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Accueil > Revue Intemporelle > No8 - Des idées et des âmes

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Entretien avec
Anne Dambricourt-Malassé
Chargée de recherche au CNRS / Institut de paléontologie humaine- laboratoire de préhistoire du Muséum national d'histoire naturelle. Archéologue consultante au ministère des Affaires étrangères.

Les Humains Associés : Pourrais-tu nous rappeler brièvement le contexte et retracer l'origine de tes découvertes concernant l'évolution de l'espèce humaine ?

Anne Dambricourt-Malassé : Leur origine, ce serait toute mon histoire, c'est-à-dire 36 ans... On ne fait pas de la paléontologie humaine sans raisons. Derrière ces préoccupations se trouve bien sûr une question d'identité. Qui suis-je ? C'est une question d'enfant. Mon plus vieux souvenir est lié au problème des origines, lorsque ma mère me faisait réciter mes leçons d'Histoire et que je pris conscience que ni elle, ni même ma grand-mère, n'avait connu les Gaulois ou la préhistoire. Ce jour-là, j'ai vraiment découvert la durée. Cette histoire se perdait complètement dans le noir pour moi. J'ai toujours ce trou noir en mémoire. Qu'y avait-il avant ?

Depuis ce jour, je n'ai cessé de chercher des repères un peu partout. La nature m'attirait. Je tentais d'y trouver comme des réponses à cette angoisse des origines, ou tout du moins des signes. Et petit à petit, je me suis senti un goût pour les sciences de la nature, pour le concret, l'authenticité. Je n'étais pas une très bonne élève, mais les leçons de choses me passionnaient parce qu'on y faisait des tas de découvertes. Je crois que j'entrevoyais une voie dans cette logique de la découverte. On avait des surprises, toujours de nouvelles choses à apprendre. Et surtout, rien de ce que l'on pouvait dire un jour n'était définitivement acquis.

Cette pratique du doute m'a donc imprégnée dès le départ. Ce que l'on me dit est-il vrai ? Bien sûr, la question se posait avec force à propos de la religion. Mon éducation catholique est la seconde clé par laquelle j'analyse la naissance de ma vocation. Elle fut très traditionnelle, d'une intensité rare et rehaussée par un passé familial très lourd. Après réflexion, j'ai finalement conclu que tout ce qu'on me racontait était stupide, que tous ces systèmes de valeurs étaient faux et destructurants. Chez-moi, tout était expliqué par la religion, et bien entendu, on ne parlait pas de la théorie de l'évolution.

C'est en Sixième que j'ai découvert tout ça. Grâce aux petits fossiles, et surtout grâce à mon grand-père maternel, qui était athée et très libre d'esprit. Il était à la fois peintre et scientifique de formation; et je réalisais que si lui -- un homme intelligent -- avait le droit de se poser des questions, de douter, je devais bien moi aussi avoir le droit de le faire... Je me suis alors construit mon univers, remettant toujours un peu les choses en cause, et développant petit à petit cet espace de liberté que constitue la découverte. Pour un exposé sur la géologie du Bassin parisien, mon grand-père et moi sommes allés visiter une carrière dans le nord de Paris. En descendant dans cette carrière, j'avais le sentiment de descendre dans le temps. Tout était blanc, avec de jolis petits fossiles, des coquillages encore brillants... J'ai l'impression qu'à ce moment le noir a complètement explosé et tout est devenu lumineux : le passé, toute cette évolution, toute cette complexité, ces petits fossiles qui venaient de si loin...

J'avais donc commencé par trouver des racines, et petit à petit, je me suis orientée vers les origines de l'homme. Deux ans plus tard, je savais que je ferais de la paléontologie humaine. Toute ma scolarité, toutes mes études ont été orientées dans ce but-là, pour être un jour au coeur de la recherche fondamentale et pouvoir accéder directement aux objets, à la pierre, aux fossiles, aux hominidés. Voir les choses par moi-même...

C'est la recherche de la vérité...

Absolument. Une seule question compte : l'être humain a-t-il vraiment cette signification que m'a enseignée mon éducation catholique ? A-t-on quelque chose à attendre des hommes ? A-t-on une âme ? Y a-t-il vraiment quelque chose d'extraordinaire à vivre et à découvrir ? Si c'est vrai, c'est fabuleux; mais si c'est faux, alors on s'est bien foutu de moi...

À cette époque, je ne croyais plus en rien. J'étais darwinienne dans l'âme et j'avais des discussions interminables dans le seul but de contredire mes parents, de leur montrer qu'ils n'avaient rien compris, que l'homme n'était pas la seule créature réussie. Que le cheval, par exemple, méritait autant d'égards parce qu'il était adapté à la course... J'expliquais tout : la biologie était complètement réductible à la biochimie, la pensée n'était rien d'autre qu'un mode d'organisation du cerveau, c'était connu, tout le monde le savait. Il n'y avait pas à chercher plus loin. Bref, j'avais quinze ou seize ans et je savais tout.

Un jour, j'ai perdu mon père dans un accident; il s'est tué en montagne et tout m'a alors semblé faux, déplacé. Cet homme qui était si bon, croyant, etc., pouvait-il disparaître dans de telles conditions ? Il s'était lui-même laissé abuser par ses propres convictions. La réalité, c'était donc ça: le non- sens, les accidents, les pathologies, les difformités, les avortements... Lorsque mon père est décédé, j'ai eu comme une révélation de l'absurdité, au point d'en avoir des nausées, de vomir tout ça. L'univers est noir ! aveugle, monstrueux ! Il fait souffrir en permanence. Le monde pouvait disparaître, connaître des guerres nucléaires, tout me semblait normal. J'étais complètement insensible, au point qu'à cette époque je me suis retrouvée à la morgue de l'hôpital de Garches à trier des foetus humains. Je m'y rendais en passant par une petite porte qui donnait sur le cimetière même où se trouvait mon père ! Son accident venait de se produire, et j'allais à la morgue avec de grandes poubelles pleines de formol, où flottaient des foetus minuscules, des bébés de différentes ethnies dont je devais déterminer l'âge et le sexe. Je faisais tout cela dans la plus complète insensibilité. Je prenais ces petits, je les mettais dans des lavabos... j'avais des montagnes de bébés, de cadavres de bébés... de véritables images d'Auschwitz ! Je ne savais même plus ce que je devais chercher, ni pourquoi j'étais là... Tout ça remonte à 1988.

Mais malgré cette totale indifférence, quelque chose a toujours résisté en moi. L'espoir qu'il y ait encore quelque chose à découvrir. Et puis c'est arrivé... il y a eu cette découverte de la contraction cranio-faciale et de son rôle dans le processus d'hominisation.

En fait, je suis partie de la mâchoire inférieure, la mandibule, et j'ai cherché à comprendre comment elle s'était construite au cours de l'évolution. En mettant côte à côte des mandibules adultes d'hommes actuels, d'hommes fossiles, d'australopithèques, de grands singes et de petits singes, on peut repérer des différences, les mesurer, identifier des caractères, en déduire un classement en différentes espèces auxquelles on peut donner des noms, etc. Mais derrière cette classification, cette taxonomie, il n'y a guère d'explications. On se contente de décrire. Or je voulais comprendre véritablement le processus en jeu. Comment cela s'était-il produit ? D'où venait la mandibule de chacune de ces espèces ?

