"Vous voulez être libre ? Alors soyez comme l'oiseau échappé de sa cage, sans regret pour ce qu'elle lui offrait de nourriture et d'abri, et qui s'élance en plein ciel".
Mâ Anandamayi
Jamais dans l'histoire des cultures de notre planète une aussi
grande foison d'enseignements de toutes provenances n'a été
révelée. L'Apocalypse est au sens littéral : Révélation.
Certains se réjouiront de vivre ces temps apocalyptiques.
La ruée "gurumaniaque" de ces dernières décennies
ne doit pas nous empêcher de déceler ce qui souvent discrétement,
sans mise en scène est mis à notre portée aujourd'hui.
"Grâce"... peut-être aux bouleversements de notre époque,
de grands témoins de différentes traditions spirituelles
de notre planète se sont trouvés mêlés à
nos vies. Après le tamis de ces trente dernières années,
on s'aperçoit que ce qui survit à nos exaltations orientales,
aura été souvent le plus discret.
À côté de l'Inde des "gurus pour Occidentaux"
il y a une Inde sans "effets spéciaux" et ses maîtres qui
ne viennent pas fatalement en Occident. Le partage se fait néanmoins.
Nous sommes sur une même planète et les vents librement courent
d'un continent à l'autre. Une femme à l'immense renommée
dans son pays n'a jamais quitté la terre de l'Inde. Il n'était
pas toujours facile aux Occidentaux de l'approcher. Elle allait insaisissable
souvent, d'un lieu à l'autre. Toujours chez elle où qu'elle
aille... Nous avons fêté en 1996, le centième anniversaire
de sa naissance.
La Belle tourbillonnante
Au VIIIe siècle, Sankara, à qui chacun fait référence
pour expliciter une vision non-dualiste de la réalité, dédia
un chant à la grande Déesse : Le SAUNDARYA LAHARI ("le
tourbillon de la Belle"). On y trouve :
"Il n'y a pas en ce monde
de plus perdu que moi.
Toi seule
peut vaincre mes erreurs.
Déesse, souviens-toi de cela.
Maintenant, fais comme il te plaît."
L'Inde a le secret de ces comportements paradoxaux. Ainsi avoir tout
à la fois, l'esprit caustique et détaché, et une dévotion
totale ! Ces dernières décennies une "Belle tourbillonnante"
a traversé ce continent indien et bien plus que ce continent. Ses
proches l'avaient nommée "Toute joie", ANANDAMAYI. Elle n'a
eu à proprement parler aucun "disciple", mais des foules d'êtres
ont été (sont) emportés dans son tourbillon. D'elle-même
elle a dit : "S'il y avait la moindre conscience de moi, je pourrais
dire qui je suis. Comme ce n'est pas le cas, vous pouvez choisir de dire
ce que voulez". Elle précise : "Où pourrait-il y avoir transmission
de maître à élève ? Il n'y a pas de corps pour
cela ; ni physique, ni autre que physique. Il est dit : IL N'Y A QUE L'UN
SANS SECOND. Dans le Soi, il ne peut y avoir de second. La notion
de deux n'apparaît que dans les opérations mentales
-- En réalité "sans pieds Il marche, sans yeux Il voit".
La très proche
Dans un premier temps, et c'est bien naturel, nous pensons : "Ah ! l'Inde
et ses voies spirituelles... Là-bas... ailleurs... comment se relier
? etc." Un jour, nous comprenons qu'un être tel que Mâ Anandamayi
est plus proche de nous-mêmes que nous-même. Pour aborder ce
"très proche", le geste à faire est de l'ordre du "moins
geste". Ici, aucun effet n'est conseillé.
La "Toute Joie" ne demande aucune autre conversion que celle qui
nous fait voir enfin la "Joie" qui nous habite. La Belle tourbillonnante
ne nous a certes pas demandé ni à moi, ni à mon épouse
de nous rapprocher de tel ou tel courant de l'hindouisme. Elle était
proche simplement et nous a tout au contraire aidés à nous
réapprivoiser à notre propre culture. Le cheminement qui
m'est propre je ne souhaite pas le développer ici ; je citerai néanmoins,
pour faire compagnie aux paroles qui vont suivre, quelques vers d'un chant
de Guillaume d'Aquitaine, le prince impertinent du début du XIIe
siècle qui a induit ce lien si particulier à la Dame. Ce
frisson du FIN AMOR, l'amour affiné nous parcourt encore.
