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Amener l'Univers à la Vie

Freeman J. Dyson
de l'Institute for Advanced Study de Princeton, USA.
Conférence donnée le 1er juin 1996
à l'Université interdisciplinaire de Paris,
immeuble de l'Unesco à Paris.

Titre original : "Bringing the universe to life"
traduit de l'anglais par les Humains Associés

1. L'Esprit de l'univers.

Je suis mathématicien et j'étudie l'univers des astronomes. Je ne suis pas moi-même astronome, mais je discute constamment avec des astronomes. Je regarde les étoiles et les planètes avec mes propres yeux, et je vois aussi l'univers lointain à travers les instruments des astronomes. Partout où je regarde, je vois la beauté. L'univers est extraordinairement grand et beau de tous côtés. Mais pourtant je ne suis pas satisfait de cette beauté. L'univers tel que nous le voyons -- partout, excepté notre planète -- est mort. Et nous savons, quand nous comparons la Terre et la Lune, qu'une planète qui porte la vie est considérablement plus belle qu'une planète morte.

L'univers serait bien plus beau et bien plus significatif s'il était plein de vie, si la vie s'étendait sur ces millions de mondes déserts que nous voyons. Je ne puis croire que l'univers au-delà de la Terre soit à jamais privé de vie. La vie trouvera une manière ou une autre de se propager et de faire de chaque coin de l'univers son foyer, tout comme elle s'est établie sur toute cette planète. Je pense que la vie s'étendra dans l'univers et que la destinée des humains est de jouer les sages-femmes, aidant à l'éclosion de l'univers vivant. Aussi je crois dans les voyages interplanétaires des humains -- non comme une fin en soi -- mais comme moyen d'amener l'univers à la vie.

J'aimerais parler un peu des signes de l'importance de l'esprit dans les mécanismes de l'univers. Nous avons la manifestation du rôle joué par l'esprit à trois niveaux différents. Tout d'abord, nous savons que l'esprit est important sur le plan humain, à travers l'expérience directe que nous avons de notre propre conscience. Cette évidence immédiate de notre conscience est plus forte que tout ce que les scientifiques matérialistes pourront dire pour la contester. En deuxième lieu, nous avons une évidence au niveau des atomes individuels, des électrons et des autres particules élémentaires. Les biologistes comme Jacques Monod, qui nient l'existence de l'esprit en dehors du domaine humain, pensent que les molécules qui composent les êtres vivants sont de petites machines fonctionnant comme des mouvements d'horlogerie. Ils ont l'habitude de faire des maquettes des molécules biologiques importantes, des protéines et de l'ADN, en assemblant des petites boules et des tiges de bois ou de plastique.

Ces assemblages de billes et de tiges sont aussi utilisés pour enseigner la biochimie aux étudiants. Tous ceux qui étudient la biologie connaissent bien ces maquettes. Et ainsi, les biologistes imaginent que les vraies molécules sont comme les maquettes. Nous savons que les modèles décrivent avec beaucoup de justesse le comportement des grosses molécules. Les molécules d'ADN, par exemple, restent stables pendant des millions d'années et ne mutent que très rarement vers d'autres formes d'ADN.

Mais nous savons aussi, quand nous examinons les atomes dont l'ADN est composé, que les atomes ne se comportent pas comme des petites billes de plastique. Les atomes obéissent aux lois de la mécanique quantique qui sont très différentes des lois de la mécanique ordinaire. Lorsqu'on procède à une expérience avec un atome isolé, on ne peut prédire avec certitude ce que fera cet atome. On peut seulement dire que l'atome fera différentes choses avec différentes probabilités. Les lois de la mécanique quantique portent sur des probabilités et non sur des certitudes. L'expérience force l'atome à choisir entre différents chemins. L'atome apparaît comme un agent actif, pas comme un objet inerte. L'atome possède une aptitude inhérente à faire des choix.