La méthode était simple : commencer par suivre le développement de la mâchoire inférieure, non pas à travers les âges, dans le processus d'évolution des espèces, mais directement pour un individu particulier, depuis le stade embryonnaire jusqu'à l'âge adulte. Je suis donc remontée à l'embryon, et j'ai vu se mettre en place un certain nombre de caractères, certains d'origine embryonnaire, d'autres d'origine foetale, d'autres postnatale, liés à la locomotion, etc., et je suis finalement tombée sur ce que je crois être la clé : le phénomène de contraction cranio-faciale.

En fait, cette découverte n'a pas été le résultat d'un long tâtonnement, à force de chiffres et d'analyses. J'ai simplement pris un crâne d'homme et un crâne de singe, et je les ai retournés. Il m'a alors sauté aux yeux que la base du crâne, sous la mandibule, avait été contractée, et ceci différemment pour les deux espèces. Il n'y avait encore rien de démontré, mais cela me semblait évident. Et puis par chance, il existait déjà un outil théorique permettant d'étudier ces contractions : le pantographe.

Il s'agit d'une figure géométrique reliant différents endroits-clés d'un crâne, qui avait été mise au point en 1952 par Robert Gudin, alors élève du grand paléontologue Jean Piveteau. Je trouve que c'était une idée géniale. Finalement, ma thèse a essentiellement consisté à prendre des mesures et à comparer statistiquement les différents pantographes obtenus pour les différentes espèces. Et j'ai simplement constaté qu'il existait des groupes communs qui se réunissaient autour d'une même "amplitude de contraction". C'est tout à fait élémentaire, et tous les chiffres et les graphiques n'ont fait que vérifier ce que j'avais remarqué visuellement.

Pour résumer, je n'ai nullement remis en cause la chronologie -- au contraire, je m'en sers ! -- ni même les grands groupes tels qu'ils ont été définis (prosimiens, simiens, australopithèques, etc.). J'ai simplement constaté qu'il y avait enfin une possibilité de comprendre le passage d'un groupe à l'autre en s'intéressant en premier lieu à ce qui se passe chez l'embryon, lors du développement du futur crâne. La forme très ramassée de la base du crâne de l'Homme n'est pas acquise immédiatement chez l'embryon. Tous les embryons de mammifères ont au départ un crâne plat. Puis une partie commence à fléchir, et le visage va se développer en avant, dans un contexte plus ou moins fléchi, plus ou moins contracté suivant les espèces.

Autrement dit, la forme du crâne chez l'adulte, et en particulier la contraction de la mandibule, portent la mémoire des différentes étapes de développement de l'embryon, dont l'ensemble constitue ce que l'on nomme l'embryogenèse, c'est-à-dire d'une certaine façon, le schéma selon lequel l'embryon se développe. La forme du crâne et celle de la mandibule sont donc les témoins de l'embryogenèse; ils gardent "l'empreinte embryonnaire".

Or il se trouve que les plus vieux primates, ceux qui ont entre 60 et 50 millions d'années, ont un crâne extrêmement plat, c'est-à-dire très peu fléchi, très peu contracté. De tels "prosimiens" existent toujours -- par exemple les lémuriens de Madagascar. Ils fonctionnent donc sur une mémoire embryonnaire vieille de 60 millions d'années. L'embryogenèse des hommes ou des singes a énormément de points communs avec celle des prosimiens actuels. Mais il existe quelques différences, car entre cette mémoire de 60 millions d'années et nous, d'autres grandes racines embryonnaires se sont développées.

Essayons de retracer cette chronologie : il y a donc d'abord ces premiers primates à crânes plats -- les prosimiens. Ils ont carrément la face devant et le cerveau derrière, avec le trou occipital orienté vers le bassin et la queue. Ensuite, il y a environ 45 millions d'années, apparaissent les singes, les "simiens". On les trouve eux aussi en Afrique, mais également en Amérique, puis en Europe et en Asie. Aujourd'hui, il y a toujours des représentants de ces espèces de singes, de ces simiens, notamment les macaques ou les babouins. Quand on observe leur crâne, on s'aperçoit que le cou a un petit peu basculé, et que la face est déjà plus rapprochée de l'arrière du crâne. La mandibule a également changé en conséquence. L'embryogenèse fait donc apparaître un contexte légèrement plus fléchi, plus contracté que chez les prosimiens.

Puis apparaissent les grands singes, il y a 20 millions d'années. Leur mandibule est encore un peu différente de la précédente, plus large, plus évasée, témoignant d'un développement transversal du cerveau foetal, et finalement d'une contraction cranio-faciale plus grande. On dispose de beaucoup de fossiles de ces grands singes. Peu de crânes, mais beaucoup de mandibules... On les retrouve en Afrique, en Europe, au Pakistan, en Inde, en Chine, en Indonésie, et aujourd'hui il existe toujours des représentants de cette mémoire embryonnaire. Il s'agit du gorille et du chimpanzé en Afrique, et de l'orang-outan en Indonésie.

Lorsque l'on compare une mandibule de gorille et une mandibule d'orang-outan, on s'aperçoit qu'elles se confondent. Ce sont pratiquement des jumeaux. Et pourtant, on estime que cela fait 18 millions d'années que leurs ancêtres se sont séparés. Par conséquent, depuis 18 millions d'années, quelque chose est resté stable malgré la divergence des espèces. Ils ont des modes de vie différents, une tête différente, etc., témoignant de fluctuations, de variations apparues au cours du développement, de l'évolution. Mais la racine embryonnaire n'a pas bougé. Il existe un fond commun, qui s'est diffusé en Afrique et en Eurasie, exploitant ici et là diverses niches écologiques, donnant lieu à différentes espèces, mais sans jamais réellement altérer le fond.

Cela fait penser aux champs morphogénétiques, dont parle le biologiste Rupert Sheldrake. Quelle est l'origine de cette stabilité ? Comment peut-on l'expliquer au sein de conditions environnementales complètement différentes ?

Je n'en sais rien. Mais comme vous allez le voir, il existe une stabilité encore plus redoutable, que je trouve beaucoup plus impressionnante, et qui me trouble...

Il y a environ 5 millions d'années, les choses s'accélèrent. On trouve à nouveau d'autres types de crânes, d'autres mandibules, plus larges, plus courtes. Que l'on considère la mandibule elle-même ou le crâne, ou encore que l'on trace de façon précise le fameux pantographe, la conclusion est toujours la même : c'est plus contracté ! Ainsi sont apparus les australopithèques.

Pour la première fois dans l'histoire de l'évolution, la flexion d'origine embryonnaire qui permet à la structure initiale plane de s'arrondir et de développer la face, le visage, au-dessous des lobes frontaux, allait se maintenir jusque chez l'adulte. Or c'est cette nouvelle organisation de la base du crâne, avec la nuque basculée, qui permet la bipédie. Chez les grands singes, l'enfant témoignait déjà de cette aptitude à la bipédie. On l'observe encore à l'heure actuelle chez les gorilles ou les chimpanzés. Mais à partir de l'âge de deux ou trois ans, la dynamique de flexion s'arrête, et le crâne repart en extension; il remonte. Le cerveau reste en arrière, et la face se développe en avant. Autrement dit, chez les grands singes, la trajectoire de croissance est d'abord très fléchie, puis elle s'inverse complètement.

Chez l'australopithèque, au contraire, la dynamique de flexion se maintient jusqu'à l'âge adulte, conduisant à une nuque beaucoup plus basculée et permettant une bipédie effective. La bipédie des australopithèques n'a donc absolument rien à voir avec la disparition des arbres dans l'environnement des grands singes, comme on le prétend habituellement. Elle a une origine interne; elle obéit à des déterminismes ontogéniques internes, indépendants du milieu.

