres et vous pouvez donc facilement changer le système". Je crois que ça ne peut pas marcher, et c'est bien pour cela que ce n'est pas uniquement une question de morale.
Je suis tout à fait d'accord. Et je tiens d'ailleurs à bien faire la distinction entre les différents mondes. Je ne considère pas ici le cas du tiers-monde, ou du quart-monde, mais celui de la France, qui appartient au "premier monde", c'est-à-dire celui dans lequel l'accès à la culture est le plus vaste. D'ailleurs, quoi qu'en disent ceux qui ne savent faire que des critiques, la France est toujours une référence pour les élites du monde entier, et c'est aussi cela qu'il faudrait prendre en considération. Cette culture nous apprend que nous avons certes des droits, mais aussi des devoirs. Si on veut changer les choses, il faut accepter de s'investir directement. C'est nous qui élisons nos représentants. Par conséquent, en votant, nous devons être conscients que nous déléguons notre pouvoir. Cela ne se fait pas à la légère. Quel sens cela a-t-il alors de rejeter ensuite la faute sur les politiciens ou sur les élites ? On a bel et bien les élites qu'on mérite !
Oui, c'est pourquoi j'essaie de minimiser leur responsabilité. Reprenons l'exemple de la représentativité. Les Français sont trop nombreux pour que chacun puisse dire ce qu'il veut sur un certain nombre de problèmes clés. Alors ils vont voter. Mais pour qui ? Il faut bien qu'ils se tournent vers les partis qui existent. Or, pour le moment, qu'il s'agisse des partis de droite, du centre ou de gauche, leur pauvreté est la même. Grosso modo, même si c'est un peu trop facile de dire ça, ils sont aussi peu créatifs, aussi peu inventifs les uns que les autres. Considérons alors un citoyen critique, qui aurait des idées, qui serait vraiment contestataire tout en ayant des idées généreuses, ou même certaines idées techniques pour résoudre des problèmes liés au travail, etc. Pour qui va-t-il voter, sinon pour ces gens-là ?
Je connais des tas de gens qui ne votent pas du tout. Parmi mes étudiants, c'est fréquent. Mais on voit alors que le système qui s'entretient, se reproduit. On en revient encore une fois à un problème de philosophie de l'histoire. Comme tu le dis, on a les élites politiques qu'on mérite. Il y a là une sorte de cercle vicieux dont il est difficile de sortir.
C'est toute une tradition qui est en cause et on débouche alors sur ce qui est peut-être le contenu principal de mon bouquin. Il se trouve qu'on a commencé à parler du politique. Je ne méprise pas du tout le politique et je trouve tout à fait normal qu'on en parle. Mais mon idée est que le culturel est bien plus profond que le politique, et que derrière des politiques apparemment différentes, on peut retrouver le même fond culturel.
Prenons simplement l'exemple de la technique, de l'efficacité, etc. La gauche, la droite, les anciens pays socialistes et les pays dits libéraux, tous ont eu ou ont finalement le même culte de la technique. Tous ont toujours dépensé un argent fou pour faire un certain type d'armement, pour prendre un certain nombre d'initiatives techniques, etc. La culture, c'est l'ensemble des grands choix qui structurent la vision du monde, la vision de la société, la vision des autres hommes. Or on voit bien que tous ces grands choix sont beaucoup plus profonds que les choix politiques.
Pour le dire autrement, la technocratie, sous ses formes de gauche comme sous ses formes de droite, est l'aboutissement d'une tradition qui n'est pas une tradition seulement politique, mais une tradition culturelle. Depuis le Moyen-Âge, l'Occident a laissé le pouvoir aux marchands, qui eux-mêmes se sont énormément servis des ingénieurs et de ce qu'on peut appeler la révolution technique. Cela rejoint presque une sorte de psychanalyse collective. On peut dire que l'Occident a été complètement fasciné et possédé par le mythe de la machine, par le fantasme de la mécanique. Tout cela est résumé par Descartes -- réputé être le plus grand philosophe français ! -- sous la forme de métaphores très simples et très profondes : le monde n'est qu'une machine. C'est effectivement ce qui a permis la naissance de la science moderne. Descartes dit expressément que les animaux ne sont que des automates. Il admet bien sûr que l'homme a une âme, mais dans son Traité de l'homme, il en parle comme s'il ne s'agissait que d'un automate compliqué, identifiant le coeur à une pompe, les poumons à des soufflets, etc.
Or c'est cela qui a inspiré l'imaginaire occidental. Des prix Nobel comme Jacques Monod -- ou Jean Pierre Changeux aujourd'hui -- raisonnent en ces termes-là. Les médecins ont mis au point une sorte d'ingénierie médicale. De même, depuis des siècles, on a conçu la société comme une sorte de grande mécanique. C'est visible déjà chez Hobbes, bien sûr, dès l'époque classique. Saint-Simon explique qu'une société est une usine, et qu'il faut la gérer comme une usine.
Il ne s'agit pas seulement de politique, mais d'une longue tradition culturelle. Le peuple, pendant des décennies et des décennies, s'est vu donner des leçons de mécanique et a fini par assimiler toutes les réalités -- que ce soit l'homme, la société, le monde ou la vie en général -- à de la mécanique.
Il ne faut donc pas s'étonner que cela donne une technocratie. Technocratie qui peut avoir des formes de gauche tout comme des formes de droite. Dans son livre La machine et les rouages, Michel Heller cite Staline, puis Krouchtchev, identifiant expressément les citoyens de l'Union Soviétique à des rouages. De l'autre côté, malgré des façades libérales, on est également convaincu que la société n'est qu'une mécanique et que l'on peut, comme le voulait Ernest Renan, fabriquer des gens qui ne seront peut-être pas des ingénieurs au sens strict, qui n'auront pas forcément appris le calcul intégral, la physique et la chimie, mais qui auront l'esprit scientifique, rationnel, et qui pourront gérer "rationnellement" la société. Ça a donné l'École Nationale d'Administration...
Ce que j'essaie de dire par là, c'est qu'on risque de se laisser duper si l'on pense que le débat est seulement politique et si l'on oppose, chez nous, des Juppé et des Jospin. Ce qui est en cause, c'est une longue tradition culturelle qui conduit à la technocratie, ou pour prendre un exemple simple, au culte des experts. Tout cela contaminé par la domination de l'économie, conduit à des idées qui font que les gens de gauche comme les gens de droite trouvent normal, pour régler le problème des banlieues, par exemple, de raisonner en termes policiers, administratifs et financiers. On entend dire aujourd'hui qu'il faudrait faire un "plan Marshall des banlieues". C'est d'une pauvreté humaine incommensurable ! Il faut bien voir que cela ne relève plus simplement de choix politiques (et c'est très important, puisqu'on parlait des partis) mais d'une tradition profondément implantée dans nos habitudes et nos moeurs. Nous voilà renvoyés au problème précédent. Comme les grands partis politiques ne font jamais que proposer des variantes de technocratie, même les gens qui seraient vraiment critiques à l'égard de ce système ne trouvent pas de parti pour les représenter. C'est une chose très simple, finalement...
Comme je vous l'ai déjà indiqué, beaucoup de mes étudiants me disent sincèrement qu'ils ne peuvent pas voter. Cela veut dire, pour simplifier, que les partis qu'on leur propose ne leur donnent le choix qu'entre différentes variétés de technocratie ou de " modernité " à la fois économique et technique. Il n'existe pas de partis qui donneraient la parole justement à ceux qui sont peut-être des rebelles, des résistants, qui voudraient inventer autre chose.
C'est un problème très général : comment faire pour qu'apparaisse un mouvement de cette sorte ? Est-il possible de voir apparaître un mouvement qui aurait du pouvoir (parce que si c'est pour être marginal et avoir quarante-trois adhérents, ce n'est pas très intéressant !), qui aurait une réelle existence, une réelle densité, et qui serait aussi critique à l'égard du système, qui proposerait autre chose ?
Le problème est bien là! La sortie de la "servitude volontaire" -- ou semi-volontaire, ou hélas involontaire -- ne peut se faire que dans la mesure où il y a un espace pour ce type de réflexion, pour une véritable créativité politique.
Je pense que cet espace existe, mais que peu de gens souhaitent l'occuper. Prenons l'exemple de la Renaissance : d'un côté il y a Léonard de Vinci, que j'appelle "l'ingénieur des ponts et chaussées", et de l'autre Giovanni Picco della Mirandola, l'humaniste épris de dignité humaine. Il était là, mais qui l'a suivi ? Et puis s'il n'y a pas de partis ou de courants capables de répondre à une volonté de changement, rien n'empêche ceux qui se sentent frustrés de faire eux-mêmes des propositions.
Quant à l'inefficacité des mouvements "marginaux" qui n'ont que quarante-trois adhérents, je ne crois pas que ce soit réellement la quantité qui compte. J'en connais même un qui a réussi avec seulement douze...!
Mais revenons à la servitude volontaire. Tu sembles ne pas vouloir employer ce terme, car selon toi, pour se redresser aujourd'hui, il faudrait être un héros. C'est sans doute vrai, mais cela me fait penser à la Résistance, face au nazisme notamment : il fallait être héroïque à l'époque, et ils l'ont été...
Oui, mais la Résistance était un véritable mouvement, qui avait même un nom. Est-ce que tu vois, pour le moment, un mouvement qui serait l'équivalent de la Résistance en 1940 ?
Oui.
Ah bon ?
Oui (rires). Sans doute ne les voit-on pas beaucoup, mais on ne les voyait pas trop non plus à l'époque de la Résistance... Il faudrait notamment que les jeunes d'aujourd'hui -- et pas seulement les jeunes d'ailleurs -- sortent de l'attente, qu'ils proposent et réalisent. Rien ne s'est jamais fait sans qu'on ait mis la main à la pâte.