Et donc, je dis qu'une forme rudimentaire d'esprit habite chaque atome. Je conjecture que ce rudiment peut devenir un esprit humain, s'il est multiplié par dix à la puissance trente-six le nombre d'atomes contenus dans un cerveau et s'il est convenablement amplifié. Je conjecture qu'en fait le cerveau est un appareil d'amplification et de concentration des choix produits par les molécules individuelles. Je conjecture qu'un élément essentiel dans la conscience humaine est une espèce de structure fonctionnant dans le cerveau comme un amplificateur pour les molécules qui font des choix quantiques. Cette idée est peut-être totalement fausse, mais c'est du moins une hypothèse qui pourrait être analysée.

En dehors du domaine de l'homme et de l'atome, il y a un troisième plan sur lequel l'esprit peut exister, c'est le niveau de l'univers. Il y a certaines des lois de la nature qui indiquent de manière frappante que l'univers est conçu de façon à accueillir l'existence de la vie et de l'esprit. Un exemple bien connu est celui de la force nucléaire qui s'exerce entre les particules élémentaires.

La puissance de cette force que nous voyons à travers l'univers est juste assez grande pour maintenir ensemble un proton et un neutron qui forment ainsi un noyau stable appelé un deutéron, noyau de l'hydrogène lourd. Par ailleurs, cette force n'est pas tout à fait suffisante pour lier les deux protons formant le noyau de l'hélium léger. La forme légère de l'hélium n'existe pas dans la nature alors que la forme lourde de l'hydrogène existe bien. Ces faits concernant l'hydrogène et l'hélium sont cruciaux quant à la possibilité de la vie.

Si la force nucléaire avait été légèrement supérieure, l'hélium léger aurait pu exister en tant qu'atome stable, et la plupart de l'hydrogène de l'univers se serait transformé en hélium léger en quelques minutes. L'univers ne contiendrait aujourd'hui pratiquement plus d'hydrogène. Sans hydrogène il n'y aurait pas d'eau, et sans eau pas de vie.

D'un autre côté, si la force nucléaire avait été légèrement plus faible, l'hydrogène ne se serait pas transformé en hélium dans les étoiles comme le soleil, l'univers serait composé d'hydrogène avec seulement quelques traces d'éléments plus lourds, et encore une fois il n'y aurait pas eu de vie. Ainsi donc, la puissance de la force nucléaire doit être dosée très précisément pour que la vie soit possible.

Ceci est un exemple de la façon dont l'univers semble si délicatement mis au point, que la vie et l'esprit peuvent y trouver place. Je dis que cela témoigne de ce que l'esprit est inhérent à la construction de l'univers. En d'autres termes, on peut dire que cet indice de l'esprit au troisième niveau suggère qu'il existe une sorte d'esprit universel ou âme du monde. Il pourrait y avoir une seule âme du monde ou une quantité d'âmes du monde. Mais en parlant d'âmes du monde, nous avons quitté le domaine de la science pour entrer dans le domaine de la religion.

Lorsque je dis que les humains devraient être les sages-femmes qui aideront à la naissance d'autres mondes et à propager la vie à travers l'univers, je ne dis pas que les êtres humains devaient obligatoirement exister avant que l'expansion de la vie à partir de la Terre ne soit possible. Il a pu y avoir d'autres sages-femmes. Il a pu y avoir des espèces totalement différentes de la nôtre, ayant développé l'intelligence et les outils rendant possibles les voyages interplanétaires. Il se pourrait même que la vie ait eu la possibilité de se propager dans l'univers sans l'aide d'aucune espèce intelligente de sages-femmes.

Nous savons qu'il existe une dizaine de morceaux de roche tombés du ciel sur la Terre en provenance de Mars, à n'en pas douter. La plupart ont été trouvés en Antarctique où ils étaient préservés dans la glace. J'en ai vu plusieurs dans un musée du Texas. Ils sont très différents des météorites ordinaires. Ils représentent la preuve directe que des morceaux de Mars peuvent parfois être projetés par la chute d'une comète ou d'un astéroïde sur Mars et parvenir jusqu'à la Terre sans être détruits.