C'est l'ensemble du squelette qui est transformé, dans une sorte d'unité allant de la tête à la queue. Les australopithèques ont un bassin plus large, un pied différent, et cela ne peut s'obtenir qu'au cours du développement embryonnaire, dans ce tout petit espace où se déroule une histoire fabuleuse, restructurant le crâne, le bassin, les épaules... C'est tout ce développement qui aboutit, à la naissance, à un bébé australopithèque capable de marcher sur ses deux pieds. Pour autant que son développement social l'y encourage, bien sûr. Car il faut encore tenir compte de l'ensemble de la population; de la mère, de la fratrie, du comportement psychomoteur du milieu social, du comportement du groupe par rapport à l'environnement, etc.

On trouve ces australopithèques jusqu'à il y a environ un million d'années, et puis ils disparaissent. Mais il y a deux millions et demi d'années, de nouvelles formes apparaissent à nouveau. Des formes un peu bizarres, que l'on ne sait pas trop classer. Ils font penser aux australopithèques, mais ils ont une tête très simienne, avec une face vers l'avant, malgré une base du crâne cette fois très fléchie. Pourtant, ce n'est pas une flexion du même type que celle de l'homme actuel ou des hommes archaïques qui apparaissent à la même époque. On a donc en même temps, contemporaines, ces formes très robustes d'un côté, et de l'autre des formes plus graciles, avec des mandibules plus larges, une face plus rapprochée sous les lobes frontaux, le cerveau plus développé des hommes.

Ainsi, il y a 2,5 millions d'années, le processus explose littéralement. On observe un développement des hémisphères cérébraux, une complexification, et on va trouver de nombreuses formes différentes : Homo habilis, Homo ergaster, Homo rudolfensis... Et à nouveau, ils vont quitter l'Afrique, gagner l'Europe, l'Inde, l'Asie, la Chine, l'Indonésie. Il y a une telle diversité de formes qu'on ne sait plus trop comment les nommer. On leur donne le nom générique de Homo erectus, mais finalement, c'est un concept assez flou, assez fuyant.

Parmi eux, il y a même certaines populations récentes -- comme les néandertaliens ou certaines espèces dont on retrouve des crânes en Chine ou à Java -- qui ont moins de front que les espèces antérieures, une grosse arcade au-dessus des yeux, et parallèlement, une base du crâne en extension. Si on se place du point de vue embryonnaire, il est clair que ces espèces ont ralenti leur dynamique de flexion par rapport à leur ancêtre; ils sont moins contractés ! Cela n'a pas empêché que le développement du cerveau se complique, et on verra en effet des néandertaliens avec une très forte capacité crânienne, mais ce développement s'est fait en extension, et non pas en contraction.

Mais ces espèces ont disparu...

Exactement.

Il semble qu'il se soit agi là d'un recul par rapport au schéma d'évolution qui va dans le sens d'une contraction cranio-faciale. Il est donc intéressant de constater que ces espèces n'ont pas persisté.

On ne peut pas véritablement parler de recul, mais ça ne va effectivement pas dans le sens général de l'évolution qui a mené des prosimiens aux simiens, puis aux grands singes, etc., jusqu'à l'homme actuel, Homo sapiens, le plus "contracté" de tous les primates. Et en effet, ces espèces-là vont disparaître...

On constate la même chose avec les crânes de Chine et de Java, et on se doute d'ailleurs déjà depuis un moment, qu'ils ne comptent pas parmi les ancêtres des hommes actuels. Pour moi, et du point de vue de l'embryogenèse, c'est tout à fait évident.

Mais venons-en à nous-mêmes, Homo sapiens selon la définition classique. Sapiens est donc à nouveau différent, encore plus contracté, avec une bascule occipitale plus prononcée, et un cerveau non pas plus volumineux, mais organisé différemment, avec des lobes frontaux plus compliqués, et cette face complètement sous le front. On n'a plus ce développement de la face qui était encore assez sensible chez Homo erectus. Même si l'on peut avoir encore des arcades sourcilières marquées ou de petites bosses à l'arrière, cela n'a plus rien à voir avec l'ancienne mémoire embryonnaire.

C'est donc encore une fois une nouvelle racine embryonnaire, un nouveau pôle embryonnaire qui va gagner, en 120 000 ans, des nappes humaines qui s'étendront partout sur la surface du globe, avec la diversité que l'on connaît aujourd'hui. Il se peut même que depuis 100 000 ans, il y ait encore eu des changements. Car l'homme de Cro-Magnon et les types apparentés sont encore relativement robustes -- au sens de l'épaisseur des os, de la table externe, etc. -- et on pense que vers 30 000 ans il s'est à nouveau produit quelque chose. Les hommes sont devenus plus graciles, et cela correspond à peu près au néolithique, lorsque l'on a commencé à bâtir des villages, etc.

Mais il se trouve qu'aujourd'hui on observe certaines fluctuations un peu partout sur la planète, quelles que soient les ethnies. On voit la mâchoire déraper, et la mandibule se retrouve soit trop en avant, soit trop en arrière. Actuellement, c'est carrément en arrière; les enfants de six ans -- c'est ce que l'on appelle la classe 2 dentaire -- ont un équilibre différent. Ce n'est pas le nôtre, et cela oscille dans tous les sens !

Il y aurait donc une mutation en cours ?

Je crois que c'est plus qu'une mutation : c'est le vieux fond Sapiens qui est instable. S'agit-il d'une nouvelle phase d'hominisation ? Je ne sais pas, mais cela me conforte en tout cas dans l'idée que ce n'est pas un individu ou un gène qui mute, mais des populations entières de cellules germinales qui oscillent d'un point de vue dynamique je ne sais pas où -- est-ce l'ADN, est-ce la structure dynamique de la cellule ? -- et qui expriment certains déséquilibres.

Bien sûr, ces déséquilibres peuvent être différents d'un individu à l'autre, parce qu'il existe des croissances différentes. Il n'y a pas un type Sapiens; cela n'existe pas, c'est complètement aberrant. Les orthodontistes savent bien qu'ils n'ont pas un crâne adulte Sapiens sur lequel tout le monde viendrait se calquer. Il existe des quantités de trajectoires de croissance possibles, mais toutes, justement, restent à l'intérieur d'une même "amplitude de contraction".

C'est très précisément ce que nous apprennent les théories actuelles du chaos. Ce sont la multiplicité et la diversité mêmes qui maintiennent la cohérence. Il y a une infinité de chemins possibles différents, mais chacun d'eux s'inscrit dans les limites très strictes de ce que l'on appelle un "attracteur".

Je trouve cela assez fabuleux, et ce qui est encore plus fort, pour moi, c'est de réaliser que le substrat de l'hominisation, ce n'est pas une population donnée, isolée, mais ce qui est commun à tout le monde. Ce qui a donné l'australopithèque, c'est ce qui est commun à tous les grands singes, quelle que soit l'espèce, la sous-espèce ou le genre considéré. C'est leur mémoire commune qui va engendrer la nouvelle espèce, le nouveau type d'embryogenèse, ou pour ce qui nous intéresse ici, la nouvelle amplitude de contraction. De même c'est la mémoire commune de tous les australopithèques qui va donner les premiers hommes. Et à nouveau, c'est tout ce fond commun qui dans un contexte donné, est repris, complexifié, poursuivi jusqu'à Homo sapiens, et c'est reparti pour une explosion de formes, de diversités, et cela va encore plus loin, en Amérique, en Australie, on va même occuper les pôles, et aujourd'hui on quitte la planète...