Oui, sans doute. Mais aujourd'hui, est-il possible de prêcher une nouvelle croisade, et d'être entendu ? On arrive peut-être à une situation-limite de ce genre. Je prends tout à fait au sérieux vos efforts et vos idées, et je pense bien sûr qu'il y a d'autres associations, d'autres gens qui sous des modalités différentes, agissent dans ce sens...
Oui, ils existent, je les ai rencontrés (rires) !
... mais est-ce que les temps sont mûrs ? Est-ce que le système a déjà suffisamment frustré les gens pour que le processus se déclenche ? Même si je crois utile qu'il y ait des individus comme vous qui réfléchissent, pour le moment, vu tous les "avantages" qu'ils tirent du système, j'ai du mal à croire que les gens soient capables du sursaut qui permettrait de passer à autre chose. Je suis peut-être trop pessimiste, d'accord... Mais comment être optimiste ?
Ce sursaut de lucidité, je parie qu'ils l'auront à la lecture de ton livre.
Oui, mais j'y reviens : les temps ne me semblent pas mûrs. Tant que l'on est minoritaire, on ne peut pas s'opposer à un système, agir sur lui. Il faut atteindre une certaine masse critique; on est quand même bien forcé de raisonner ainsi. Bien sûr, je trouve nécessaire et positif qu'il y ait des individus, des associations qui gambergent et qui essayent d'être le sel de la terre, le ferment; mais tant qu'il n'y a pas quelque chose qui se cristallise en masse, tout cela demeure impuissant. Et le système s'en sert même parfois comme d'un alibi, utilisant tous ces courants comme preuve qu'il existe en son sein de véritables espaces de liberté... Je sais que tu as toi-même des origines hippies, mais les hippies n'ont pas changé la société.
Certes, mais ils ont fait mieux ! Ils ont inventé un autre mode de vie, d'autres valeurs, et je dirais même un autre imaginaire. Mais je conçois que ce changement étant surtout intérieur, on ne peut le voir que si on a l'oeil qu'il faut.
Là je suis d'accord. C'était peut-être un peu de la "provoc", et il faudrait discuter plus en profondeur. Je crois en effet que les hippies ont apporté des idées et qu'il est bon, philosophiquement et humainement, que ce mouvement ait existé. Mais il faut bien voir que le système n'est pas un ensemble d'individus ou même de petits groupes. Le système politique, fiscal, administratif, policier, a sa rigidité propre, même si à l'intérieur, on trouve des espaces de liberté.
Si j'insiste là-dessus, c'est que dans les débats publics je vois toujours réapparaître des objections du type : "Ah, mais nous, nous ne sommes pas dupes, nous nous rendons bien compte... D'ailleurs nous essayons de créer notre petit univers, au sein du club, dans le quartier, dans la paroisse..." Tout cela, c'est sympathique, c'est positif. Mais le problème que je pose concerne une culture dans son ensemble, et j'ai l'impression que cette culture peut s'accommoder de nombreux petits espaces de liberté, en y trouvant même son compte : "Voyez, c'est la démocratie, tous les gens ne sont pas en taule, et on admet même beaucoup de contestataires. Les gens sont libres !" Il n'empêche que le système économique et les grands facteurs culturels auxquels je faisais allusion (déshumanisation des rapports dans les villes, mécanisation croissante du corps, culte de l'automatisation produisant toujours plus de chômage, etc.) ne cessent de se développer, de s'imposer. La technocratie, la course au profit, le culte du progrès, ce système demeure extrêmement rigide.
Je ne pose donc pas le problème en moraliste qui examinerait les initiatives individuelles et dirait "c'est bien, c'est pas bien". Pour ma part, je trouve excellent qu'il y ait des associations critiques. Mais au niveau global, il m'intéresse de savoir si ces groupes isolés peuvent arriver ou non à faire basculer les choses. Est-ce vraiment possible ?
Je le répète, une société, ce n'est pas simplement une masse d'individus. En faisant des exposés devant des cadres, j'ai été frappé de constater que s'ils commencent évidemment par résister et défendre leur système, ils sont aussi les premiers, dès que l'on discute avec eux, à admettre que ce système les frustre, qu'ils préféreraient travailler à mi-temps ou habiter à la campagne, etc. Cela veut dire (en tout cas j'ai cette impression) qu'un système peut demeurer rigide et complètement immobile alors même que la majorité des gens qui lui sont soumis ont envie de se rebeller.
Que les gens commencent à faire preuve de lucidité en face du problème, c'est sans doute une condition préliminaire. Mais je donnerai l'exemple caricatural du type qui tombe du centième étage. Il peut bien prendre conscience du fait qu'il est en train de dégringoler et que vraisemblablement, dans quelques secondes, il va s'écraser sur le pavé, ce n'est pas pour autant qu'il va s'arrêter de tomber. C'est un peu de la "provoc" à nouveau, mais la lucidité consiste parfois, peut-être, à réaliser que même une prise de conscience ne suffit pas. Et c'est pour cela que je reviens obstinément à ce que je disais tout à l'heure, à savoir que derrière le politique, il y a le culturel. Michelet avait bien compris qu'il fallait analyser tous ces mécanismes...
Tu le cites en effet dans ton livre : "Les machines ont une malheureuse faculté, celle d'unir les forces sans avoir besoin d'unir les coeurs, de coopérer sans aimer, d'agir, de vivre ensemble sans se connaître..."
Oui, ce doit être tiré du Peuple... Il n'est plus nécessaire que les personnes coopèrent puisque l'organisation mécanique suffit. En plus, comme vous le savez, tout ce mouvement culturel a été encouragé par le fait que la machine permet d'éliminer les ouvriers. Mais ce qui est important, qu'on le veuille ou non, c'est qu'il y a derrière tout cela une espèce d'odyssée, de saga de la machine. À partir du moment où l'Occident a choisi la machine, toute une série de facteurs ont convergé pour en faire le culte dominant.
C'est comme une très grosse masse qui serait lancée dans une certaine direction. Des siècles de tradition font que tout se passe vraiment comme s'il y avait une inertie sociale, une gigantesque mécanique en mouvement. Il est alors très difficile de l'arrêter. C'est pour cela que je donne une grande importance à la notion d'acte fondateur. Tout le monde est d'accord aujourd'hui pour dire qu'il faudrait de nouveaux actes fondateurs, qu'il faudrait inventer un autre programme. Mais peut-on changer délibérément de programme au sein d'une société ?
Un des actes fondateurs de l'Occident, la machine mise à part, fut la créations des villes. Dans mon livre, je mentionne Simmel : il montre bien comment, dès lors qu'on organise des grandes villes, il y a une sorte de logique qui se met en place. Les rapports humains changent. Alors que dans un petit village on peut dire bonjour à tout le monde, dans une ville c'est impossible. Et le commerce lui-même devient inhumain. Il y a les ventes par correspondance, les hypermarchés, etc. Il existe une logique propre à la ville, et une fois qu'on en a fait le choix, on n'en sort plus ou très difficilement...
Car tous ces choix n'ont même pas été volontaires. Il n'y a jamais eu, au Moyen Âge, un mouvement qui se serait constitué consciemment : "Finissons-en avec le haut Moyen Âge, préparons la modernité en fabriquant des villes de type moderne, en généralisant les machines et en donnant le primat à l'économie." Dès lors, peut-on interrompre le processus volontairement alors qu'il ne s'est pas mis en marche volontairement ? C'est encore un problème de philosophie de l'histoire: est-ce que les sociétés, les civilisations, les modes de vie, peuvent prendre fin ou être remplacés grâce à des décisions volontaires ? J'en doute.
Je fais toujours allusion au Club de Rome qui, il y a quelques années, avec des experts de toutes sortes (Aurelio Peccei, Forester du MIT, etc.), avait prétendu élaborer des modèles raisonnables permettant de prévoir l'évolution des ressources, l'évolution démographique, etc., et de prendre calmement des décisions pour rectifier la trajectoire. Eh bien ça ne marche pas ! On rencontre cette interrogation (surtout quand tout se passe à l'échelle mondiale, parce que Dieu sait si on nous rebat les oreilles avec le mondial !) : la rectification de la trajectoire peut-elle se faire de façon réfléchie, sereine, et sans violence ?
Je pense personnellement que la violence est inévitable. Il y a des gens qui voudront conserver leurs privilèges dans le système, d'autres qui ne le supporteront plus -- pour des raisons qui pourront être très diverses d'ailleurs (plutôt économiques ou plutôt spirituelles) -- et tout cela débouchera sur des affrontements.
Lorsque tout sera démoli, peut-être les graines (puisque c'est une image qui vous est chère) semées par les associations pourront-elles se développer. Mais mon problème, aujourd'hui, est justement de savoir ce que l'on peut attendre de tout ça. La lucidité et la prise de conscience sont une chose essentielle, une condition préliminaire; mais, à supposer même que beaucoup de gens se réveillent, qu'allons-nous faire ensuite ? Ce n'est pas par hasard si je dis que l'Occident s'est effondré entre 1999 et 2002. Même si on prenait conscience, je crois que la machine est trop lourde pour qu'on puisse l'arrêter, sans dégâts, sans douleur, sans souffrance...