S'il y avait eu des habitants sur Mars, il est possible que certains d'entre eux aient pu survivre après un voyage jusqu'à la Terre et avoir fait de celle-ci leur foyer. Il est également possible que des organismes terriens soient arrivés sur Mars de la même manière. Aucun endroit dans l'univers n'est totalement isolé de son voisinage. L'univers est patient et il a tout son temps. Si l'univers pouvait attendre suffisamment longtemps, il pourrait voir la vie se déplacer à partir de la Terre au moyen de processus naturels liés aux chutes de météorites et de comètes. Si nous prenons délibérement la responsabilité de propager la vie dans l'univers, nous ne ferons qu'accélérer le processus naturel.

2. Voyages spatiaux économiques

Actuellement toutes les activités que nous menons dans l'espace sont excessivement chères. Envoyer des instruments dans l'espace revient incroyablement cher, et envoyer des êtres humains coûte encore plus cher. La raison pour laquelle les activités spatiales sont si chères est simple. Le système de propulsion spatiale est le même depuis cinquante ans. Quelques détails ont changé, mais la technologie de base des fusées n'a pas changé.

Nous utilisons toujours la technologie de Werner Von Braun, celle qu'il a conçue pour que les fusées V2 aillent bombarder Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. Même en 1944 les V2 étaient beaucoup trop chers pour être une arme de guerre intéressante. J'étais à Londres à cette époque, et j'ai le souvenir très vif du bruit des V2 qui tombaient : d'abord l'explosion et ensuite le sifflement de la descente supersonique des fusées. Déjà à ce moment-là, j'étais à la fois stupéfait et reconnaissant à l'égard d'Hitler qu'il dépense son argent avec ces fusées inefficaces et coûteuses.

Aujourd'hui les fusées que nous utilisons pour envoyer des satellites dans l'espace sont toujours beaucoup trop chères. Le public le voit bien. Le public a compris que l'espace est un terrain de jeu où seuls les gouvernements et les sociétés riches peuvent jouer. Le public pense que l'espace sera toujours trop cher pour les gens ordinaires. C'est la principale raison pour laquelle le public a perdu tout intérêt pour les voyages dans l'espace.

Mais il n'est pas obligatoire qu'il en soit toujours ainsi. Les voyages dans l'espace ne seront pas toujours nécessairement chers. La technologie spatiale de nos jours est un peu comme ces coureurs qui portaient du poisson frais de l'Océan à l'empereur Montézuma pour qu'il puisse le manger dans son palais à Tenochtitlàn, la ville qui se tenait à l'endroit où se trouve la ville moderne de Mexico. Aujoud'hui le poisson frais est bon marché à Mexico car on n'emploie plus des coureurs à pied pour le faire venir de l'Océan. Le poisson frais est à présent bon marché parce que nous avons des autoroutes.

Pour que dans l'avenir les voyages interplanétaires soient bon marché, il nous faut des autoroutes dans l'espace. Pour qu'ils soient utiles et intéressants pour le grand public, il leur faudra coûter mille fois moins cher qu'aujourd'hui. Le coût du lancement de la charge utile dans l'espace doit passer d'à peu près cent mille francs le kilogramme à une centaine de francs environ. Cela semble impossible, mais en fait nous pouvons y arriver en abandonnant les fusées de Von Braun, et en développant de nouveaux systèmes de propulsion.

Il y a plusieurs méthodes pour créer les autoroutes de l'espace. Je n'en citerai qu'une seule, le système connu en tant que propulsion au laser. Le principe est d'installer un puissant laser au sommet d'une montagne, le rayon laser étant pointé vers le ciel. Ce rayon est l'autoroute.

Le laser reste au sol. Le faisceau du laser transmet de l'énergie à un petit vaisseau qui monte le long de ce faisceau. Le vaisseau spatial ne transporte pas sa propre source d'énergie comme une fusée chimique. Il ne transporte qu'un modeste réservoir d'eau qui lui sert de combustible. Le rayon laser chauffe l'eau à haute température et la dilatation de l'eau propulse l'appareil le long du rayon. Le vaisseau peut être petit et bon marché, à peu près de la taille d'une vieille Volkswagen. Le réservoir d'eau peut également être petit et peu coûteux; pour une capacité d'une tonne d'eau il aurait un diamètre d'environ un mètre. Le véhicule avec son réservoir et la charge embarquée pourrait peser deux tonnes, ce qui serait considérablement plus petit et plus simple que nos lanceurs actuels. L'eau en tant que combustible polluerait aussi beaucoup moins l'atmosphère que les fusées chimiques.