Je sais aujourd'hui que c'est au nom de ce tremblement que j'ai pu très
jeune VOIR (je ne sais ici quel mot employer) Mâ Anandamayi. Guillaume
chante maintenant :
"À pleine joie, il me prend d'aimer,
une joie dont je veux être comblé,
et puisque cette joie je la veux retrouver
je dois bien -- si je peux -- mieux aimer.
Car, pour mon honneur et sans prétention aucune,
je gage sur le meilleur de ce qui se peut voir et entendre.
Moi, vous le savez, je ne suis pas du genre à plaisanter
ou à ressasser de grands compliments,
mais si nulle joie ne peut fleurir,
qu'au moins celle-là avant toute autre sorte de graine
et s'il n'y en a pas d'autre, qu'elle au moins resplendisse
comme le soleil transperce un jour sombre.
Aucun homme ne peut s'en façonner de telle,
ni la vouloir, ni la désirer
ni la penser, ni la rêver.
Telle joie ne se peut... "trouver".
Et pour qui veut la louer une année entière n'y suffira pas.
Toutes les joies se font humbles
et tout autre amour se soumet
devant ma Dame au bel accueil
au doux regard, et l'homme vivra cent ans
qui saura sa joie-aimante saisir".
C'était le chant du premier troubadour, Guillaume IX à la
"toute joie". Ce chant, toujours, tourbillonne; un tourbillon pour moi
réactivé par la rencontre déflagrante avec Mâ
Anandamayi.
Devant nous
À la nuit tombée un couple de jeunes Français traverse
tout Bénarès, deux automates exténués, désespérés
de ne pas avoir vu Mâ de la journée. Une circonstance peut-être
splendide, peut-être aberrante, les avait tenus éloignés.
Ils ne savaient plus rien. Ils voulaient seulement, absurdement, obstinément
voir Mâ Anandamayi en pleine nuit. Ils arrivent, l'ashram est silencieux.
Leur ami "Swami bonjour" qui est allongé près de l'entrée,
les accueille, incrédule. "Quand Mâ est dans sa chambre, elle
n'en ressort que le matin suivant... Allez vous reposer, vous ne pouvez
pas attendre demain ?" Le swami parlait bas pour ne pas troubler le silence.
Son bon sens nous accable. Nous allons repartir. Soudain... Mâ est
là, devant nous (nous ne l'avons pas vue venir) deux guirlandes
à la main. Elles nous les lance ! Après, nous ne savons plus...
La nuit n'est plus la même ! Il m'aura fallu ainsi qu'à mon
épouse, vingt ans de silence pour oser un témoignage de ce
type, pour oser même parler de Shri Mâ Anandamayi. Cette "Toute
Joie" avant tout se donne à vivre. Elle ne se prête pas trop
aux commentaires... Le lecteur ne l'oubliera pas en parcourant les lignes
qui suivent.
Avec tout un chacun
Des milliers de personnes de toutes appartenances (ou sans appartenance)
religieuses ont été bouleversées par Mâ Anandamayi.
Les gens les plus simples et les figures connues du Mahatma Gandhi, du
pandit Nehru, de Madame Indira Gandhi, les maîtres de nombreuses
lignées spirituelles, des érudits fameux lui rendaient un
hommage inconditionnel. Depuis août 1982, nous ne pouvons plus la
rencontrer dans "ce corps" (elle se nommait souvent ainsi), mais l'héritage
n'en est peut-être que plus intime, plus direct.
Depuis sa disparition, Shri Mâ Anandamayi prend vie dans de
nombreux êtres qui l'ont approchée mais aussi, et ce n'est
pas moins extraordinaire, dans de nombreux êtres qui ne l'ont jamais
rencontrée de "son vivant".
S'il y a inondation, être à la source, dans le lit du
fleuve, ou plus loin, dans la plaine ne change rien : où que nous
soyons, nous sommes emportés ! À un de ses premiers dévots
qui lui disait : "Nous aurions besoin d'un ashram pour nous réunir",
elle répondit : "L'univers tout entier est cet ashram".