Je suis tout à fait d'accord. Mais je reviens à l'excellente image que tu donnes de l'homme qui tombe d'un immeuble de cent étages, et qui dit : "Jusqu'ici, ça va !". Toi, tu réponds : "Non, ça ne va pas du tout, tu es en train de tomber et tu n'éviteras pas le crash". C'est vrai, mais il est peut-être encore possible de se mettre ensemble, de retirer nos chemises et d'en coudre un parachute pour que certains d'entre nous, peut-être les derniers, s'en sortent malgré tout. Dans ce sens, les éléments de réflexion que tu nous apportes sont capitaux. Te rends-tu compte de l'importance de cette information que tu juges banale ? Car il n'est pas contradictoire de dire à la fois "On peut encore faire quelque chose" et "La fin est inéluctable". Il est inéluctable que le cadre s'effondre, mais comme tu le disais, ce n'est pas pour autant la fin de l'humanité.
Oui, je le répète, c'est seulement la fin d'une manière de vivre, d'un certain nombre de valeurs, d'une culture parmi d'autres.
N'est-il pas possible alors d'anticiper très concrètement la chute et de penser à demain? D'ailleurs l'espoir réside dans le fait que tout en parlant de la fin, ton livre se situe "au-delà de la fin", comme dirait Baudrillard, preuve que nous avons survécu. Même s'il a pour titre La Grande Implosion, il témoigne de ce qu'une autre culture a pu se constituer et assurer une vie meilleure.
Oui, oui, d'accord (rire) : si je l'ai écrit, c'est que c'est vrai (rire)... Tout n'est pas perdu, puisqu'en 2081, il est encore possible de réfléchir et d'écrire. D'accord. Mais ça ne veut pas dire que ça s'est passé en souplesse...
Je n'ai pas dit ça...
Je sais bien. Pour ma part, je crois vraiment au terme d'implosion. D'ailleurs je ne suis pas le seul. Ce ne sera même pas un acte révolutionnaire. Ce sera un affaissement, comme si le système s'était vidé de l'intérieur. J'ai vraiment l'idée de quelque chose qui implose, avec de la violence puisque je parle de destruction, de paysans qui empêchent les gens de se nourrir, de l'ÉNA et de l'École polytechnique qui sautent, avec les banques, les préfectures, etc. Il y a d'ailleurs tout un aspect alchimique en arrière-plan, même si je n'y fais jamais allusion dans mon livre. C'est l'oeuvre au noir, la putréfaction totale du système avant qu'autre chose ne repousse. "Si le grain ne meurt..." Il y a donc bien un espoir; la vie reviendra, l'herbe repoussera. Mais cela se paye !
Il me paraît important de noter que, à notre époque, même les grandes idées qui apparaissent perdent rapidement leur force. À croire que nous avons beaucoup de mal à inventer de nouveaux idéaux, de nouveaux mythes.
Prenons l'exemple de l'écologie. Voilà un courant qui était fort au départ et qui s'est ensuite épuisé. Il y a quinze ans environ, ou un peu plus, dans le département Environnement où j'enseigne, les étudiants qui prenaient la parole étaient les "écolos" les plus durs; ils donnaient un sens quasiment spirituel -- en tout cas très politique, très profond -- à leur adhésion écologique. Cela recouvrait une critique de la société industrielle, de la société de consommation, de la pollution des nappes phréatiques et de l'atmosphère, du gaspillage, etc. Tout cela était indissociable, dans leur pensée, d'une crise humaine, d'une crise sociale. Or maintenant -- peut-être à cause de la crise -- les gens du même département n'évoquent pratiquement plus la critique globale, politique, culturelle de la société. Ils ne pensent qu'à se technocratiser et à se trouver un emploi à EDF ou chez Rhône-Poulenc, pour aller mesurer la pollution des cours d'eau. Compte tenu de la crise, on comprend qu'il en soit ainsi; ce n'est pas un jugement moral, mais un constat sur notre situation.
Je demandais tout à l'heure si tu voyais un mouvement existant qui vous paraîtrait positif, avec déjà une certaine force, un certain élan. Hélas, c'est au moment même où on en aurait le plus besoin, où la situation est la plus grave, que les gens sont plutôt poussés à être frileux, à se terrer, à reculer devant les idées radicales, tant ils ont peur soit pour leur existence immédiate, soit pour leur retraite ou je ne sais quoi...
On continue, certes, à parler d'écologie, mais regardez les écologistes que nous avons, les Lalonde, Waechter et compagnie... Ce n'est pas avec les pots catalytiques qu'on redressera vraiment la situation. D'ailleurs, on constate que les crédits du secrétariat d'État à l'Environnement baissent sans cesse. Et l'écologie n'est pas un exemple bénin, car elle avait vraiment au départ (et elle a sans doute encore pour beaucoup de gens) une signification globale. Or, dites-moi si je me trompe, le mouvement écologique n'a pas une grande présence aujourd'hui, une grande force; il s'est plutôt édulcoré. C'est pour ça que je suis un peu sceptique.
Alors, bien sûr, il y a les traditions orientales ou autres, dont on parle beaucoup. Ces traditions perdues qui permettraient de retrouver un certain sens à la vie, une compréhension intuitive du monde qui nous entoure. Le désir d'un ré-enchantement du monde, assurément, est souvent perceptible. Mais ce retour aux sources demeure inopérant.
On en revient à ce que je disais tout à l'heure sur la prise de conscience : les "traditions", pour le moment, peuvent-elles vraiment quitter leur statut marginal ? Ce n'est pas une question en l'air, parce que même si beaucoup de gens sentent bien que quelque chose s'est perdu, il est toujours très difficile de le dire en public. On vous dit tout de suite : "Ah, vous êtes un passéiste, un réactionnaire; l'histoire ne revient jamais en arrière..." Il ne s'agit pas de revenir en arrière, évidemment. Mais, lorsque l'on s'est trompé de voie, il faut bien changer d'opinion, s'orienter autrement. Et je vois mal, compte tenu de la puissance des institutions actuelles, comment un tel changement serait possible.
Il y aurait énormément de choses à dire dans ce contexte, en particulier à propos des jeunes. C'est un sujet très délicat. Il y a de nombreux jeunes prometteurs, comme on dit, qui sont dans le système tout en n'étant pas dupes. Mais le système est tellement fort qu'il y a aussi une majorité de jeunes qui sont complètement phagocytés par lui, qui ne jurent que par Vanessa Demouy, Hélène et les Garçons, les compils, les baskets, etc.
J'ai vu naître ça avec Filipacchi, etc., quand on a transformé la jeunesse -- avec toutes les exceptions qu'on voudra -- en une clientèle de consommateurs. C'est un mouvement puissant. Et pourtant, là encore, il ne s'agit pas d'accusations morales. Les mêmes jeunes qui aujourd'hui passent leur temps à admirer Ophélie Winter et à s'acheter des compils, s'ils avaient vécu à l'époque de la Résistance, seraient peut-être partis dans les maquis. C'est une question de milieu, et de culture.
Mais justement, vu les intérêts en jeu et vu l'espèce d'instinct de préservation du système, peut-on véritablement espérer que les traditions auxquelles nous faisions allusion renaissent ? Théoriquement, c'est peut-être pas impossible, mais...
Pour qu'elles aient à renaître, il faudrait qu'elles soient mortes. Or je pense qu'elles n'ont jamais disparu. Il faut peut-être simplement qu'elles s'assument un peu plus. L'humanisme n'a jamais disparu, la spiritualité n'a jamais disparu...
Pour ce qui est de l'écologie, je trouve très sain que les gens ne fassent plus confiance au mouvement écologique tel qu'il a existé. Cependant le coeur du mouvement n'a pas disparu. Seuls ont disparu ceux qui s'en sont servi pour atteindre le pouvoir politique. Mais c'étaient des gens de pouvoir, pas des êtres d'idées. Il faut bien voir qu'il fut un temps où il y avait tellement de subventions destinées à l'écologie que les gens se précipitaient pour créer leur association et obtenir ainsi une place en vue au sein de la société. Cela a fonctionné tant que l'argent, beaucoup d'argent, a circulé. Mais tous ces gens, "de passage" comme dirait Nietzsche, n'étaient pas les vrais écologistes. Et personne n'a jamais été dupe, surtout pas eux...
Les écolos que je connais, dont je ne fais pas partie (je ne suis pas écolo, mais plutôt en faveur d'un écosystème général), et que je vois à l'oeuvre depuis que je suis en France, c'est-à-dire depuis plus de 20 ans, ceux-là n'ont jamais cessé et ne cesseront pas de travailler sur le terrain. On n'entend pas parler d'eux parce qu'ils sont perdus dans leurs villes ou leurs campagnes, mais ils existent toujours. Je l'affirme donc, le mouvement écologique en France n'a pas disparu.
Sur ce point, je serais volontiers d'accord; je ne dis pas qu'il a disparu. Mais il a perdu de la force et de l'ampleur dans la conscience collective commune. Enfin je me trompe peut-être, mais...
Il a perdu de la force médiatique, mais sur le terrain, ça continue...
Oui mais on en revient toujours au cercle vicieux. Vu l'importance des médias, et puisque les gens vivent greffés sur les médias, le fait que l'écologie n'y soit plus très présente n'a rien d'anecdotique.
À moins que l'on ne cesse enfin de mesurer à l'aune des médias quelque courant ou mouvement de pensée que ce soit. D'autant que l'on sait bien qu'ils surfent aussi souvent sur de fausses tendances.
Oui, mais une fausse tendance qui se comporte ou qui apparaît comme si elle était la vraie, se trouve déjà à moitié vraie, culturellement. Je veux dire qu'on ne peut pas s'en tirer simplement en disant : "C'est seulement les médias".
Non. Mais ils font partie des structures périssables, et ils tomberont comme les autres...
Oui (rires). Mais en attendant ils demeurent puissants et contribuent à maintenir le système.
Selon Nietzsche, nous nous dirigeons vers un esclavage spirituel, voire une mort spirituelle telle qu'on n'en a encore jamais connue.