Le problème essentiel de la propulsion au laser, comme pour une autoroute, est qu'elle ne sera bon marché que si on l'utilise constamment. Le lancement d'un appareil spatial prend cinq minutes. Afin de diviser le coût actuel d'un lancement par mille, le laser devra continuellement envoyer un vaisseau dans l'espace toutes les cinq minutes, heure après heure. Cela représente cent mille lancement par an. Ce n'est pas possible aujourd'hui, mais cela le deviendra lorsque le trafic spatial sera assez important pour que le laser soit pleinement employé. Les premiers utilisateurs de cette autoroute seraient les grandes entreprises et les gouvernements pouvant se permettre de faire les investissements initiaux.

À partir du moment où elle sera construite, elle deviendra accessible aux particuliers, aux groupes privés qui voyageront dans l'espace à leurs frais, comme les Pères Pèlerins qui en 1620 firent la traversée depuis l'Angleterre jusqu'en Amérique. Les particuliers ne feront pas le déplacement seuls ou juste avec leur famille. Ils emmèneront aussi leurs plantes et leurs animaux. Ils répandront la vie partout où ils iront.

Je n'ai aucun doute que les voyages spatiaux à des prix abordables seront tôt ou tard mis en place. La question à laquelle je ne saurais répondre est : quand cela sera possible. Sur quelle échelle de temps peut-on prévoir la grande migration depuis la Terre ? Aucune loi de la physique ou de la chimie n'oblige les voyages dans l'espace à revenir toujours aussi cher. Pour ce qui concerne les lois de la physique, si on évalue le coût des déplacements dans l'espace à partir du coût de l'énergie requise, le prix de revient du lancement d'une personne de la Terre à l'espace ne devrait pas être plus élevé que celui d'un vol commercial de New York à Paris. Mais pour réduire le coût de l'accès à l'espace à celui d'un vol aérien il faudrait un volume de trafic énorme.

Les vols spatiaux ne deviendront abordables que lorsque des millions de personnes pourront les utiliser. Et des millions de gens ne pourront les utiliser que lorsque des habitats spatiaux auront été créés en nombre suffisant pour accueillir tous ces voyageurs. La croissance du nombre des habitats spatiaux et l'abaissement des coûts dépendent d'un processus inévitablement lent. Les progrès accomplis en cent ans peuvent être importants, mais pas suffisants toutefois pour produire un impact majeur sur les problèmes sociaux de l'humanité liée à la Terre. L'expansion sur une grande échelle de la vie et de l'humanité à travers l'espace ne viendra pas à temps pour résoudre les problèmes de nos petits-enfants.

D'ici cent ans, nous verrons probablement l'installation d'êtres humains sur la Lune et sur quelques astéroïdes proches de nous. Peut-être sur Mars. Nous verrons des plantes et des aninaux génétiquement préparés à la colonisation de quelques astéroïdes et planètes. Nous verrons peut-être apparaître sur Mars une variété particulière de pommes de terre qui pousse en des lieux où l'eau à l'état de liquide se trouve sous une épaisse couche de terre glacée, avec des pousses résistantes, capables de se frayer un chemin jusqu'à la surface, donnant des feuilles pour profiter du soleil de midi pendant l'été martien.

Ces développements seront les préalables nécessaires à une migration de grande envergure mais ce ne sera pas suffisant. Mon pronostic est que la grande migration pourra commencer seulement après qu'un certain nombre d'expériences de migration limitée aient été tentées. Une migration limitée pourrait être menée sur quelques centaines d'années jusqu'à ce que la vie soit tout à fait adaptée et qu'elle se développe spontanément sur la multitude de mondes qui gravitent autour du Soleil. Bien avant qu'un millénaire ne se soit écoulé, la vie se sera répandue à travers le système solaire. Dans le même temps notre descendance se sera déployée elle aussi.

