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Charles Baudouin, le Passeur

Jean-Michel Blanquer
Professeur à l'Institut politique de Lille

Changer d'ère, aux
Éditions Descartes et Cie,
Paris, 1996.

L'un des grands plaisirs de la lecture réside dans cette impression de proximité, si souvent éprouvée, vis-à-vis d'un auteur qui, selon l'expression erronée, "n'est plus de ce monde". Nous sommes touchés, à des milliers d'années d'intervalle, par l'épopée de Gilgamesh refusant la mort. Nos dilemmes sont ceux des personnages de Sophocle. Nous parcourons les pensées de Pascal comme un chemin familier qu'auraient emprunté nos ancêtres, avant lui et après lui.

Ces hommes nous donnent le plaisir de sentir une universalité concrète. Il y a ainsi des auteurs avec qui l'on aimerait parler, une fois le livre fermé, avec la certitude que le temps s'immobiliserait comme cela se produit quand on discute entre amis. J'ai ressenti cela dès ma première lecture de Charles Baudouin qui est mort à peu près quand je suis né.

Nous ne refoulons pas seulement nos instincts. Nous refoulons aussi notre âme. L'affirmation vient d'un psychanalyste, fortement influencé par Jung, et elle me paraît lumineuse. Elle éclaire l'oeuvre de Baudouin dans toutes ses dimensions, scientifique et littéraire. L'homme se présente en effet avant tout comme un pédagogue, ou même comme un psychagogue. Il a commencé par enseigner la philosophie au lycée de Neufchâteau, non loin de Nancy où il était né. Il a alors une vingtaine d'années.

Lorsque la guerre est déclarée en 1914, il est réformé parce qu'il est tuberculeux. L'Est de la France est envahi. Il entend parler d'un institut à Genève qui porte le nom du philosophe qu'il vénère, Jean-Jacques Rousseau. On y expérimente les méthodes pédagogiques les plus modernes. Il s'y rend. Il y reçoit le meilleur accueil. Il restera en Suisse toute sa vie. Il commence une analyse et, tout en continuant à enseigner, va devenir rapidement un psychanalyste reconnu.

Baudouin est révolté par son époque. La boucherie de 1914 en fait un pacifiste convaincu, comme en témoigne sa correspondance nourrie avec Romain Rolland, avec qui il partage notamment une même passion pour Tolstoï. La modernité qui se profile l'effraie par bien des traits. Il déteste la vitesse, la superficialité, la violence. Il se défie de nouveaux phénomènes comme l'automobile, le tourisme ou le sport qui commencent déjà à envahir le monde. Il veut rester proche de la nature, à l'image de Rousseau. Une bonne partie de ses lectures se fait en marchant sur les sentiers*! Pourtant, Baudouin n'est pas un conservateur. Il tient à distance égale la morale ancienne et l'amoralité nouvelle dont il constate les ravages symétriques sur les patients qu'il reçoit. Il veut échapper aux catégories qu'elles soient professionnelles ou idéologiques. Il se veut libre.

Ses livres s'en ressentent. Une de ses premières qualités est la clarté dans un domaine, la psychanalyse, où le vocabulaire dresse trop souvent une barrière entre profanes et initiés. Cela se manifeste dans celui de ses livres qu'il faut lire en premier "L'Œuvre de Jung"1. Tout est limpide dans cette présentation d'une pensée complexe. Baudouin expose parfaitement l'importance des "archétypes", ces mythes communs à l'humanité, qui se révèlent dans nos rêves comme dans nos récits et qui nous indiquent quelque chose de la psychée humaine.

Cette idée, au noeud de la discorde entre Freud et Jung, fut d'emblée très combattue car certains voyaient se profiler en conséquence des notions peu engageantes comme celle d'inconscient collectif. Pourtant, la psychanalyse s'est sans doute séparée d'une moitié d'elle-même en rejetant cette conception. Baudouin tente courageusement de lui restituer cette plénitude. Comme il le répètera dans "Psychanalyse du symbole religieux", le mythe nous indique des réalités plus hautes que le concept. C'est le symbole qui est donné d'abord à l'Homme, comme l'ont compris toutes les grandes religions. L'idée rationnelle ne vient qu'après. "En un mot, nous dit Baudouin, ici comme devant tous les objets essentiels, la poésie est plus fidèle que la prose."

Ce nécessaire réenchantement du monde se poursuit dans tous ses autres ouvrages de psychanalyse avec peut-être une idée directrice : I'unité de l'Homme. Cela signifie : prendre en considération en chaque homme les multiples dimensions de son être, mais aussi reconnaître chez tous les hommes le travail de ces mêmes aspirations.

Il y a en tout homme, plus ou moins refoulée, la force de l'instinct, notamment sexuel. Ici, I'héritage de Freud doit être accepté avec toutes ses conséquences fondatrices. Il y a en tout homme, plus ou moins manifestée, une volonté de puissance. Baudouin, très marqué par Nietzsche, ne peut qu'intégrer aussi cet apport des théories d'Alfred Adler. Il y a enfin en tout homme une quête du "Soi", cette personne intérieure recherchée depuis le "connais-toi toi-même" des Grecs jusqu'au "centre invisible où tout se rattache" de Mounier qui est à la fois être intime et être idéal, parcelle d'une humanité commune ancrée en chaque individu.