Lorsqu'un système évolue comme il évolue en ce moment, il faut en effet se demander s'il ne se perd pas quelque chose de fondamental. Mais c'est une question très difficile. Car que veut dire "vie spirituelle" ? Il me semble que, dans l'idée de spiritualité, il y a l'idée de dépassement, l'idée qu'il faut vivre au-dessus du seul monde économique ou technique. Il y a aussi l'idée d'effort, et d'une certaine façon l'idée d'art : l'idée d'art, appliquée à soi-même.
Je dis quelque part qu'une société ou une culture est une oeuvre d'art. Nous avons déjà rencontré le problème. À moins d'être des héros, les gens d'aujourd'hui, éduqués dans notre système, peuvent-ils encore avoir une idée de ce que Nietzsche veut signifier lorsqu'il dit que si nous vivons dans une facilité excessive, en ne pensant qu'à la consommation, aux petits plaisirs dont parle Tocqueville, nous perdons la vie spirituelle?
Aujourd'hui, il est devenu difficile de dire qu'on n'existe qu'en résistant, en s'opposant à quelque chose, en surmontant. D'où l'idée qu'il faut se structurer, comme une oeuvre d'art, notamment en faisant des choix, c'est-à-dire en adoptant certaines valeurs plutôt que d'autres. C'est une attitude inséparable de l'idée d'effort. Sans effort, je me demande si la notion même de vie spirituelle a encore un sens.
Or pour le moment, si on regarde la situation dans son ensemble, on a l'impression que toutes les tendances qui s'exercent autour de nous, s'orientent vers la dissolution de l'effort. C'est le but même d'une société technique, d'une société de consommation, d'automatisation, que de supprimer cette notion d'effort. Il faut que tout soit automatique, que vous n'ayez plus qu'à appuyer sur un bouton pour que les choses se fassent. Et vous finissez par ne plus exister.
Mais cela va beaucoup plus loin encore, parce qu'on entre à présent dans une société du virtuel, où la notion même de monde physique disparaît. C'est vraiment fondamental, car le fait de n'avoir plus de corps n'implique pas pour autant que l'on soit pur esprit, au sens classique, ou que l'on ait simplement un esprit. Il se peut que l'on n'ait plus ni l'un ni l'autre. En d'autres termes, l'esprit ne communiquant plus avec un corps, sinon par le biais d'images virtuelles ou en faisant l'amour à distance avec des harnais à sensations, on risque une sorte de dé-réalisation...
On voit se profiler des questions tout à fait majeures, des questions qui seront sûrement des questions essentielles de l'an 2 000 : qu'est-ce qu'avoir une identité ? Peut-on vivre si on n'est pas enraciné dans un monde qui soit à la fois humain et concret ? Qu'est-ce qu'un monde vivable, c'est-à-dire un monde dans lequel on peut être une personne, au sens le plus fort du mot ? Que les techniques modernes de l'information apportent beaucoup, c'est en un sens évident. Mais il y a des risques. Le flux hétéroclite des informations peut avoir des effets déstructurants. On finit par tout savoir et n'être plus rien. Dans mon livre, je me suis permis de noter que des vieillards meurent seuls dans leur appartement pendant que tous les habitants de l'immeuble sont plantés devant leur télé et contemplent toutes les grandes catastrophes mondiales...
Je fais de nouveau référence à Lévi-Strauss, qui, je le répète, est un homme très séditieux. Il va jusqu'à dire qu'il faut savoir accepter des limites, qu'il faut ne pas être trop interculturel -- ce qui est évidemment culturellement incorrect aujourd'hui. Selon lui, on ne peut se construire qu'en choisissant certaines valeurs et en en refusant d'autres. C'est le contraire du discours d'un certain nombre d'intellectuels que je m'abstiendrai de mentionner: "On n'aura plus une personnalité, une identité. Avant, les gens étaient soit le saint, soit le chevalier, soit le citoyen grec... Mais tout ça, c'est du passé, ce sont des bêtises. Dorénavant, on aura plusieurs identités dans une vie, et même plusieurs par semaine." Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Peut-on se dispenser d'avoir une identité culturelle ? Sans repères, on risque de s'étaler comme une bouse de vache trop molle qui n'a plus de limite nulle part.
Il faudrait à ce sujet évoquer un autre point précis : l'idéologie cybernétique. Je ne parle même pas de l'informatique ou du virtuel, mais de la cybernétique en général, au sens de Wiener lui-même. Il n'y a qu'à lire son bouquin, Cybernétique et Société, que je cite en plusieurs endroits. On y trouve toute l'idéologie actuelle des communicationnistes, selon laquelle avec des feed-back, en faisant circuler de l'information, pof-pof-pof, on peut arriver à un consensus global. Il s'agit de tout arranger par l'information, par la communication, et de faire tout fonctionner mécaniquement.
Je crois que tout cela est très dangereux, comme l'anarchiste Raymond Borde l'a bien senti. C'est un type que j'admire beaucoup. Il faut lire son livre L'Extricable. Il écrit par exemple : "dans l'ordre des déjections sociales, le psychotechnicien se situe entre le curé et le commissaire..." !
Pour en revenir à l'information, Philippe Breton montre très bien que la société idéale qui se veut rationnelle et cybernétique est une société qui vit sur l'idée qu'on peut éliminer le conflit. Pour elle, l'opacité devient insupportable. Il faut sans cesse tout savoir sur tout le monde, et chacun doit donner son information. J'en plaisante un peu dans mon bouquin : "En 1995-96, il y avait encore des Français qui acceptaient de répondre aux sondeurs et autres enquêteurs..." C'est un article premier de mon éthique : ne jamais répondre à un rigolo qui me dit "Allez, répondez, est-ce que vous aimez le fromage blanc ? Est-ce que vous le préférez à la fraise ou à la framboise ?" Allez vous faire voir ! Il faut lutter contre tout ça. On passe pour un anormal si on ne répond plus aux sondages, si on refuse de jouer ce jeu de l'entropie généralisée où tout est mélangé pour obtenir une sorte d'eau rosâtre censée représenter ce qu'ils appellent la "moyenne" ! Parce que bien sûr, une fois qu'on a défini le "Français moyen", on peut cibler les campagnes de pub, etc.
Et il faut voir l'usage que l'on fait des "statistiques"... Je cite des trucs à la fois marrants et complètement débiles qui ont été publiés dans un journal branché, des statistiques du genre : "Un homme de 70 ans a passé 92 jours de sa vie à se laver les dents", etc. Du coup les gens se voient à travers la notion de moyenne, et se dissolvent. Il serait possible de montrer que tout cela a des effets pervers au niveau des représentations mentales. Or la vie spirituelle commence là. À partir du moment où il faut vraiment être transparent et expliquer au premier sondeur venu si on aime le boudin ou si on préfère l'andouillette, exister, être opaque devient une sorte de faute sociale. Tout est fait pour que vous deveniez transparents; et si on applique le vieux principe "tout ce qui est à l'intérieur est aussi à l'extérieur", on comprend évidemment le problème du flicage. L'enregistrement de l'information, le fait que tous vos numéros de téléphone soient notés, avec vos règlements bancaires... tout cela va de pair. Il y a là quelque chose d'extrêmement menaçant.
Je note à nouveau que l'écrasante majorité des gens, en tout cas ceux que nous pouvons rencontrer, sont conscients de la situation. Tout comme Faust, ils choisissent. Par sécurité. Pour être conformes. Ils font le choix délibéré de l'assurance et de la conformité, et c'est donc bien une servitude volontaire : ils sont conscients !
D'une certaine façon je suis d'accord : tout se passe comme s'ils choisissaient. Mais choisissent-ils vraiment ? Sont-ils vraiment conscients ? On risque de formuler un reproche moral excessif.
Non, c'est un constat de faits.
Comme je le disais, il faudrait être héroïque, et une société ne peut pas fonctionner qu'avec des héros. Si j'hésite à parler de "servitute volontaire" c'est parce que je ne veux pas avoir l'air d'accabler les gens. S'il fallait taper sur quelqu'un, ce serait sûrement sur les élites, sur ceux qui ont vraiment du pouvoir. Mais même ceux-là, savent-ils vraiment ce qu'ils font ? Il faut faire attention parce que les gens risquent de croire qu'on leur donne des leçons de morale un peu faciles. Ce serait sûrement injuste.
Je ne trouve pas cela injuste. Mais c'est accablant, parce que nous ne pouvons que constater notre impuissance. Que peut-on faire par exemple face à la toute puissance de la haute technologie ? Face à l'homo scientificus érigé en théologien ? Comme le dit Goethe, "on ne s'imagine pas tout ce qu'il y a de mort et de meurtrier dans les sciences."
Ah l'homo scientificus... celui qui fait les théories, qui prolonge les techniques. Je le considère évidemment comme le théologien du monde moderne. C'est son dernier avatar, sa forme la plus sublimée. Mais le plus important, c'est bien la mécanisation du monde. Tout le travail, pour la science moderne, a été fait avec Descartes, et Descartes lui, couronne plusieurs siècles de culte de la mécanique. Pour lui, le monde n'est qu'une machine. Ceci étant posé, le scientifique est celui qui trouvera les lois de la machine et en décortiquera mathématiquement les rouages. C'est, d'emblée, une sorte de mort spirituelle. Le monde n'a plus d'âme, et le scientifique est celui qui va tout objectiver.
Tu fais dire au (futur) professeur Dupin : "L'un des personnages les plus étranges de l'Occident a été le savant, l'homme de sciences. Disons le tout net, il a joué sur tous les tableaux. D'une part il était complètement intégré à la culture bourgeoise, et plus précisément au complexe militaro-industriel, d'autre part il se présentait volontiers comme l'incarnation de la Pure Raison et même comme le parfait maître à penser des temps modernes. [...] Pourquoi les scientifiques ont-ils joui d'un prestige qui nous paraît aujourd'hui démesuré ?"