Comment a réagi la communauté scientifique à tes travaux ?

La Société d'anthropologie de Paris a d'emblée refusé mon texte, le qualifiant de galimatias prétentieux.

Je me suis dit qu'ils n'avaient rien compris, et j'ai donc décidé de l'envoyer directement à Jean Chaline, paléontologue à Dijon. Celui-ci m'a immédiatement téléphoné, me demandant si je ne voulais pas travailler chez eux. C'était tout à fait inattendu. J'ai donc préparé, en 1989, ma deuxième candidature au CNRS, avec Jean Chaline, et je suis allée plusieurs fois à Dijon. L'équipe m'a très bien reçue, on a discuté... Jean Chaline avait compris le processus de croissance; pas uniquement ce que l'on appelle les hétérochronismes, qui sont des décalages dans les rythmes, mais également l'idée qu'il fallait effectivement tenir compte de l'ontogenèse de l'individu. Il était déjà en phase avec cette idée, et se réjouissait de voir qu'en anthropologie, il y avait également quelqu'un sur cette voie.

Mais les choses ne se sont pas passées tout à fait comme prévu. J'étais censée avoir une chance sur deux d'obtenir ma nomination, mais la veille du concours, Jean Chaline m'a informé que l'affaire était en fait déjà pratiquement réglée. Je devrais attendre l'année suivante et obtenir d'ici-là trois publications dans des revues de premier rang, chose quasiment impossible. J'ai donc commencé à douter, mais j'étais prête à travailler avec lui et avec son équipe. On a préparé une note avec Yves Coppens pour la revue Nature, qui devait s'intituler Inside and east side story -- "Histoire interne et histoire de l'est de l'Afrique".

Mais je n'étais pas vraiment d'accord; je trouvais que mon travail était trop récupéré. Je n'étais encore qu'une débutante, mais j'ai finalement dit à Jean Chaline que je ne publierai avec lui que le jour où on saurait clairement quelle était sa contribution, et qu'elle était la mienne. J'avais fait un travail énorme, et je ne voulais pas voir tout cet acquis récupéré si facilement. J'ai donc décidé de ne pas donner suite à cette proposition d'intégrer son équipe à Dijon, et je me suis retrouvée sans projet. J'avais un bébé de un an et je ne pouvais pas arrêter de travailler. Que faire ? Laisser tomber toutes ces idées ? Mais nous étions en 1989, et cela faisait bientôt trente ans que cette question des origines me turlupinait. Il y avait eu ces longues années de thèse, cette découverte de la contraction cranio-faciale... Je ne pouvais pas abandonner; c'était viscéral, c'était ma personne même.

J'ai donc fait le point, et je suis arrivée à un engagement très personnel. Je me suis dit que s'il y avait effectivement une autre réalité, si cette chose que l'on m'avait enseignée mais à laquelle je ne croyais pas du tout existait vraiment, alors je devais me mettre à son service. On peut appeler ça un acte de foi, mais pour moi, c'était un don. Pour autant que j'avais des capacités, j'en faisais don. Je me suis donc mise au service de cette vérité-là... et ça n'a pas raté !

C'est d'ailleurs très troublant car au cours de mes réflexions, je pensais souvent à Teilhard de Chardin. Je me demandais à quoi avait servi tout ce qu'il avait pu faire. Et à quoi pouvait bien servir tout ce que je faisais ? Si le CNRS ne voulait pas de moi, si je ne travaillais pas dans la logique classique de la paléontologie, que pouvais-je y faire ? Mais si cela correspondait à un certain axe de vérité, alors je me mettais à son service. J'avais fait le maximum de mon côté, je ne pouvais pas en faire plus...

Or deux jours plus tard, je croise Henry de Lumley à l'Institut, qui me dit : "Il faut qu'on parle de votre avenir". Naïve, je pensais qu'il allait me parler du CNRS. Mais pas du tout, il m'annonce que le professeur Piveteau pensait à moi pour la fonction de secrétaire générale de la Fondation Teilhard de Chardin ! C'était absolument inattendu, et cela représentait un allégement considérable. Car j'allais être payée pour travailler, et de surcroît dans un domaine qui m'intéressait.

Lorsque mon père ne put plus m'imposer d'aller à l'église le dimanche, catastrophé et inquiet de voir que je ne m'intéressais pas à la religion, il m'avait en effet demandé d'essayer de lire Teilhard de Chardin. À l'époque, je n'avais rien compris. Et de toute façon je n'étais pas d'accord. Je ne savais rien mais, très suffisante, je pensais en savoir bien assez pour pouvoir réfuter ce Teilhard de Chardin. Et voila qu'il revenait, sans que je l'aie cherché.

Plongée dans la Fondation, j'allais pouvoir essayer de mieux comprendre les fondements de sa pensée. Et j'ai vraiment perçu à quel point il a dépassé tout ce qui avait été fait auparavant. Il n'y a pas de bases physiques, pas de démonstrations, mais cette loi de complexité de la conscience est une vision extraordinaire. Il était résolument trans-disciplinaire, il s'informait de tout, et il a proposé quelque chose d'incroyablement cohérent. Pourtant, il n'y avait pas d'assises scientifiques tangibles; même s'il partait des crânes, c'était un géologue plus qu'un anthropologue, et je comprends très bien qu'il ait été mis à l'écart par les milieux scientifiques.

Et puis pour parfaire le tableau, je suis reçue la même année au CNRS, alors qu'une toute autre personne était prévue, avec un grade supérieur au mien...

Mais tu étais déjà un serviteur...

Oui, je m'étais mise à disposition, avec l'idée que si "quelque chose" existait, ça marcherait, et que si ça ne marchait pas, c'est qu'il n'y avait rien...

C'est un esprit extrêmement religieux, dans le sens noble du terme.

Et ça a marché... D'ailleurs personne ne sait vraiment ce qui s'est passé. Il semble qu'il y ait eu des magouilles au sein de la commission du CNRS et que ces magouilles leur soient retombées dessus. Il se trouve qu'à ce moment-là, ma directrice de thèse, Marie-Antoinette de Lumley, était à la commission; elle m'a défendue et je suis passée. Mais ça n'a pas été simple pour autant. Je me souviens de la réunion qui s'est tenue dans le cadre de la Société d'anthropologie de Paris, tout juste un mois après ma soutenance de thèse. J'y ai présenté mes résultats, qui ont provoqué une discussion très animée, avec à la fois des opposants farouches et des gens passionnés. On n'en sortait plus; c'est alors que le président de séance a donné la parole au docteur Deshayes.

J'avais remarqué qu'elle était très attentive, mais j'ignorais si c'était par intérêt ou si elle était simplement scandalisée. Et elle est en fait venue soutenir mes conclusions, en expliquant que ce que je décrivais, elle l'observait en ce même moment chez certains enfants, sous la forme de dysharmonies de croissance.

Je n'en revenais pas, car je remets toujours en cause mes résultats. Cette femme qui corroborait mes conclusions, à partir d'observations indépendantes, dans un tout autre domaine, c'était trop beau. J'ai vraiment pris ça comme un cadeau, et depuis, nous travaillons ensemble. Plus nous avons de statistiques, plus l'idée que la forme du visage dépend de ce qui se passe au niveau de la base du crâne se confirme. D'ailleurs, une fois qu'on l'a vu, cela saute aux yeux.