Le prochain millier d'année sera un âge d'or pour la science. Les voyages d'exploration dépasseront les frontières du système solaire pour aborder de lointains espaces interstellaires. Et les missions d'exploration mentale partiront dans de multiples directions dont nous n'avons pas encore idée. Nous ne connaissons pas même le nom des sciences nouvelles qui surgiront et disparaîtront avant que mille ans se soient écoulés. À la fin des mille ans, nos modes de perception et de compréhension pourront avoir changé si radicalement que le concept de science n'aura plus de signification.

3. L'Univers de Carroll

Il y a cent mille ans, notre tâche était d'apprendre à être humains. Nous nous adaptions à un climat froid, trouvions des systèmes ingénieux, pratiquions un langage abstrait et la prévoyance. Nous commencions à éduquer nos enfants. Nous apprenions à avoir une loyauté farouche envers notre propre espèce, face à nos cousins de Néanderthal. On ne peut rien prédire quant à ce qui se passera dans cent mille ans. D'ici là, nous pourrons avoir répandu la vie dans toute la galaxie, si toutefois la vie n'y est pas déjà présente. Nous aurons établi le contact avec d'autres formes de vie qui peuvent exister dans la galaxie. Si nous avons de la chance, notre histoire pourra être enrichie d'une multitude de cultures et de traditions venues d'autres mondes. Les habitants de ces autres mondes auront des notions du bien et du mal probablement très différentes des nôtres. Nous aurons beaucoup à enseigner et beaucoup à apprendre.

Peut-être que sur une échelle de temps de cent mille ans, le facteur dominant de l'histoire de la vie sera notre capacité à vivre dans un univers à la Carroll. L'univers de Carroll a été découvert par le physicien français Jean-Marc Lévy-Leblond, qui maintenant vit à Nice. Levy-Leblond a donné à son univers le nom de Lewis Carroll, le mathématicien anglais qui a écrit les classiques pour enfants "Alice aux pays des merveilles" et "À travers le miroir". Dans le monde-miroir de Carroll, La Reine rouge dit à Alice "Tu dois courir jusqu'à n'en plus pouvoir : juste pour rester au même endroit". Ainsi dans l'univers de Carroll d'après Levy-Leblond, rien ne se déplace vraiment d'un endroit à un autre. Même la lumière va à la vitesse zéro. Lévy-Leblond a conçu cet univers comme un exercice de mathématiques, pour montrer que c'est un des modèles d'univers parmi un petit nombre de modèles qui sont tout à fait cohérents sur le plan de la logique.

Quand la vie sera présente dans toute la galaxie, nous vivrons dans un univers de Carroll parce que les distances seront trop grandes pour être parcourues en un temps compatible avec l'échelle de temps humaine. Même un message voyageant à la vitesse de la lumière prendra cinquante mille ans pour progresser d'un bout à l'autre de la galaxie. Des époques historiques entières passeront, des cultures apparaîtront et s'effaceront, entre le moment d'un appel téléphonique et la réponse.

Chaque morceau de la galaxie, si petit soit-il, sera un monde à part entière, isolé des autres morceaux par l'immensité de l'espace et la vélocité du temps. Nous disposerons d'une abondante communication avec nos voisins du passé, mais de ceux du présent nous ne pouvons rien savoir.

Il y a deux autres modèles d'univers qui nous sont plus familiers que l'univers de Carroll. Nous avons l'univers de Newton, et l'univers d'Einstein. Dans ce dernier l'espace et le temps sont tous deux relatifs. Dans l'univers de Newton, le temps est absolu et l'espace est relatif. Dans l'univers de Carroll, l'espace est absolu et le temps est relatif. Il est un curieux paradoxe que nous ayons vécu pendant cent mille ans dans un univers de Carroll, et que nous allions vivre à l'avenir dans un univers de Carroll, avec seulement un court intervalle d'univers de Newton et d'Einstein entre les deux. Nous avons vécu autrefois, avant la création des bateaux et l'invention de la roue, dans un univers de Carroll parce que chaque tribu d'humains ne pouvait se déplacer que d'une courte distance sur la durée d'une vie humaine.