J'ai pris parmi d'autres l'exemple d'Einstein. Je n'ai rien du tout contre lui, mais c'est un cas typique de mystification. Einstein incarne d'une certaine façon les deux figures. D'un côté, il est le père de la théorie de la Relativité; il incarne le "grand savant", le grand théoricien. D'un autre côté, il y a toujours des gens qui citent "Dieu ne joue pas aux dés", etc., et qui font apparaître Einstein comme une sorte de patriarche, et même de maître à penser de la morale. Or s'il a été pacifiste, au moins pendant les dernières années de sa vie, il a en même temps contribué, qu'on le veuille ou non, à faire naître la bombe atomique. Autrement dit, Einstein a joué sur tous les tableaux. À tout le moins, il n'a pas compris le fonctionnement social de la science. Il n'a pas compris ce qui est évident pour tous les historiens des techniques, à savoir que la science et la technique ont toujours été associées, et que tout développement des sciences annonce des développements de la technique et en particulier des développements des armements militaires. Même si les Occidentaux ne l'ont pas voulu, les représentants des techniques, en faisant évoluer les techniques, et les scientifiques en faisant évoluer la science, ont mis au point des découvertes qui, quasi-systématiquement, ont amené la mise au point d'armes nouvelles. Quand on fait de l'histoire, c'est une évidence.
Et c'est normal ! Mais il faudrait s'engager là dans une réflexion proprement culturelle, et prendre conscience de ce qu'est véritablement la science expérimentale. Il y a des théories, mais c'est dans le langage des ingénieurs qu'elle interroge la nature. Faire de la science expérimentale, c'est faire en petit, au labo, ce qui pourra être fait en grand dans l'usine. On est à l'opposé de la science contemplative des Anciens; c'est une science opératoire. Même dans sa partie la plus théorique, et même si ce n'est pas volontaire, une science opératoire annonce des applications. En ce sens, la science moderne est une technoscience, c'est-à-dire une science qui, dans son mouvement principal, est inséparable du développement des techniques.
À une certaine époque, j'ai travaillé sur les rapports entre la science, les militaires et l'armement. Je me souviens qu'il y avait à l'époque un officier, dont j'ai eu le nom sous les yeux, chargé de surveiller toutes les découvertes, y compris en astronomie ou en cosmologie, afin de voir si on ne pouvait pas en tirer un profit militaire. Je cite l'exemple des pulsars : à peine le professeur Nimbus avait-il découvert des radio-sources dans les cieux que la précision des tirs atomiques s'ést vue améliorée d'un facteur deux ! Comme ça, immédiatement !
De façon générale, les militaires entretiennent des rapports très étroits avec les scientifiques. Aux États-Unis, grâce à de nombreux centres qui recueillent systématiquement des informations, ils exploitent toutes les théories, toutes les avancées technologiques. On peut aussi citer l'exemple des naturalistes, ces bons scientifiques, inoffensifs, qui étudient gentiment la nature. L'écologie, c'est épatant ! Il y a des émissions -- je l'ai vu de mes propres yeux -- où on écoute le bruit que font divers animaux marins. Il y a de braves gens avec des espèces de stéthoscopes qui disent : "Regardez, quand les langoustes font l'amour, écoutez le bruit que ça fait... "cricc-cri-criic-ccra"... c'est formidable la nature, les beautés de la nature..." Tout ça dans des émissions du genre "La Vie des animaux", etc. Mais parfois ce sont des recherches directement payées par des militaires, américains ou autres. Car lorsque l'on met au point un système d'armes, il faut faire des études de toutes sortes. Il ne s'agit pas simplement de construire le sous-marin atomique et les fusées à têtes multiples avec leurs dispositifs de guidage miniaturisés. Il faut également assurer la sécurité des signaux et faire en sorte qu'au moment où vous allez envoyer des missiles, ce ne soit pas deux langoustes en train de faire l'amour au fond de la mer qui déclenchent le lancement... Tout cela est d'une logique parfaite. Alors on va chercher des naturalistes en blouse blanche, qui ensuite viennent dire à la télé : "Ah, la vie des animaux, comme c'est mignon..."
À l'époque où j'ai étudié tout ça, l'armée française n'avait pas ses propres laboratoires scientifiques. Toutes les recherches requises par les armements étaient donc faites par des laboratoires civils, et souvent même par des laboratoires universitaires, chacun n'ayant qu'un tout petit bout du puzzle.
On pourrait multiplier les exemples. Même en astronomie, ou dans les sciences humaines. Il y a des tas de projets où on envoie de braves sociologues et linguistes étudier des sociétés africaines -- c'est d'ailleurs pour ça que les sociologues-larbins courent les rues. Des médecins également, payés par la CIA, vont étudier les maladies africaines. C'est uniquement parce que si vous voulez envoyer des parachutistes dans des régions sensibles, où il peut y avoir des révolutions, il est impératif que vous connaissiez les moeurs du pays, les maladies, et que vous ayez préparé des vaccins.
Bien sûr, cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de véritables théories scientifiques. On peut toujours faire la synthèse des recherches en les présentant comme de la "science pure". Je veux seulement souligner que le travail scientifique, en pratique, est étroitement incorporé au système. Je prendrai un dernier exemple. Dans certains laboratoires civils, si vous demandez aux gens : "Alors toi, tu fais quoi au labo ?", ils vous répondent tranquillement : "Je travaille sur le développement des micro-organismes dans le vide". Ce sont même parfois des pacifistes actifs. N'empêche que de telles études ont été commandées par l'armée américaine afin d'éviter que les mécanismes miniaturisés utilisés dans les missiles ne soient altérés par la prolifération de micro-champignons. Une fois isolé, ce thème de recherche s'énonce ainsi : "Le développement des micro-organismes dans le vide". Et le type qui travaille là-dessus peut raconter en toute bonne foi à ses copains ou à sa petite amie qu'il fait de la recherche pure. Mais en réalité, tout cela est planifié, intégré... On pourrait montrer comment en Occident la science expérimentale s'est toujours développée en liaison avec les techniques. Même si, subjectivement, il y a des scientifiques qui essaient de travailler pour la vérité pure, culturellement, socialement, ils travaillent en liaison étroite avec le complexe militaro-industriel. Ce n'est d'ailleurs pas par hasard si l'armée est le plus gros consommateur de recherche scientifique.
Ce qui est incroyable, c'est qu'un homme comme Einstein puisse avoir ignoré tout ça. Cela vaut aussi pour ceux qui voudraient aujourd'hui, de surcroît, s'attribuer le pouvoir moral. Je ne veux pas insister, mais Jean-Pierre Changeux -- grand neurologue, président du Comité national d'éthique, et qui ose rêver d'un ordinateur éthique -- est un exemple significatif : les scientifiques, spontanément, tendent à devenir des "maîtres de vérité".
C'est de l'anthropologie générale : toute société -- j'allais dire pour des raisons psychologiques -- veut un papa, ou en tout cas des gens qui disent la vérité. Cela correspond sans doute à une exigence mentale. Toute la collectivité, même de trois cents personnes, a besoin d'avoir une certaine image du monde, une certaine image de ce qu'est l'Homme. Il fut un temps où on demandait cette image aux curés, et où la réponse se trouvait par exemple dans la Genèse. On expliquait ainsi comment le monde avait été créé, comment la vie était apparue.
Avec la prise de pouvoir effectuée par la technique -- qui ne se comprend aujourd'hui qu'en relation avec la science -- on demande à présent la vérité aux scientifiques, même en matière de cosmologie ou de théologie. Et tout cela se fait avec la plus grande naïveté : pour expliquer la vie, les gens se réfèrent à Darwin; pour savoir comment est né l'univers, ils se tournent vers Hubert Reeves, etc. C'est pour cette raison que je critique Stephen Hawking. Sous prétexte qu'il est le successeur de Newton dans la chaire de mathématiques de Cambridge, il ose tenir des propos de ce genre : " J'ai fait une hypothèse, et si mon hypothèse est juste, alors Dieu n'existe pas " !
Cela me rappelle un graffiti. Quelqu'un avait écrit "Dieu est mort", et c'était signé "Nietzsche". Au-dessous, un autre avait ajouté "Nietzsche est mort" et signé "Dieu". Alors continuons : "Hawking n'existe pas non plus" (Dieu).
Hawking va jusqu'à se comparer à Galilée, puisqu'il ajoute : " Ah, mais ça je ne le dis pas trop fort... Heureusement que l'Église n'est pas au courant, sinon on me ferait un procès, et puis on me brûlerait... " Ça rejoint ce qu'on disait à propos du sens spirituel, parce qu'il y a de bons bourgeois qui achètent son bouquin et qui en discutent : "Hawking, oh là là, successeur de Newton... si sa théorie est juste, Dieu n'existe pas..." Ça me fait toujours penser au capitaine Haddock, qui dit dans je ne sais plus quel Tintin : "Si mes calculs sont justes, nous nous trouvons dans Saint-Pierre de Rome." Tout cela ne vole pas haut. Voilà pourquoi il faut résister ...
Je voudrais revenir sur le cas Einstein. Il était intelligent, humainement sympathique. Mais quand il philosophe, il manque souvent de rigueur et de cohérence. Sur Dieu et la science, il tient des propos raisonnables. Pour faire de la science, dit-il, il faut un certain sens religieux, une certaine Religiösität. Mais il tient aussi des raisonnements qu'on peut juger simplets, tels que celui-ci : "Je n'ai pas voulu la bombe atomique, donc je n'ai aucune responsabilité". Or, qu'on le veuille ou non, les scientifiques ont bien préparé les choses, Einstein en écrivant E = mc2, Joliot-Curie en mettant au point la fission de l'uranium, etc. Et faut-il rappeler que, par deux fois, Einstein a écrit au président Roosevelt pour lui demander de fabriquer la bombe atomique ?