C'est ainsi que je me suis retrouvée à étudier les systèmes dynamiques complexes... Marie-Josèphe Deshayes s'intéressait déjà au chaos, avec son mari médecin, et petit à petit nous nous sommes orientées vers la lecture d'Ilya Prigogine, d'Ervin Laszlo, etc. Étant donné qu'on me refusait la publication dans la Société d'anthropologie, j'allais dans des sociétés complètement étrangères à ma discipline. Inutile de perdre mon temps à tenter de convaincre des gens qui ne me donnaient pas l'impression d'avoir envie de comprendre... Et c'est en effet ailleurs, chez les mathématiciens, les physiciens, que je commence à rencontrer des personnes avec lesquelles il va être possible de travailler.

Je me suis donc mise à lire énormément, non pas des articles d'anthropologie, mais tout ce qui a trait à la thermodynamique, au chaos, y compris des choses mathématiques. Et puis j'ai essayé de clarifier tout ça, de faire une synthèse de ce que j'avais pu comprendre sur l'hominisation et la théorie des systèmes dynamiques non linéaires. Cela fut publié en 1992 dans une Société de biologie mathématique.

Et puis arrive le dernier épisode... Vues les circonstances de mon entrée au CNRS, je me doutais que ma titularisation, dix huit mois plus tard, n'irait pas de soi, comme c'est pourtant le cas d'ordinaire. Ce pressentiment était juste, hélas ! C'est mon directeur, catastrophé, qui m'a annoncé mon refus de titularisation. J'étais donc exclue du CNRS, ce qui n'arrive en principe que si on fait une faute professionnelle grave. Qu'est-ce que c'était donc que cette histoire ?

Heureusement, j'avais un peu prévu le coup et j'avais travaillé avec suffisamment de médecins et de personnes compétentes pour pouvoir appuyer mes arguments. Et puis j'avais de bonnes publications scientifiques... On m'a finalement dit : "Bien, puisque vous parlez d'Ilya Prigogine et de René Thom, allez donc demander à René Thom ce qu'il pense de votre travail..." Mince, ils ne faisaient aucun cadeau ! Comment allais-je faire ? René Thom est un grand mathématicien, qui s'est illustré notamment avec la théorie des catastrophes. Il me semblait que dans sa façon de voir les mathématiques et dans certaines de ses phrases compréhensibles à mon niveau, il y avait des choses allant dans le sens de ce que je cherchais. J'avais donc cité René Thom, et cherché à modéliser, à simuler et à donner un cadre très rigoureux à ce que je décrivais. Je recherchais en fait l'objectivité la plus indiscutable possible, quelque chose qui fasse consensus, et que n'importe qui puisse reproduire en reprenant la même méthode. C'est donc dans ce souci de la plus grande rigueur que je tentais d'employer le langage mathématique le plus juste.

J'ai du mettre deux heures avant de me décider à appeler René Thom, mais je lui ai finalement exposé mon problème avec le CNRS, en lui demandant s'il pouvait m'aider. Par chance, je lui avais déjà envoyé mon texte sur l'hominisation et le chaos, et il s'en souvenait. Il m'avait imaginé comme un vieux chercheur dans son coin et il était très surpris de voir que ce n'était pas ça...

Une vieille femme moche?.. (Rires)

Oui, c'est lui qui me l'a dit. Il imaginait quelqu'un de 60 ans, complètement en marge... Enfin bref, c'est vraiment étonnant, parce qu'en plus, lorsque l'on m'a demandé de le contacter, je ne savais pas du tout où le trouver. J'ai tenté ma chance à l'Institut des hautes études scientifiques, et il y était. Or c'est juste en face de chez moi, exactement de l'autre côté de la route. Il m'a reçue sans problème; la première fois, on a discuté pendant six heures !

Et puis il est d'une telle honnêteté qu'il a fini par me dire : "C'est vrai, vous n'avez pas votre place au CNRS; vous êtes une visionnaire, et vous n'avez donc pas votre place dans cette institution." (Rires). Visionnaire, je ne sais pas, mais en tout cas ce que je vois, ce n'est pas une vue de l'esprit. Ce sont des faits; j'essaie de donner de l'objectivité à ce que j'observe...

Finalement, le CNRS a réuni une commission exceptionnelle pour statuer sur mon cas. Il y a eu une dizaine de rapports, ils ont demandé deux contre-experts : Jean Chaline, qui a fait un excellent rapport, et une seconde personne qui s'est déclarée incompétente, avouant ne pouvoir juger à la fois de la paléontologie, des systèmes dynamiques, du chaos, de la modélisation, des catastrophes, etc. Et puis le rapport de René Thom est arrivé, la veille de la décision, et comme il était très bon, j'ai finalement été titularisée. Ouf !

Ensuite, ils ont encore voulu m'imposer un tuteur, afin que je réoriente ma recherche, que je quitte cette perspective. Mais de Lumley et Chaline m'ont soutenue, et ça s'est finalement bien passé. J'ai eu des publications, j'ai continué à rencontrer des scientifiques de disciplines différentes, etc. Mais je n'étais pas encore tirée d'affaire. J'étais certes au CNRS, mais j'avais besoin d'un minimum de sous pour travailler. Avec un pied à coulisse, je ne pouvais pas faire grand chose. En l'occurrence, il fallait que des médias s'y intéressent, mais je ne trouvais pas d'échos. Je ne savais plus quoi faire, et j'en avais ras-le-bol. J'ai donc finalement décidé d'écrire un article pour La Recherche; c'était ma dernière carte. J'ai attendu trois mois, et finalement Olivier Postel-Vinet m'a appelée pour me dire qu'il avait trouvé mon article passionnant et qu'il allait le publier. L'article est finalement sorti dans le numéro d'avril 1996, et depuis, différentes revues ainsi que des journalistes s'intéressent à mon travail. Je reçois pas mal de courriers très positifs, certains venant de scientifiques, d'autres non. Voilà, j'en suis donc là. Mais je dois dire que ça n'a jamais été facile...

Dans le système dans lequel nous vivons, tous ceux qui innovent, à court terme, le font à leur propre détriment.

Pourquoi une telle résistance au changement ? Pourquoi cette réaction ? Moi qui pensais que la recherche était un domaine de liberté, d'échanges d'idées... j'ai vraiment perdu mes illusions ! J'ai vite compris que l'objectivité n'était pas là, et que la recherche scientifique vraiment rigoureuse est quelque chose de difficile, que l'on ne rencontre que très rarement. Je sais que la partie n'est pas gagnée, mais je crois beaucoup en la recherche. Pour moi, c'est vraiment la voie à suivre.

Surtout lorsque l'on parle de l'homme, car on soulève de nombreuses et vastes questions. Il faut alors plus que jamais s'en tenir à cette forme d'objectivité et montrer comment, par la recherche scientifique, on peut parvenir à découvrir des bribes de vérité. Mais il faut surtout éviter que la science ne soit récupérée ou manipulée au profit d'écoles de pensée ou d'idées. Car les idées sont toujours largement dominantes par rapport aux faits. C'est une de mes conclusions : les idées restent; on se sert des faits pour nourrir des idées, mais on ne cherche pas à tirer la leçon des faits. Ce ne sont pas les faits qui comptent pour eux-mêmes, mais ce que nous pensons. À partir de là, ou bien les faits vont dans le sens des idées que l'on a, ou bien...

... on les manipule !