Chaque tribu était comme un point dans un univers de Carroll, séparé des autres points par un espace absolu. Puis quand les bateaux et les roues ont été inventés, nous avons appris à voyager à travers le monde. Notre espace n'était plus absolu et nous sommes entrés dans un univers de Newton. Un peu plus tard nous avons inventé le télégraphe et la radio et nous sommes entrés dans un univers d'Einstein. Nous nous maintiendrons dans cet univers d'Einstein pendant quelques milliers d'années jusqu'à ce que nous nous soyons dispersés au travers des espaces interstellaires, vers des destinations éloignées et multiples, ou bien jusqu'à ce que nous entrions en contact avec d'autres êtres ayant déjà couvert la galaxie. Et ensuite, après que nous nous soyons disséminés, nous serons à nouveau dans l'univers de Carroll.

Dans un avenir lointain, il nous sera peut-être très utile d'avoir gardé des traces de notre longue expérience d'un univers de Carroll. L'univers de Carroll a fait de nous ce que nous sommes, une espèce territoriale dotée d'une grande fidélité à la contrée et au foyer. Dans les univers de Newton et d'Einstein du passé récent et d'aujourd'hui, ces fidélités se sont révélées dangereuses et destructives, en nous conduisant à la guerre territoriale et à l'extermination de populations. Dans le très large univers de Carroll à venir, nous ne serons plus en mesure d'attaquer physiquement nos voisins, et les anciennes fidélités territoriales redeviendront inoffensives.

Un million d'années en arrière nous ramène aux débuts de notre espèce. Nous avons fait, au cours de ce million d'années, la découverte de tout ce qui nous distingue en tant qu'humains. Le langage, pour partager les joies et les peines, nos pensées et nos compétences. Les grands-parents, la troisième génération que nous avons ajoutée à la famille mammifère, ayant le loisir d'instruire les enfants et de raconter de longues histoires autour du feu de camp, tandis que les parents s'occupent de la chasse et de la cueillette. La conscience de la mort pour élargir nos horizons dans le temps, nous révèle, notre place en tant que maillons d'une chaîne d'existences, avec le respect dû aux ancêtres et l'amour dû à notre descendance.

Le rire qui nous permet de savourer l'absurdité de notre situation. L'amour du soleil et des rivières, des arbres et de la terre. Respect et fidélité, pas seulement à l'égard de notre propre tribu, mais également envers les autres espèces et envers la Nature toute entière. La religion, ajoutant une dimension mystique qui donne du sens à nos combats. Et finalement, parmi d'autres divinités, la déesse-terre Gaïa qui symbolise la puissance nourricière et protectrice de notre planète.

D'ici un million d'années, nous ferons d'autres découvertes, au moins aussi importantes et aussi révolutionnaires que celles faites par le passé. Nous n'avons aujourd'hui pas la moindre idée de la nature de nos prochaines inventions. Ce qui intéressera nos descendants dans un million d'années nous serait probablement aussi inintelligible aujourd'hui que les équations différentielles et l'astrophysique l'auraient été pour les premiers hominiens qui parcouraient les plaines d'Afrique.

Tout ce que nous pouvons dire d'un avenir aussi lointain concerne la quantité plutôt que la qualité. Nous ne savons pas décrire la qualité de la vie de nos descendants, mais nous pouvons prévoir grosso-modo où ils en seront. Ils se seront rendus d'un bout à l'autre de la galaxie, et ils chercheront à atteindre d'autres galaxies. Ils seront très conscients, avec un degré de compréhension que nous ne saurions imaginer, de toute l'histoire de la partie de l'univers se trouvant en deçà de leur horizon du passé. Ils enverront des informations à leurs voisins éloignés faisant partie de l'univers s'étendant jusqu'à leur horizon du futur.