Très souvent, les discours sur la neutralité de la science sont surprenants -- et même incroyables... On ne peut pas accuser carrément Einstein de mauvaise foi; mais comment a-t-il pu raconter que les savants allemands étaient méchants parce qu'ils fabriquaient des V2 -- et que seuls de jeunes chercheurs américains s'étaient laissés aller à fabriquer la bombe atomique (projet Manhattan) ? Un tel discours est proprement ahurissant; il est en effet assuré que des chercheurs confirmés (tels Fermi et Oppenheimer) ont travaillé à la bombe.
On pourrait faire des remarques analogues à propos de la cybernétique, de l'automatisation. Les théoriciens, de cent façons, ont rendu possible et même légitimé toutes sortes d'entreprises de "mécanisation" qui n'ont rien de neutre sur le plan social. J'aurais pu le dire en termes encore plus radicaux : toute société a sa science, et la science est la façon de s'approprier le réel. Il n'y a pas de science neutre.
Pour ce qui est de la science occidentale, qu'on le veuille ou non, le postulat majeur se trouve chez Descartes : il faut que les hommes deviennent "comme maîtres et possesseurs de la nature". La tentative de maîtrise et de possession de la nature débouche forcément sur les techniques; et puisque les hommes eux-mêmes font partie de la nature, ils sont également visés, ce qui conduit à de véritables délires sociaux. Par conséquent, si on ne voit pas que la science correspond toujours à une philosophie, et donc à un projet précis, on s'enferme dans tous les mythes de la science pure.
Un dernier mot : je n'accuse aucunement les hommes de science d'avoir monté un complot. Ce n'est pas du tout qu'ils soient "méchants" ! Ils sont emportés par un mouvement historique qui les dépasse.
À ce sujet, tu reprends la formule de Testard disant qu'ils sont "le bras armé d'un dessein inconscient".
Oui. On peut par exemple évoquer le cas des socio-biologistes. Sous prétexte qu'ils étudient le comportement animal (en général en liaison étroite avec la génétique, puisque la socio-biologie s'intéresse spécialement à la préservation et à la reproduction des gènes), ils croient pouvoir fonder une théorie de la violence, de la sexualité, de la religion... C'est du moins l'ambition d'un certain nombre d'entre eux. Quelques-uns, comme Wilson, disent textuellement qu'il faut reléguer aux oubliettes tous ceux qui se réclament de la religion, de la philosophie et de la sagesse. Il faut noter que certains experts se laissent entraîner sur cette voie en quelque sorte malgré eux.
Je me souviens d'avoir vu à la télé des hommes de science qu'on interrogeait sur les fourmis. Les journalistes leur posaient des questions du type : "Ah, les fourmis, c'est bien! Mais alors, c'est vraiment une société ? Faut-il qu'on vive comme les fourmis?" Comme si les fourmis allaient nous dicter notre mode de vie ! C'était vraiment n'importe quoi, et ça continue. Bien souvent, c'est le public qui sollicite ainsi d'honnêtes scientifiques. Même s'ils disent ne pas être en mesure de répondre, ils sont en position de pouvoir.
Que ce soit bien clair : il s'agit d'un phénomène culturel, d'un mouvement qui a de lointaines racines historiques. Beaucoup de scientifiques, en fait, ne se rendent pas compte que la science n'émet pas simplement des idées, des théories, mais aussi des images, des fantasmes. Ils ne sont pas conscients d'occuper une position dominante. Comme pourraient-ils sortir d'une situation dont ils ne sont pas conscients. Là-dessus tu as raison: s'ils devenaient conscients, cela les aiderait.
C'est pour cela qu'il est important de faire un peu d'histoire et de se demander comment l'Occident en est arrivé là. Comment le "rationalisme scientifique" s'est-il imposé ? Saint-Simon au début du XIXe siècle, a eu le mérite d'y voir clair du point de vue historique. Il explique que, jusqu'au XIIe siècle, la société était rurale, féodale, chrétienne, et qu'elle s'est ensuite forgé un idéal industriel et scientifique. Il convient donc (c'est Saint-Simon qui parle) de mettre les choses en ordre, c'est-à-dire de donner officiellement le pouvoir à ceux qui en fait l'ont déjà. Et c'est bien ce qu'avait fait la Révolution française dans son domaine. La ligne d'action était bien définie: donnons le pouvoir politique aux marchands, aux bourgeois, et le pouvoir spirituel aux scientifiques.
C'est une analyse remarquable, qui nous montre à quel point ces gens-là étaient conscients. Ils savaient "justifier" leur prise de pouvoir...
Aujourd'hui, hélas, nos ténors culturels sont moins lucides. Même un homme de science du niveau de François Jacob, prix Nobel, en arrive à analyser la situation en disant qu'il n'y a pas plus d'imbéciles et de malfaisants chez les scientifiques qu'ailleurs... Le moins qu'on puisse dire, c'est que c'est une analyse historique et culturelle très pauvre. Comment se fait-il que même des gens intelligents (j'ai cité Einstein) aient autant de mal à percevoir leur propre rôle dans la société ? Il y a là un grave problème de paupérisation culturelle...
Tu écris dans le chapitre sur l'Homo scientificus : "En fait de vie spirituelle [...], l'Occident moderne a fait preuve d'une insurpassable médiocrité; à la fin du XXe siècle, le mot même de spiritualité n'était plus compris. Il est donc assez ironique que "la science" ait été identifiée à un pouvoir spirituel. Mais cette illusion a persisté jusqu'à la Grande Implosion : les Occidentaux, inlassablement, se sont tournés vers les hommes de science pour leur demander des leçons de métaphysique, de politique et de morale".
Oui, il est clair que certains problèmes qui relevaient de la philosophie ou de la religion, sont aujourd'hui confiés aux scientifiques. À mes yeux, c'est une sorte d'abus de pouvoir. Il est clair, par exemple, qu'un problème comme celui du sexisme ne relève pas d'une discussion "scientifique". La solution ne dépend pas des experts, mais d'un choix culturel, philosophique. Certes, on peut toujours s'informer, enrichir le "dossier" en consultant les sociologues ou les psychologues... Mais les questions de ce genre ne doivent pas être "colonisées" par les scientifiques. C'est très net dans le cas du racisme. Y a-t-il des "races" ? Et y a-t-il des races "inférieures" ? Certains biologistes se réfèrent à la génétique pour répondre. Ils disent par exemple : "les races n'existent pas, car on n'a pas trouvé de gènes marqueurs". Premièrement, il y a des chercheurs qui contestent cette affirmation. Mais même s'il n'y a effectivement pas de gènes marqueurs (c'est-à-dire des gènes vraiment spécifiques aux Africains, d'autres spécifiques aux Indo-Européens, etc.) il est ahurissant d'imaginer qu'on puisse fonder son attitude philosophique envers les divers peuples de la planète sur de tels critères ! Ce n'est pas à la science de dire : "il y a des gènes marqueurs ou il n'y en a pas, donc il faut être raciste ou non."
C'est vraiment dramatique, parce qu'imaginons justement que le lendemain matin, on découvre un gène spécial concernant les Africains. Alors tout ce raisonnement tomberait par terre -- et on aurait le "droit" d'être raciste ! Il est à peine croyable que des représentants de l'élite française lancent de telles idées et soient imprimés par de grands éditeurs "culturellement corrects". Bien sûr, certains de ces experts scientifiques ont le sentiment de lutter pour une juste cause. Mais leur impérialisme scientifique n'en est pas moins dangereux.
Il n'y a pas longtemps, j'ai vu à la télévision un illustre professeur qui se fondait sur ses hautes compétences en biologie pour expliquer très dogmatiquement qu'un embryon, au début de son développement, n'était pas vraiment un être vivant, une "personne". Je pense que ce n'est pas à la "science" d'en décider. C'est l'affaire de tous, l'affaire d'une culture, une question philosophique ouverte. Je ne dis pas cela, évidemment, pour me ranger dans le camp de ceux qui refusent l'IVG ! Je veux seulement dire que les problèmes humains soulevés par les IVG et les PMA (préparations médicalement assistées) ne doivent pas être confiés prioritairement aux experts. Ils peuvent peut-être enrichir la réflexion. Mais ce n'est pas à eux de trancher.
Dans le domaine de l'économie, on retrouve les mêmes difficultés. Par exemple, des économistes distingués peuvent nous conseiller gentiment: "Ah non, moi, je ne suis pas pour qu'on opprime les ouvriers, mais tout de même, je pense qu'il faut réduire les salaires parce que la théorie l'exige..." L'expertise scientifique peut être massacrante, et pas seulement dans le domaine de la morale !
À propos du thème de notre revue, "Des idées et des âmes", pourrais-tu nous dire ce qui t'a nourri ?
Oh, j'ai été "nourri" de tous les côtés ! J'ai été élevé dans une famille catholique; mais je ne suis plus catholique depuis longtemps. Et j'ai aussi passé quatre années au Prytanée militaire de La Flèche, sans devenir militaire pour autant... J'ai été également nourri par les littéraires, puisque j'ai passé l'agrégation de lettres classiques; puis par les philosophes, puisque j'ai passé l'agrèg. de philosophie. Mais, en fait, je n'ai pratiquement suivi aucun cours de philosophie à la fac. Que ce soit en lettres ou en philo, mes lectures ont été longtemps éclectiques; il y a beaucoup d'auteurs importants que je n'ai lu sérieusement qu'assez tard (Michelet, Comte et bien d'autres). Comme tout étudiant, j'ai lu des classiques d'Eschyle à Proust en passant par Platon, Aristote, Montaigne, Pascal, Leibniz, etc. Mais je ne suis ni platonicien, ni leibnizien, et encore moins cartésien...