En notre temps déchiré par de trop nombreux fanatismes,
où nous nous arc-boutons trop souvent sur nos territoires (qu'ils
soient géographiques, intellectuels ou religieux) entendons-la nous
dire : "Ici, dans ce corps, est une relation avec tout un chacun. Ici,
pas d'abris, de demeures séparées. Si vous voulez parler
de demeure, il n'y en a qu'une et elle est sans limite".
La plus extrême pluralité
Pour les personnes qui ont été réellement émues
par Mâ Anandamayi, je crois bien qu'aucune ne suit de la même
façon, le même chemin. Comme si cette Présence se plaisait
à épouser toutes les caractéristiques imaginables.
Comme si l'absolue diversité était la chose la plus naturelle
qui soit ; comme si pour découvrir l'unité, il fallait en
même temps savoir s'abandonner à la plus extrême pluralité.
Rien de tel que d'être unique pour comprendre le UN. Le UN, Lui n'a
de cesse que nous "pointions" dans ce monde. Ne pas imiter, ne pas copier,
sont d'évidents atouts.
"Pour réaliser le UN, dit-elle, il faut être d'un seul tenant".
À chacun, à chacune de "faire un" avec soi-même. On
s'apercevra sans doute un jour que c'est le bon moyen de faire un avec
l'univers. Je cite là quelques phrases d'un de ses proches... "Elle
n'insiste jamais auprès de quiconque pour qu'une ligne particulière
de conduite soit suivie, que ce soir d'ordre matériel ou spirituel.
En fait, la liberté qu'elle donne à tous nous fait souvent
penser qu'il n'y a pas assez de cohésion parmi ceux qui la suivent.
Cela ne la trouble pas. Elle n'est pas là pour fonder quelque mouvement
spirituel que ce soit. Au contraire, toutes les croyances se dissolvent
d'elles-mêmes en sa présence".
Comme un oiseau
Avant d'être nommée "Mâ Anandamayi" ("Toute Joie"),
la petite Nirmala naquit dans une famille de brahmanes pauvres dans un
petit village de l'actuel Bangladesh. C'était il y a un siècle,
à l'aube du 1er Mai 1896. Très vite les villageois,
puis les habitants de la contrée, qu'ils soient hindous ou musulmans,
comprirent qu'elle était sans exclusive, présente à
tous, à tout. Dès ses vingt-quatre ans, elle commença
à se déplacer comme un oiseau, attirant des foules de plus
en plus compactes, par toute l'Inde. Quelques Occidentaux se sont trouvés
au bon endroit quand elle venait se poser, parfois quelques heures seulement,
dans une ville ou un village. Elle a dit d'elle-même : "Ce corps
est une marionnette, il joue ce que vous lui faites jouer. Ce corps répond
aussi au cri fervent de ceux qui ne l'ont jamais rencontré... Qui
suis-je ? On peut dire qui l'on est si l'on a une perception de soi-même
: je n'ai pas cette perception. Alors je suis ce que vous voulez que je
sois".
Mâ Anadamayi s'est offerte à quantités d'approches
de "Dieu", l'approche "sans dieu" ayant aussi sa place à ses yeux.
C'est sa troublante singularité : elle ne préconise pas une
voie idéale pour atteindre un but donné d'avance. Elle encourage
chacun sur sa voie. Ultimement, elle dira : "Une direction donnée
permet d'atteindre un but donné. Tout le reste par ailleurs est
hors d'atteinte. Mais quand la différence s'évanouit entre
CE QUI S'ATTEINT et CE QUI EST HORS D'ATTEINTE, alors CELA se révèle".
Le sang de votre sang
Mâ Anandamayi n'est pas circonscrite par ces quatre-vingt-six années
où l'on pouvait voir son corps. Elle a dit une fois : "Ce corps,
vous l'avez tous désiré : maintenant vous l'avez. Alors,
jouez quelque temps avec cette poupée !" Elle a dit cette fois-là,
dans le même élan: "Je suis ce que j'étais et ce que
je serai. Je suis TOUT ce que vous imaginez, pensez et dites...".
Quelques grands êtres réveillent par leur présence
physique toute notre ardeur à voir ce qui est, de tout temps, présent.