Dans un univers de Carroll, l'intervalle entre l'horizon du passé et celui du futur est vaste. Même pour un voisin habitant une galaxie proche telle que M31, l'espace entre les deux horizons, l'intervalle qui sépare le passé communicable de l'avenir communicable, représente plusieurs millions d'années. Voilà ce que veut dire vivre dans un univers de Carroll. D'ici un million d'années, nos descendants et leurs voisins d'autres galaxies seront peut-être dans les préparatifs de l'intervention intelligente de la vie dans l'évolution de l'univers dans son ensemble. C'est là une aventure dont nous pouvons conjecturer le début, mais elle est bien au-delà de notre perception.

4. Les Deux Fenêtres

La science a obtenu une étonnante réussite en pénétrant les détails du monde que nous voyons autour de nous. Le succès de la science a conduit beaucoup de gens à croire que la science peut tout expliquer. Mais il serait encore plus étonnant que la science ne connaisse pas de limites. Les humains, une espèce de singes qui, après tout, n'est descendue que récemment des arbres. Toute notre compréhension de la nature est basée sur le langage humain. Et le langage humain est un outil qui découle de l'histoire particulière de notre espèce. Il serait surprenant que le langage humain puisse comprendre des aspects de l'univers qu'aucun humain n'a ni vu, ni expérimenté. S'il existe dans l'univers des esprits plus ouverts que les nôtres, il est peu vraisemblable que notre langage puisse rendre compte de leur pensée. Il est improbable que notre science puisse expliquer leurs concepts.

L'une des questions auxquelles nous ne pouvons pas répondre, est de savoir si la science durera toujours ou si elle a elle-même une durée de vie finie. Les modes de pensée de notre descendance peuvent tellement différer des nôtres que nous ne saurions les reconnaître comme scientifiques. Nos descendants pourront regarder la science d'aujourd'hui comme nous regardons, avec le recul, la science d'Aristote. Beaucoup de scientifiques trouvent cette possibilité difficile à accepter. Nombreux sont mes amis scientifiques qui pensent que la science actuelle est proche de l'explication finale de toutes choses dans l'univers.

Aussi, je terminerai cette causerie par quelques remarques sur les limites de la science, et je parlerai aussi de religion. La religion est bien entendu un sujet personnel. Je ne dis pas que tous les scientifiques doivent avoir une religion. Je dis simplement que science et religion ne sont pas incompatibles.

La science et la religion sont deux fenêtres par lesquelles nous pouvons voir l'univers. Chacune de ces deux fenêtres nous donne une vision éclairante et, dans une certaine mesure, vraie. Mais on ne peut percevoir les deux visions à la fois. Ceci est un exemple de ce que Niels Bohr a appelé la complémentarité, c'est une situation qui se produit en de nombreux domaines de la science et de la vie humaine, lorsqu'un seul point de vue ne peut rendre compte d'une chose complètement. L'exemple le plus fameux de la complémentarité, est la première chose créée par Dieu : la lumière. Quand on regarde la lumière d'une certaine façon, c'est une onde, et d'une autre façon c'est une particule, mais on ne peut jamais voir l'onde et la particule en même temps.

L'idée de complémentarité explique pourquoi toutes nos visions de l'univers et de nous-mêmes sont incomplètes. Cela ajoute considérablement à la profondeur et au mystère des choses. Le monde est de loin beaucoup plus merveilleux quand nous le regardons à travers deux fenêtres plutôt qu'une seule.

Pourquoi ne pouvons-nous regarder simultanément par les deux fenêtres ? Parce que les règles sont trop différentes entre les deux jeux. L'essence de la religion est la foi, et l'essence de la science est le doute. Les théologiens n'adhèrent pas tous à une foi donnée, mais la théologie sans la foi n'aurait aucun sens. Les gens doivent croire en quelque chose, avant de pouvoir s'embarquer dans une recherche théologique. D'autre part, l'essence de la science a été définie avec grande clarté par mon ami et héros Richard Feynman : "Le doute n'est pas un obstacle à la compréhension, le doute est l'essence de la compréhension". Les gens doivent tout remettre en question avant de s'embarquer dans une recherche scientifique.