Exactement, il y a une manipulation. Et la recherche m'apparaît encore largement manipulée au profit d'idées préexistantes. Il faut donc la sortir de là, et montrer l'exemple de ce qu'est une véritable démarche scientifique.

Comment pourrais-tu résumer les modifications que ta thèse apporte dans notre conception de l'homme et de son évolution ?

Si je veux comprendre le passage des premiers primates aux petits singes, c'est-à-dire des prosimiens aux simiens, il y a 45 ou 50 millions d'années, je suis obligée de dire qu'il y a une mémoire embryonnaire commune, toujours présente, mais qui a évolué.

Au stade embryonnaire, le cerveau, le tube neural, a tourné plus longtemps, entraînant un certain fléchissement. De même, le développement des hémisphères cérébraux au cours du développement foetal a été plus complexe et a duré plus longtemps. Cela cadre d'ailleurs remarquablement bien avec ce que l'on sait de l'ontogenèse des simiens, qui est en effet plus longue, avec une reproduction plus tardive.

Quel est ce fond commun ? Pourquoi devient-il plus long, plus dynamique, plus complexe, plus contracté... ? Je n'en sais rien, mais je constate que 30 millions d'années plus tard, donc il y a 20 millions d'années, lors du passage des petits singes aux grands singes, il s'est reproduit exactement la même chose. Le tube neural tourne encore plus longtemps, est plus contracté, le cerveau est plus complexe, cela prend plus de temps, conformément, à nouveau, à l'ontogenèse des gorilles, des chimpanzés et des orangs-outans, qui est plus longue que celle de n'importe quel petit singe.

Bon, cela fait deux fois. Viennent ensuite les australopithèques... et ça recommence ! Encore une fois, c'est le fond embryonnaire commun à toutes les espèces de grands singes actuels et fossiles qui est repris et enrichi : le tube neural tourne plus longtemps, dans un contexte encore plus contracté. Les décalages deviennent spectaculaires : il n'y a plus de crocs, c'est-à-dire que la dent reste dans des proportions infantiles; la face se forme plus tard; tout le développement neural se complique, prenant plus de temps, et finalement, les australopithèques seront bipèdes. On disait qu'ils étaient devenus bipèdes parce que la savane avait remplacé la forêt, mais dans la perspective que je mets en lumière, cela paraît très secondaire. Et d'ailleurs -- ça, je n'y suis pour rien -- on trouve les plus vieux australopithèques dans la forêt ! L'absence ou la présence d'arbres ne saurait donc être déterminante : si l'individu marche sur ses deux pattes, c'est compte tenu de ce qu'il est à la naissance, compte tenu de son squelette, de l'équilibre locomoteur et psychomoteur qu'il va pouvoir développer, et qui est la conséquence de toute son histoire embryonnaire... Et de trois !

Mais cela ne s'arrête pas là, et les choses se mettent même à aller très vite. Cela a pris 55 millions d'années pour passer des premiers primates aux petits singes, et des petits singes aux grands singes, mais toute la suite va se passer en cinq millions d'années : la même chose, mais dix fois plus rapidement. C'est une accélération incroyable... Lors du passage aux premiers hommes, c'est donc encore une fois le fond commun, la mémoire embryonnaire commune aux australopithèques qui est reprise, complexifiée, dynamisée, restructurée de la tête au bassin. À nouveau, cela prend encore plus de temps pour développer le cerveau, etc. Ce passage-là s'est déroulé il y a environ 2,5 millions d'années... et de quatre !

Et puis enfin, cinquième et dernière en date, il y a 120 000 ans, toujours plus rapidement, le développement embryonnaire des premiers hommes a été à nouveau déstabilisé, complexifié, allongé dans le temps, etc. C'est sans doute à partir des australopithèques que l'on commence à voir émerger la culture, le langage articulé, la parole... On va donner des noms aux objets, et puis, tardivement, apparaîtra la pensée symbolique, l'art...

Les néandertaliens ont disparu. Ils ne sont pas réellement dans la ligne de notre évolution, mais leur culture, leur mode de communication, leur représentations sont suffisamment complexes, et leur rapport à l'univers est suffisamment riche pour qu'il puisse exister une certaine notion de soi, de moi... Ils enterrent leurs morts, preuve qu'une certaine interrogation est déjà présente. Et puis on arrive à l'humanité actuelle, et à tout ce qui est le propre de l'homme moderne.

Ma conclusion est que l'Homme, ou plutôt l'Australopithèque, n'est pas comme on l'a toujours cru une adaptation des grands singes à un changement de milieu.

On avait coutume de dire que si les arbres n'avaient pas disparu, il n'y aurait pas d'australopithèques, et par conséquent pas d'hommes non plus. C'est une façon d'affirmer la présence d'une très forte contingence : nous sommes ici parce qu'un jour il y a eu un accident tectonique qui a fait que l'Afrique s'est coupée en deux, et que les arbres ont disparu. Mais cela repose sur l'idée que l'évolution du squelette est une réponse à des modifications d'environnement. Or ce n'est pas ce que je constate.

Je constate en premier lieu que l'on a récemment trouvé des australopithèques en milieu forestier. Ce n'est donc pas la disparition des arbres qui peut justifier leur apparition. Mais je constate surtout qu'il existe un processus qui se répète tout au long de l'hominisation, lors du passage des prosimiens aux simiens, puis des simiens aux grands singes, des grands singes aux australopithèques, des australopithèques aux premiers hommes, et enfin de ces premiers hommes à nous-mêmes. C'est systématiquement la même logique qui se répète.

Des variations sur un même thème, en somme...

Plus encore qu'une simple variation, c'est le thème que l'on reprend et que l'on enrichit. On croirait entendre Mozart : c'est "Ah, vous dirais-je maman..."; à la fin, on ne sait plus trop où se trouve la mélodie initiale, mais il reste quand même le thème en arrière-plan, complexifié, enrichi, etc.

Ce qui m'étonne plus encore que la stabilité des mémoires embryonnaires -- car 60 millions d'années après, il y a toujours des prosimiens ! -- c'est la stabilité du processus d'évolution lui-même, qui se répète avec insistance, toujours identique à lui-même. Il a pu exister des "sautes embryonnaires", par exemple, parallèlement aux premiers hommes, celles qui ont donné les formes paranthropes dont je parlais tout à l'heure, ou bien les néandertaliens, ou quelques autres encore... Mais toutes ces formes ont complètement disparu !

Il y a donc là une sélection extrêmement forte : l'embryogenèse, ça ne pardonne pas ! Et je souhaiterais dire à ce propos qu'en tant que femme, je vois les choses différemment. Pour moi, la sélection naturelle n'a aucun pouvoir constructif. Dire que la femme porte la vie, c'est une vision d'homme. On peut aussi porter la mort; ce fut mon cas, puisque j'ai avorté d'un petit bébé. Il me paraît donc évident que la sélection naturelle ne doit pas se limiter au sens de la conservation ou de l'élimination d'un individu en fonction de sa capacité à répondre aux contraintes de son milieu.

En tant que femme, j'ai pu voir, sentir un enfant se développer, et puis un autre qui n'était pas viable. C'est comme cela que les choses se passent. En d'autres termes, la sélection naturelle est incapable de justifier ou d'expliquer la cohérence et la fonctionnalité du petit bébé, dès sa naissance. C'est absolument fabuleux ! Je tiens vraiment à témoigner de cela : la sélection naturelle est permanente, et elle est en particulier très présente au cours de l'embryogenèse.