J'insisterai seulement sur un point : j'ai manifesté une grande méfiance à l'égard de la philosophie universitaire. Vous verriez cela en lisant mon premier bouquin Socrate fonctionnaire. C'est un pamphlet contre les philosophes, dans lequel je disais qu'ils ne faisaient pas leur boulot, et que les philosophes universitaires préféraient bricoler des travaux spécialisés au lieu d'aborder les questions essentielles de notre temps. Inutile de dire que je n'ai pas fait une brillante carrière en tant que philosophe universitaire...
Que signifie "spirituel" pour toi ?
Question piège, en tous cas question délicate. J'ai fait exprès de ne pas définir dans mon livre ce genre de notion... On n'en sortirait pas. C'est comme pour le mot "poésie" -- Ou bien on donne un sens trop étroit, ou bien on s'englue dans des analyses sans fin -- J'ai choisi d'éviter ces sortes de définitions; c'est une stratégie...
Ou peut-être une pédagogie...
Pour définir les mots, on peut avoir recours à la sémantique directe, comme dans le dictionnaire, en disant "Voilà, ceci signifie cela", ou bien procéder de façon pragmatique, c'est-à-dire par l'exemple. En ce cas, on ne définit pas les mots, mais à force de les employer dans diverses phrases, on en fait surgir le sens. C'est d'ailleurs comme cela que les enfants apprennent : on leur donne des phrases, et petit à petit, ils font des recoupements. Finalement, le sens d'un mot, c'est l'ensemble des situations dans lesquelles il peut être employé.
Le "spirituel", justement, je m'abstiens de le définir de face. Autant le dire tout de suite : je ne crois pas en Dieu, ni au sens chrétien, ni, sans doute en aucun sens vraiment religieux... Le mot spirituel, j'essaye de le déconnecter de tout ce qui pourrait le rattacher à je ne sais quelle religiosité occidentale un peu trop fade, à tout ce qui pourrait rappeler, chez nous, un "spiritualisme delavé"... Comme tu as pu voir, j'ai souvent associé le mot spirituel au mot poésie. Je me rends compte, en fait, que je me suis servi du mot spirituel pour lutter contre l'espèce de sécheresse et de platitude qui règne dans notre société industrielle et marchande. Avoir le souci du spirituel, c'est éprouver le besoin de s'élever au-dessus de tout ça.
Je ne crois pas non plus en Dieu au sens classique; il n'empêche que je crois en Dieu, et en la gnose. Et par ailleurs je fais un distinguo entre catholicisme et christianisme.
Tu soulèves là de vastes questions. Elles sont sûrement de première importance, mais je me sens incapable de répondre à la fois intelligemment et rapidement. Et puis je connais trop mal la gnose, même si ce que j'ai lu sur le sujet me fascine... Pardonne-moi de dire les choses simplistement : je ne suis pas monothéiste. Je suis très réticent à l'égard de l'idée d'un dieu personnel, avec ou sans barbe blanche, qui serait le créateur du monde. Je trouve, à tort ou à raison, que l'existence d'un Dieu transcendant complètement séparé est à la fois incompréhensible et inacceptable. Bien que je le connaisse assez mal, je me sens plus proche de l'Orient dans la mesure où je n'y trouve pas cette idée d'un Dieu transcendant et créateur, qui aurait fabriqué le monde comme une machine. Parce que dès qu'on voit les choses de cette façon-là, on est guetté par tout ce qu'il y a de pire dans le cartésianisme. Il me paraît essentiel, humainement, de préserver l'idée de Totalité, le sentiment de la vie universelle...
Serais-tu panthéiste ?
Dans panthéisme il y a le mot théisme, et il ne me plaît pas (rires). S'il fallait faire un choix, je prendrais plus volontiers des mots comme animiste. Bien sûr, je suis trop marqué par mon hérédité rationaliste pour devenir un véritable animiste ! Mais, effectivement, je me sens plus proche de la sensibilité des Indiens et des Africains -- du moins tels que je les perçois à travers ce que je connais. Je le répète, je ne sépare pas la spiritualité de la poésie. Je dirais qu'avoir une vie spirituelle, c'est donner une large place à l'imagination, à la sensibilité, à l'affectivité; et aussi avoir conscience de ce que les stoïciens appelaient la sympathie universelle. Ce qu'il faut c'est avoir tous les sens éveillés. Et je m'explique aussitôt : je ne considère pas l'âme comme une entité particulière, comme une substance séparée, mais plutôt comme un sens particulier. Il y a l'odorat, la vue, l'ouïe... et il y a des gens qui ont un sens spirituel, qui ont un sens de l'âme, qui ont du coeur. Il me paraît essentiel, autrement dit, de refuser l'anthropologie occidentale, celle qui se manifeste de façon dramatique dans la doctrine cartésienne de l'âme et du corps. Ce mélange de christianisme et de matérialisme me semble catastrophique; il tue ce que j'appelle la vie spirituelle. Hélas, j'ai souvent constaté qu'il était difficile, chez nous, de lutter sur ce terrain.
Pourtant, il s'agit là de quelque chose de très concret et de très urgent. Comme j'ai tenté de l'exprimer dans mon bouquin, la spiritualité commence par une démarche élémentaire : s'élever au-dessus d'un monde d'épiciers, une culture d'épiciers, de gens qui pensent toute la journée au rapport qualité-prix, à leurs SICAV, à ce qu'ils lisent dans l'Equipe ou les revues sur les bagnoles, etc. Bref, il ne faut pas s'enliser dans le matérialisme grossier de la société de consommation; il faut s'efforcer de ne pas se faire laminer par une société plate, désespérément plate. La spiritualité, elle commence là. Mon but n'est pas de célébrer de façon univoque Valentin le gnostique ou saint Augustin, mais de plaider pour une sorte de libération. Il faut respirer, prendre un peu de hauteur, se donner la liberté de réfléchir sur la société que nous voulons, etc.
Si l'idée de vie universelle me paraît importante c'est précisément parce qu'elle permet d'étendre notre horizon; elle peut nous aider à oublier notre européocentrisme et notre nombrilisme individualiste... Et, ce qui est tout aussi important, elle libère l'imagination et nos facultés poétiques. En Occident, d'ailleurs, la tradition de la vie spirituelle a longtemps été vivante, bien plus vivante que ne le fait croire la propagande "rationaliste". Galilée lui-même, a tiré des horoscopes (en particulier ceux de ses filles). Il a envoyé à Monseigneur Dini de très étranges lettres où il expliquait que le Soleil réchauffait le monde et était la source de la vie universelle. Textes scandaleux, pour les " modernes ", et qui doivent beaucoup à la Kabbale...
Au passage, je tiens à dire que je regrette d'avoir consacré trop peu de temps à l'histoire des religions, à l'étude des grands courants spirituels de l'humanité. Car l'histoire des sciences, c'est bien. Mais explorer les autres domaines de l'imagination humaine, c'est au moins aussi important. Descartes, aujourd'hui, me tombe des mains. C'est une lecture qui me rend triste, qui me replonge dans les zones les plus froides et les plus sinistres de la pensée occidentale.
Je suis d'accord avec toi, mais je pense quand même qu'il y a une mauvaise lecture de Descartes. Vous autres Français, en êtes sans doute trop proches. C'est comme pour le Soleil : trop de lumière, ça éblouit !
Ce n'est pas une question de proximité : je parle du rôle qu'il a joué pour l'Occident. C'est un rôle historique.
Dans les lettres qu'il a écrites à la princesse Élisabeth de Bohême -- que tu cites d'ailleurs -- il y a de très belles choses...
Oui je le sais, et c'est pour cela que je termine mon bouquin par une de ces lettres. Mais qu'il n'y ait pas de malentendu, je m'occupe ici d'histoire culturelle; et le Descartes qui est honoré dans la culture occidentale, il faut le dire, c'est le Descartes rationaliste, le Descartes mécaniste. Jacques Monod se réfère explicitement à lui et dit en substance : "La cellule est bien une machine, Descartes avait raison !" La lettre à Élisabeth de Bohême que je cite et où il dit que nous ne sommes qu'une partie de l'univers, que nous devons faire preuve de générosité, etc., c'est le Descartes méconnu -- et c'est d'ailleurs une lettre privée, qui n'a pas été publiée de son vivant.
Avant tout, je parle du Descartes officiel et de sa fonction historique. De même pour les énarques, et de même pour Changeux. Parce que Changeux, rentré chez lui, il joue de l'orgue, il fait de la musique. Or mon problème n'est pas là, mais dans le fait qu'il écrit des bouquins expliquant aux élites que le matérialisme n'est pas une philosophie, mais une évidence ! Que ce soit Descartes, Changeux ou un autre, c'est le rôle qu'ils jouent dans la culture, dans notre histoire qui m'intéresse. Il ne s'agit pas d'un palmarès concernant les personnes. Je le répète, c'est le devenir de l'Occident qui me préoccupe.
Descartes indéniablement incarne la plupart des grands idéaux occidentaux -- Il est célèbré, bien souvent, comme un demi-dieu -- Qu'on pense par exemple aux festivités culturelles organisées à la Sorbonne pour le troisième centenaire de sa mort. Alors, ce Descartes-là, il est normal d'en parler sans complaisance et de montrer pourquoi il sert d'alibi aux pires pratiques de la société industrielle.