Une autre raison pour laquelle on ne peut regarder par les deux fenêtres à la fois, c'est qu'elles requièrent chacune une façon distincte de regarder. Pour regarder par la fenêtre de la religion on doit être tranquille. On doit méditer, prier ou réfléchir, écouter, lire ou écrire, en ouvrant son esprit ou son âme à la voix de la conscience qu'on espère entendre. Pour regarder par la fenêtre de la science, on doit simplement apprendre à manier quelques outils techniques et puis travailler d'arrache-pied tout son content. La science est grégaire et bruyante. Elle est généralement pratiquée en groupe plutôt qu'individuellement. La joie de faire de la bonne science est comme celle de participer à l'installation d'un toit solide sur une maison. La science a plus en commun avec la technique du bâtiment qu'avec la philosophie.

Je donne le nom de culte de la science à ce qu'Einstein professe dans ses derniers écrits. C'est une philosophie séduisante parce qu'elle donne à la science une place particulière, au-dessus et au-delà de toutes les autres activités humaines. Elle donne aux savants l'autorité morale d'un clergé. Einstein avait une idée si élevée de la science qu'il a presque fait d'elle l'objet d'un culte religieux. Quand il employait le mot Dieu, il avait à l'esprit une personnification abstraite des lois de la physique. Il a essayé d'identifier la science à la religion, de rapprocher science et religion de manière à ce qu'elles ne puissent plus être dissociées.

Cette religion, ce culte de la science, lui convenait particulièrement bien, mais elle ne convient nullement à la plupart des scientifiques, pas plus qu'à la majorité des croyants. Elle retire à la science, tout comme à la religion, la liberté d'être elles-mêmes, la liberté d'être singulières.

Einstein a eu tort d'assigner la sainteté à la science. La sainteté est dans l'univers que la science essaye d'expliquer. La science n'est qu'une esquisse provisoire qui sera refaite dès que nous aurons exploré un peu plus avant. Dieu est dans la richesse des phénomènes, et non pas dans les détails de la science. Les phénomènes sont l'affaire de Dieu, la science est notre affaire. Le culte de la science est une nouvelle forme d'une ancienne idolâtrie, mettant une image fabriquée par l'homme à la place de Dieu. L'erreur essentielle d'Einstein était de dire que la science est sainte, tout comme l'erreur essentielle des créationistes d'Amérique est de dire que la religion est scientifique. En vérité, la gloire de la science réside dans l'utilisation habile d'instruments, et la gloire de la religion réside dans la poésie du culte. Les deux gloires peuvent coexister au sein d'une même âme humaine, mais elles ne sont pas identiques.

Nous ne saurons pas combien nous sommes petits, tant que nous n'aurons pas soigneusement fouillé l'univers à la recherche d'autres formes de vie intelligente. Si nous avons la chance de découvrir d'autres créatures ayant des modes d'interprétation de l'univers radicalement différents, nous aurons alors une vision plus claire de nos propres limitations.

Ce serait un coup dur pour notre vanité, mais ce ne serait pas surprenant, si nous constations que ces êtres ne disposent pas de processus mentaux correspondant à notre utilisation du langage. Il ne serait pas surprenant non plus de ne rien trouver dans leur culture que nous puissions reconnaître en tant que science. La science peut ne pas avoir de signification hors de notre propre espèce et de notre propre culture.

Il y a quelques années, le magazine OMNI m'a demandé de composer un message de soixante quinze mots au maximum, destiné à être envoyé par radio à d'éventuels extraterrestres à l'écoute. Voici ce que j'enverrais :

"Chers extraterrestres, votre silence nous fait honte. Pardonnez-nous, s'il vous plaît pour tout ce bruit que nous faisons dans ce magnifique univers que nous partageons avec vous. S'il vous plaît, soyez patients quand nous sommes impatients, soyez gentils quand nous sommes durs, soyez sages quand nous sommes stupides; Nous sommes une jeune espèce et nous avons encore beaucoup à apprendre."

Freeman J. Dyson


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