Sur ce point, Baudouin prolonge Jung en cherchant dans les grands mythes et symboles de l'histoire humaine des explications de la psychée humaine. On le voit ainsi travailler avec persévérance sur la figure orientale ancestrale de l'équilibre.

Il constate la vertu herméneutique et prophylactique de ce symbole en le soumettant au commentaire de ses patients. En cherchant l'unité de l'homme, Baudouin atteint une certaine unité de la psychanalyse. Non pas par une sorte de consensus plat mais par un dépassement des contradictions. C'est aussi un certain pragmatisme qui lui permet, dans sa pratique psychanalytique, de trouver pour chaque personne l'angle théorique le plus adapté.

C'est en cela que Baudouin apparaît comme un homme complet. Il se moque éperdument d'être "moderne" à une époque où cela le condamne forcément à une certaine marginalité. Il n'appartient à aucune chapelle. Il n'excommunie personne. Simplement, il cherche. Il cherche à connaître l'homme avec ce que cela suppose de sincérité, d'humilité et d'ouverture.

On voit cette recherche parfaitement à l'oeuvre dans sa série de livres d'analyse de grands écrivains, "Psychanalyse de Victor Hugo", "Jean Racine, l'enfant du désert", "Blaise Pascal ou l'Ordre du coeur", "Tolstoï éducateur"... Chaque fois, Baudouin tente de retrouver les grandes images qui ont marqué l'enfant en devenir, d'inscrire (sans la réduire) l'inspiration de chacun dans les grandes catégories psychologiques. Ainsi, reprenant la distinction de Jung entre le type de l'introverti et celui de l'extraverti, il discerne deux types de conversion religieuse, celle de Pascal et celle de Racine.

Avec une grande facilité, il reconstitue le complexe d'Œdipe de Victor Hugo. Il offre ainsi des clefs de compréhension -- et non pas d'explication -- de l'oeuvre. Dans ces disgressions, point de sécheresse. On est loin du coup d'oeil clinique que consent le grand spécialiste. Tout est sympathie, immersion voulue dans l'oeuvre, acceptation de l'irréductibilité de l'autre.

Baudouin est en fait un véritable écrivain. Les autres écrivains sont ses frères. Et son talent se manifeste sans contrainte dans ses nombreux récits de voyage. Entre les deux guerres, I'homme se fait voyageur. Il côtoie les penseurs de son temps, Rolland comme Zweig, Jung comme Jouve.

Surtout, il va par les chemins. Cela donne un livre comme "Éclaircie sur l'Europe", document irremplaçable sur l'Europe des années vingt, sur un monde entre deux déluges, où un certain esprit intellectuel cosmopolite, tel qu'on le retrouve dans "Le monde d'hier" de Zweig, est encore possible. Baudouin est un passeur de frontières, un homme qui traverse les lignes des belligérants d'hier et de demain pour mieux dire l'unité de l'Europe, sa vocation à la paix.

Après la deuxième guerre mondiale, il pleure sur ce qu'il appelle "la source perdue", ce courant qui circulait dans le vieux monde et qui fondait l'humanisme européen. Arrivant au seuil de sa vie, cherchant à délivrer le message essentiel, Charles Baudouin se fait conteur et philosophe. L'enseignement d'une vie se concentre alors dans son dernier livre, "Christophe le passeur" 2.

Dans ce conte allégorique, Baudouin met en scène Saint Christophe, I'homme qui passait les voyageurs d'une rive à l'autre et qui finit par avoir sur ses épaules l'enfant Jésus lui-même. Baudouin fait passer sur les épaules du Saint les grands archétypes humains : Don Quichotte, Hamlet, Faust... et certains personnages "modernes" hantés par la question de l'absurde. S'engagent alors des dialogues qui sont ceux de toujours. Baudouin, conformément à sa philosophie, déploie la force de l'image. Le récit a plusieurs niveaux. Il s'adresse à l'enfant comme au philosophe. L'éditeur nous en donne une explication :

"Christophe est celui qui ose s'astreindre à un dépouillement volontaire pour pouvoir affronter les forces contraires qui sont en lui et pour les ordonner et tendre ainsi à travers les tâtonnements et les luttes de son existence vers la pureté de son "essence". Le Soi, c'est en effet la perfection idéale de l'humain. Le Soi rejoint l'image archétypique universelle qu'on appelle Dieu."

C'est une des interprétations possibles de ce texte et peut-être de cette vie. Mais en ayant souhaité ne publier ce livre qu'après sa mort, Baudouin a certainement voulu nous montrer que, face aux élans multiples de la pensée, la seule unité possible est dans le symbole. Comment ne pas suivre cette pensée de l'unité qui refuse de disjoindre le cerveau et l'âme et qui, pour parler aux hommes, ne néglige rien de ce qui est humain.

Jean-Michel Blanquer

 

* Témoignage de son fils, Yves Baudouin, que je remercie chaleureusement.

1. Réédité récemment par Payot.

2. Éditions du Vieux Colombier, 1964.


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