Et puis ils disparaissent : il faut qu'ils disparaissent pour que quelque
chose de cette présence s'actualise en nous. À nous de réaliser,
goutte à goutte dans un premier temps, puis à grandes gorgées,
puis enfin sans compter, que nous sommes dans leur proximité. Anandamayi
est ce qui nous est le plus proche : "Les os de vos os, le sang de votre
sang..." a-t-elle dit. Pour cela, il n'est pas nécessaire d'avoir
rencontré celle qui a vagabondé en Inde. Il n'est pas nécessaire
de comprendre le hindi, ni le bengali, ni d'être hindou. C'est une
merveille, que beaucoup aient ri à ses jeux de mots, aient entendu
ses rires en avalanche. Mais ses paroles aux tons si variés qui
s'adressaient à des familles d'esprit différentes, s'adressent
aussi à nous aujourd'hui. Ces derniers mois pour composer mes trois
livres dédiés à Mâ pour le centenaire de sa
naissance*, je me suis aventuré dans des dizaines de livres rapportant
des paroles et des événements de sa vie. Je me laissais mener...
Comment expliquer l'éblouissement de ces mots rencontrés
? Comment dire, sans paraître fou ou prétentieux, que cette
moisson s'est faite en Sa présence. Les Évangiles sont invraisemblablement actuels. Certaines poésies, certains textes dits "sacrés" aussi. De la même façon, le "bric-à-brac" de Mâ
Anandamayi (elle nommait ainsi ses propos : "tooti phooti" en bengali)
est foudroyant. Enfant, on me disait parfois que j'avais la tête
dure comme du fer... Si cela peut aider à conduire la foudre des
paroles de Mâ, alors tout est bien ! Soyons joyeusement foudroyés
! "Sans rien forcer", ajouterait-elle peut-être en riant. Elle riait
souvent! Écoutons-la nous dire avec humour ; "le fruit le plus succulent
est celui qu'on laisse mûrir tranquillement sur sa branche". Alors
vivons en toute patience... en toute urgence !
De plein fouet
"Jo ho jahaye !... (Que ce qui doit être soit !)" s'exclamait souvent
Shri Mâ Anadamayi, en faisant tourner malicieusement ses mains devant
son visage. Tout compte fait, s'il est dit que nous devons la prendre de
plein fouet, comme un coup de foudre : "JO HO JAHAYE !" Et cela peut arriver
maintenant...
Mahashakti (toute-énergie), Haute Dame, Déesse ou Grande
Rieuse, elle va ainsi, nous entraînant dans son Jeu aisé.
Elle disait en percutant les mots de sa langue, le bengali :
"Le monde (Sangsara) est un cirque où le clown (Sang) joue
pour servir la réalité essentielle (sara)".
Un jour Sri Mâ Anandamayi déclara : "Pour un être
accompli, ni le monde avec ses paires opposées, ni le corps n'existent.
Sans monde peut-il y avoir un corps ? Qui dit que le corps existe ? Où
est le nom ? Où est la forme ? Supposer que l'être accompli
voit quoi que ce soit hors de lui est hors-sujet. À qui peut-il
demander : "Donne... donne!" ? Le "Je veux" est précisément
ce qui nous fait choir dans la réalité du corps. De plus,
sans monde, sans corps, il n'y a forcément aucune action. Soyons
clairs, après la réalisation de CELA, il n'y a pas de corps,
pas de monde, pas d'action -- pas la moindre amorce de corps, de
monde, et d'action -- il n'y a pas de "il n'y a pas"... Utiliser
les mots ou pas. Garder le silence ou pas, Tout revient au même,
Tout est CELA".
Après l'énoncé de ces paroles, cette fois comme
tant d'autres fois, devant les visages perplexes de ses auditeurs et auditrices,
il se peut bien qu'elle ait éclaté de rire !
Jean-Claude Marol
* En tout et pour tout, aux Éditions Le Fennec,
La vie en jeu, aux Éditions Accarias - L'originel
Une fois - Mâ Anandamayi, aux Éditions Le Courrier
du Livre.
Autres livres parus à l'occasion
du centenaire de la naissance de Mâ Anandamayi :
Matri Darshan, aux éditions Terre du Ciel.
Perles de lumière, aux éditions La Table Ronde.
Aux sources de la Joie, aux éditions Albin Michel.
L'enseignement de Mâ Anandamayi
va être prochainement réédité par Albin Michel.
|