Revenons à ton livre. Je dois dire qu'il m'a profondément touchée et je tiens à te remercier de nous avoir donné de si bons arguments, si bien détaillés. Étant donné que tout ce que je pense s'y trouve parfaitement ordonné, pour faire comprendre mon point de vue, à présent, il me suffit de le faire lire. Mais je te remercie aussi pour l'espoir qu'il alimente, car j'insiste, pour moi, c'est un livre d'espoir. À ce propos, puisqu'en tant que narrateur tu as survécu à la Grande Implosion, peux-tu nous dire ce qui t'a permis de survivre ?
Ah ça, c'est le livre suivant (rire).
Tu peux bien nous donner le scoop, non ?
De toute manière, je m'en tire en disant dès le début du bouquin que je ne parlerai pas de la Grande Implosion, ni ne décrirai ce qui s'est passé, puisque d'excellents livres d'histoire ont été écrits et racontent déjà tout ça (rire)... La seule chose concrète qu'on peut dire, me semble-t-il, c'est que le monde nouveau n'a pas été inventé par un seul individu, ni grâce à une théorie produite par des intellectuels ou des philosophes, ni par des comités d'experts, etc. Il est clair que c'est un phénomène d'invention collective, et on peut penser que les associations -- dont la vôtre (rires) -- ont joué un rôle clé dans ce processus.
On peut aussi penser que bien des transformations auront été opérées, par exemple dans le domaine de l'enseignement. Dans Le Figaro, Hubert Curien a souhaité qu'on rende l'enseignement plus efficace, plus "rationnel", et qu'on le débarasse de diverses traditions encombrantes. Dans la société nouvelle, au contraire, la poésie, et l'histoire auront une grande place. L'éducation donnera une plus grande place à la sensibilité. Et puis on inventera... Car ce qui est navrant, pour le moment, c'est l'incapacité de nos élites à repenser en profondeur nos habitudes et nos représentations culturelles. Dans le cas du travail, il me semble que c'est patent. Assurément, la tâche est vaste; car toute notre culture, aujourd'hui, va dans le sens du statu quo. La conséquence, c'est qu'on pense au travail en termes techniques. On ne parle que d'heures de travail, de rendement, de productivité, de primes, etc. Sans doute faudrait-il aller plus loin, entreprendre une vraie réflexion sur ce que signifie le travail pour les hommes. Les économistes et les ingénieurs ne suffisent pas. Il faut parler de culture, de sensibilité, et même de spiritualité...
Car le travail a aussi une histoire culturelle. Je cite à ce propos saint Colomban, qui ne croyait pas que le travail puisse avoir une valeur spirituelle. En Irlande, saint Colomban considérait le travail comme une pure pénitence. Il était contre tout culte du travail, alors que les bénédictins, ont au contraire valorisé le travail d'une part comme pénitence, mais également en lui donnant une valeur spirituelle positive. Et bien, au stade où l'on en est, il faudrait que nous ayons des gens, des poètes (et il n'y en a pas beaucoup qui sortent de l'ÉNA, je laisse Normale Sup' de côté (rire), des socio-économico-poètes, qui soient capables d'inventer une nouvelle vision du travail. Une vision du travail qui permettrait aux gens de ne pas vivre l'absence de travail comme une désocialisation ou une déstructuration.
Mais cela supposerait que soient repensés de nouveaux problèmes corrélatifs, à commencer par celui des loisirs. Longtemps, on a cru que les "progrès" permettraient de réduire le temps de travail pour tout le monde. En fait, ça ne s'est pas du tout passé comme ça. Et les "progrès" en question ont fait beaucoup de victimes... De même, on pensait que les loisirs ainsi dégagés permettraient aux gens de se cultiver, de lire Sophocle et Proust, de faire de la musique, etc. Cela s'est vraiment réalisé ? N'entrons pas ici dans le débat de fond. Mais, pour beaucoup de citoyens, les loisirs n'ont pas débouché sur un épanouissement culturel aussi "noble", bien plutôt, c'est la société de consommation qui en a tiré profit, ou bien la société du spectacle (télévision). N'insistons pas. Mais on voit qu'il y a encore beaucoup à faire pour inventer globalement une utopie féconde du travail et des loisirs.
Dans ton livre une question revient sans cesse : "Comment se fait-il que les occidentaux n'aient rien vu venir ?" Si je ne me trompe, tu réponds que c'est dû à leur manque de poésie...
Oui, mais le manque de poésie est lui-même un fait social qui s'est lentement constitué. Qu'attendre d'autre dans une société où les ingénieurs et les gens pensent à l'argent ? Lorsque je donne des cours sur le problème "Science et Société", j'insiste toujours sur le fait que la formation des élites est une des grandes fonctions de la science. On met donc au pouvoir des polytechniciens ou des énarques qui, pour les premiers, ont fait des maths et de la physique, et pour les seconds, ont un état d'esprit "scientifique" qui les conduit à tout "rationaliser".
Que peut-on attendre d'une société où il apparaît normal que le pouvoir administratif et politique soit remis aux mains d'élites formées d'une façon "scientifique", par la sociologie, le droit, la gestion, la mécanique quantique ou le calcul tensoriel ? Comment espérer qu'une telle société ait encore le sens de la poésie ?
Les gens, bien sûr, n'ont pas choisi de laisser de côté la poésie, délibérement. Si c'était le cas, on pourrait plus facilement discuter avec eux. Ce serait plus simple, il y aurait moins de blocages. Mais, en fait, tout cela s'est constitué lentement; on est devant un lourd système d'habitudes. Que faire ? Que ce soit dans le domaine de l'édition ou dans les institutions, la poésie est quasiment inexistante.
C'est une banalité, mais il faut la répéter : les gens ne prennent plus au sérieux que ce qui est "positif", rentable, quantifiable... Au nom de la raison, tout ce qui paraissait "religieux" a été discrédité comme étant oppressif et trompeur. Je ne tiens aucunement à défendre les religions, mais je constate que tout cela aboutit à une société de plus en plus dure, de plus en plus froide. Comme moi, vous devez connaître des élites qui se servent du mot "émotionnel" a peu près comme d'une injure. Le rationnel est bon, l'émotionnel est mauvais !
Il en résulte bien des frustrations. Car, globalement, tout cela signifie qu'il y a une énorme répression de l'affectivité. Parfois, très logiquement, il y a un brutal retour du refoulé. Je pense bien sûr à la montée de "l'irrationalisme" sous toutes ses formes: sectes, astrologie, succès de diverses doctrines "mystiques" plus ou moins authentiques, etc. Et dire que les militants du rationalisme s'en étonnent!
Tu ne nous dis toujours pas comment on s'en est sorti...
Il est impossible de le savoir, impossible de le prévoir de façon précise. Soyons francs : il est même possible que le système actuel dure assez longtemps... Mais je suis convaincu que nous sommes au bout d'un cycle et qu'une très grave crise nous guette. On a dit que toutes les époques étaient des époques de mutation -- et c'est sans doute vrai... Mais il y a des moments où la mutation est particulièrement rapide et brutale. Comme le disait déjà un Pierre Leroux, nous sommes minés de l'intérieur; d'une certaine façon nous sommes déja morts, c'est-à-dire dépourvus de toute conception vivante du monde et de la société. Même les "modernes" n'ont plus la foi; ils pratiquent la technologie et le culte de l'argent sans véritable enthousiasme. C'est un monde triste, "paumé", qui désocialise un nombre croissant d'individus et fait une place de plus en plus petite à la chaleur humaine. En deux mots, nous ne savons plus où nous allons. Pis encore, nous ne savons plus où nous voulons aller. Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? La question est banale, mais cruciale. Or, que pouvons-nous répondre ? Les dysfonctionnements sont de plus en plus évidents. Et nous nous sentons coincés : nous voyons que l'ancien projet culturel (progrès, profit, rationalisation) est en train de disparaître, mais nous ne sommes pas capables (pas encore capables...) d'en inventer un autre.
Sans doute y a-t-il des raisons d'espérer... Des gens comme vous, des associations de toutes sortes s'efforcent de penser les problèmes, de découvrir de nouvelles pistes, de pousser les gens à retrouver du tonus culturel -- Mais c'est difficile -- D'une part parce que des violences seront certainement inévitables; notre système est très rigide, et s'il craque, ça fera mal -- D'autre part parce qu'il n'est pas facile de concevoir le monde nouveau, de créer de nouveaux idéaux, etc. Il faut avoir la foi, et croire que l'herbe repoussera une fois que l'édifice ancien se sera écroulé...
Il y a beaucoup à faire, dans tous les domaines. C'est clair, on ne peut pas se cramponner à l'identité berrichone ou à l'identité française "classique". Mais on ne peut pas non plus se contenter de créer un nouvel homme "moyen" en mélangeant un peu de culture américaine, un peu de culture indienne, un peu de culture africaine, un peu de culture balkanique, etc. Il faut inventer, assurément. Mais ce sera une tâche collective; et il y faudrait du génie !
Penses-tu qu'il soit aussi urgent et vital de réenchanter le monde ?
Pour le moment, nous vivons comme si notre mythe majeur était celui de la navette spatiale : un univers artificiel, fabriqué avec des matériaux artificiels, complètement mécanisé et rationalisé, et lancé dans un espace dépourvu de toute flore et de toute faune... C'est un mythe effrayant, glacial, et qui incarne l'horreur de la nature en même temps que le triomphe absolu de l'ingénieur ! Il n'y a qu'à ouvrir les yeux : nous gaspillons, nous détruisons et polluons notre planète. Et toutes nos forces intellectuelles sont mises au service de la construction d'un gigantesque vaisseau spatial, à savoir la Terre elle-même. Mais pensons à Alien: dans un tel vaisseau, les hommes eux-mêmes se mécanisent et risquent de devenir des robots... Oui, il me semble urgent de réenchanter la nature car cela nous concerne directement. La mort de la nature serait aussi notre mort.
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