Finalement, si on a toujours eu la même réponse tout au long de l'évolution, c'est-à-dire tout au long du processus d'hominisation, c'est sans doute parce qu'aucune autre réponse n'était tenable. Il y a une telle complexité à gérer que l'on ne peut pas proposer n'importe quelle embryogenèse. Ils y a de nombreuses contraintes. Ne peuvent en particulier être retenus que les systèmes qui sont au moins capables de conserver la mémoire de leur construction, et d'assurer des seuils limites aux instabilités qui les traverseront. Or une telle contrainte est déjà énorme !

C'est exactement comme pour notre développement personnel : on a une mémoire, et on se sort des phases critiques parce que l'on a certaines références. Si on sait intégrer les informations, c'est gagné : il y a un concept qui émerge, qui se clarifie, et on continue à avancer comme ça, par étapes. Pour l'embryogenèse, il existe une logique similaire, même si je ne sais pas où elle se situe, où elle se déroule. Je suppose néanmoins qu'il existe dans l'ADN des capacités de gestion de la complexité, ainsi que des phénomènes de mémorisation.

À cela doit s'ajouter la possibilité de gérer des cas limites inattendus d'instabilité. Car comme le montre Prigogine par exemple, un système est toujours traversé par des fluctuations, c'est-à-dire des perturbations. Mais contrairement à ce qu'il dit, je ne pense pas que ce soit la fluctuation elle-même qui réorganise le système. Il faut préalablement une certaine mémoire de la façon de gérer l'instabilité, et c'est parce qu'une telle mémoire existe que le système va pouvoir trouver une réponse. Inversement, acceptant l'existence de cette mémoire particulière, il n'y a plus rien d'étonnant à ce que la réponse soit toujours la même !

Il y a donc à la fois un cadre général à conserver (une cohérence globale du système de la tête au bassin) et une souplesse adaptative qui permet de faire face à une " chaoticité " permanente, et de l'utiliser pour explorer tous les possibles. On a chacun notre propre façon d'être un Sapiens...

... c'est l'expression d'une certaine liberté, en quelque sorte...

Oui, dès l'instant qu'est conservée la cohérence de fond. Chaque fois que se présente une situation nouvelle, la première priorité est d'assurer la cohérence immédiate, qui fait sens en quelque sorte pour le système lui-même, et non pas simplement par rapport au milieu extérieur. Et il apparaît que la complexité est une solution possible permettant de gérer la présence continuelle d'instabilités, ce qui est le lot de l'univers depuis 15 milliards d'années.

Je me suis donc aperçue qu'il fallait s'intéresser à la mathématique du chaos, dans la mesure où il semble omniprésent dans les systèmes vivants. Or une des caractéristiques du chaos est la non reproductibilité. Il n'y a pas deux individus qui soient exactement semblables. Même chez deux jumeaux, l'un peut présenter une dysharmonie et l'autre non; c'est vraiment très précis, très fragile. Par conséquent, la reproductibilité individuelle n'est pas possible, ce que l'on peut traduire en disant que nous ne sommes pas prédictibles, ou encore que, individuellement, nous ne sommes pas attendus.

Mais à une toute autre échelle, il en va autrement. À l'échelle de la population, nous reproduisons la mémoire Sapiens; et à l'échelle de la conscience, nous reproduisons des interrogations. C'est toujours la même interrogation qui revient chez l'enfant, toujours la même quête d'identité, et toujours ce pourquoi : pourquoi, pourquoi, pourquoi...

Par conséquent, quelles que soient nos individualités, certaines mémoires, certaines identités sont transmises. Et plus importante encore que l'identité d'espèce, il se transmet l'identité d'un processus. Nous ne sommes pas simplement des bipèdes terrestres, mais de façon plus abstraite, nous sommes un processus. Cela se passe à un autre niveau de réalité. Sous la forme actuelle Sapiens, nous sommes un état organisé, complexe et instable d'un processus. Et c'est de ce processus qu'émergent la conscience réfléchie et un certain nombre de grandes constantes au niveau des comportements.

Il semble donc que je retrouve là un certain accord avec ce que m'avait inculqué mon éducation religieuse. Il y a quand même des choses qui ont été dites depuis longtemps, comme l'existence de cycles. Quelque chose, une certaine logique se répète, se réitère. Or le chaos ne prévoit pas le cycle puisqu'il s'appuie sur la non-reproductibilité. La reproductibilité que j'observe se situe donc au-delà du chaos. Il existe un chaos local, mais non global, et s'il y a hominisation, c'est précisément parce qu'il n'y a pas de chaos généralisé.

En ce sens, je me démarque complètement de Prigogine qui affirme que l'humanité n'était pas attendue dans sa singularité. Simplement à partir des faits, je montre que son raisonnement ne tient pas. Je ne me permettrais pas pour autant de dire que l'humanité était attendue déjà il y a soixante millions d'années, alors qu'apparaissaient les premiers prosimiens, mais s'il y a, comme je le montre, un processus qui se répète, alors il faut bien admettre que la simple possibilité d'une telle répétition était, et est encore présente. Cela va à l'encontre de l'idée classique du chaos selon laquelle la prédictibilité décroît toujours avec le temps. Ici, la prédectibilité croît pour que l'homme apparaisse, et donc pour que la conscience apparaisse !

J'ai donc été amenée à dépasser la notion d'attracteur chaotique, et à en proposer une autre, celle d'attracteur harmonique. J'ai cherché ce nom sans succès pendant assez longtemps, et comme je ne le trouvais pas, j'ai fini par laisser tomber en me disant que cela viendrait tout seul. Ce faisant, j'allume la radio; il y avait de la musique, et alors tac ! J'ai comme entendu ce mot: "harmonique". Or cela me convient parfaitement, attracteur harmonique... Car cela exprime l'idée qu'il ne dissipe pas la mémoire, et qu'il maintient corrélées des parties qui l'ont toujours été.

Pour ce qui est du moment présent, j'ai l'impression que l'hominisation est à fleur de peau, comme un océan qui s'ouvre et dont on voit le fond. Il y a tout, on met tout à plat... tous les possibles sont là, toutes les sensibilités, toutes les rivalités. Et puis tous les problèmes ont été posés, avec toutes les formulations, toutes les écoles de pensée. En tant qu'anthropologue, je suis bien obligée de constater que la religion existe, et qu'un certain nombre de discours ont été tenus. Alors, qu'est-ce qui est faux, qu'est-ce qui est vrai ? Dans tout ce qui est dit aujourd'hui, que faut-il retenir, que faut-il abandonner ? Quels sont les discours qui font sens et qui s'inscrivent dans la logique de l'hominisation ?

Un des points les plus intéressants dans ce que tu apportes à cette réflexion me semble être le passage à un niveau d'abstraction supérieur. Le niveau fondamental de la description du monde n'est plus l'individu manifesté, qui lui, serait soumis au chaos direct, mais devient l'ontogenèse elle-même...

Exactement...

Cette "chose" abstraite, qui est donc le véritable sujet d'étude, comment la décrirais-tu ? Comment l'envisages-tu, et peut-être même, quel support lui attribues-tu ?

C'est très délicat, car il me faudrait là sortir du cadre de la science. Vous évoquiez tout à l'heure les champs morphogénétiques invoqués par Sheldrake, mais je ne peux pas travailler avec cela, car ces champs sont postulés.

Oui, en effet, on peut laisser Sheldrake de côté, car il est possible de puiser chez quelqu'un de beaucoup plus raffiné -- de beaucoup plus gracile, comme tu dis -- et d'évoquer les archétypes platoniciens.

Dans mon petit coin, je peux en effet explorer ces idées-là, tenir compte des archétypes, et même des archétypes de Jung : les grands schémas de pensée qui reviennent, tous ces comportements tellement stéréotypés, surtout en ce moment... Je pourrais en effet en parler, mais je ne serais plus dans le cadre de la science...

Ce n'est pas grave, cela nous intéresse...

Pour vous oui, mais dans le cadre de ma recherche, je ne peux pas développer ces réflexions.

Oui, c'est assez normal... En ce qui me concerne, je pense que nous avons effectivement atteint un moment de profonde mutation. Je le ressens fortement. La prochaine espèce sera conscientielle, véritablement conscientielle. C'est à ce niveau-là que les choses vont se jouer. C'est comme un puzzle : il s'agit d'assembler les bonnes pièces, mais chacun, chaque discipline, dispose d'un petit morceau. Il ne s'agit pas de comparer ce qui n'est pas comparable, mais de faire une synthèse intelligente -- ce que j'appellerais passer à l'octave supérieur. Mais pour cela, il faut véritablement comprendre et respecter toutes les harmoniques. D'ailleurs, ce que je dis là n'a rien de nouveau. On le trouve dans toutes les traditions métaphysiques...

Cela a donc précédé le discours scientifique...

Absolument. Ibn El Arabi, par exemple, parle d'une information cosmique absolue, que d'autres appelleraient Dieu... Elle est présente au coeur du vide, absolument consciente, cela va de soi, et récurrente. Il y a toujours la même création récurrente, qui à un moment donné informe la matière. Dans le contexte qui est le tien, ce n'est pas véritablement un surplus d'information qui serait apporté à une embryogenèse, mais plutôt quelque chose qui réactive une information déjà présente. Pour moi, cela se situe dans l'ADN; c'est inscrit.

C'est véritablement une question d'information : à certains moments, cette information déclenche un processus, ce qui rejoint tout à fait la conception des archétypes platoniciens. Pour ma part, je suis à 99,9 % certaine que cette information, c'est le vide lui-même -- disons, ce qu'on appelle le vide... Je le sens profondément, et c'est l'expérience elle-même qui me l'a montré. Or je pense en effet que nous sommes à un moment où l'information va réactiver une nouvelle fonction.

Justement, tu dis que l'on observe actuellement beaucoup d'oscillations au niveau du support physique lui-même, du corps. Or d'après ton article dans La Recherche, c'est très récent, car on ne trouve pas trace de phénomènes semblables dans les cimetières préhistoriques. Concluerais-tu également qu'il se passe quelque chose en ce moment même ?

C'est en réalité un peu plus vieux; on rencontre ces phénomènes à partir du Moyen Âge. Mais même si c'est du Moyen Âge, c'est pratiquement contemporain à l'échelle de 100 000 ans.

Quelle peut être l'échelle de temps d'une telle évolution, d'un tel saut ?

Je ne sais pas du tout, ce serait un domaine de recherche à développer...

Et quelle forme physique prendra ce "processus" dont nous sommes les représentants actuels, en extrapolant les évolutions déjà réalisées, contraction après contraction ? Peut-on imaginer ce que sera l'étape suivante ?

Non, car la seule partie à peu près prédictible est la base du crâne et, dans les grandes lignes, le cerveau. Sur le squelette locomoteur, on ne sait rien pour le moment. Comment le pied ou le bassin peuvent se réorganiser, je ne saurais le dire. Mais allons un peu plus loin. La forme importe peu, ou même la masse de l'encéphale. C'est autre chose, que l'on ignore. Car nous sommes comme dans un trou noir, face à un phénomène d'accélération fantastique.

Ce que je conclus, c'est que toute cette histoire se joue bien au-delà des questions d'adaptation à la disparition de la forêt. Ce n'est plus un problème terrestre, ou seulement terrestre. On a affaire à des processus de complexité croissante, de mémorisation, d'intégration, que l'on retrouve absolument partout, et de tout temps; à l'origine de la vie, tout au long de l'évolution de la vie, mais également avant la vie. On peut remonter aussi loin que l'on veut : il n'y a pas d'atomes si on n'intègre pas les quarks; il n'y a pas de molécules s'il n'y a pas la diversité des atomes, et l'intégration de ces atomes en structures plus complexes; il n'y a pas le stade mono-cellulaire s'il n'y a pas la diversité et l'intégration des molécules complexes, ARN, ADN, enzymes, etc.

Pour le dire brièvement, le processus omniprésent dans l'univers, aussi bien inerte que vivant, c'est l'intégration des diversités en une structure dynamique qui a le génie de pouvoir engendrer la mémoire de sa propre construction. C'est absolument fabuleux ! Or nous relevons nous-mêmes de cette logique qui consiste à réintégrer une mémoire ancienne. Sans doute l'évolution nécessite-t-elle aussi une diversité de mémoires. Deux mémoires ou plusieurs se rencontrent, se fécondent et s'intègrent, se reconnaissent dans leur diversité, et une nouvelle mémoire peut alors émerger.

Cette histoire n'est donc pas terrestre. Elle est beaucoup plus profonde, et je crois qu'il faut aller jusqu'au bout : elle est liée directement aux conditions initiales de l'existence, aux conditions initiales de ce processus d'intégration de la complexité croissante, et finalement à ce qui s'est passé aux origines de l'univers.

Je fais partie de ceux qui pensent qu'il y a une intentionnalité consciente qui mène la danse. J'admets que pour accepter cela, ne serait-ce que comme hypothèse de travail, il nous faut "sortir" de la pensée linéaire mécaniste qui affirme que "la vie est la conséquence fortuite des forces aveugles agissant au hasard sans qu'intervienne quoi que ce soit d'autre que l'action purement mécaniste". D'autant plus que depuis Heisenberg "l'esprit" a bel et bien réintégré la machine.

Notre conscience se pose toujours des questions. Et revoilà cette spirale infinie, ce trou noir : Qui suis-je ? D'où viens-je ? Pourquoi ? Or ce n'est pas mon pied qui cherche les origines, ce ne sont pas mes yeux, ni mes cheveux... c'est ma conscience ! C'est ce "je" qui se sent complètement aspiré par une histoire qui remonte à l'origine de l'univers, ce "je" lié aux conditions initiales d'existence et, je le crois également, à la finitude de l'univers.

Or je constate que ce processus-là n'est pas soumis à l'entropie -- qui est le désordre, l'oubli, la dissipation. Il est robuste. Et je finirai par cette question : si la conscience a quelque chose à voir avec le début de l'univers, et si elle résiste ou échappe à l'entropie quand l'univers lui-même est entropique, alors quelle est donc notre condition ?...

Ta question me fait penser au théorème de Fort* : "Si vous rencontrez des données se situant en dehors du domaine que vous vous êtes fixé comme contenant les seules données possibles, ou bien vous ne les verrez pas du tout, ou bien vous les discréditerez de façon plausible en vous appuyant sur vos idées préconçues". Quant à notre condition humaine, comme le dit Fernando Pessoa, j'ose dire qu'elle est divine parce qu'humaine, et humaine parce que divine.

* Charles Hoyot Fort, 1874-1932, in Les Veilleurs invisibles de Ernest Scott, Le Courrier du Livre, Paris, 1990. Traduction de The People of the Secret, Octagon Press, Londres, Édition originale 1983.


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