Marie-Thérèse de Brosses
Comme le chantait Léo Ferré, "les temps sont
difficiles"... Il y
a plus de vingt ans que nous le savons. Aurions-nous omis de le
constater que,
indéfiniment égrenées par les politiques, les
sempiternelles lamentations sur la "crise" auraient fini par nous
affranchir ?
À croire que la seule prononciation de ce mot suffirait
à
exorciser la réalité qu'il dénonce ! À
quoi bon
marteler ce terme si l'on ignore son origine (du grec "krisis" :
décision ; bien compris, ce mot suscite automatiquement
l'association :
il-est-essentiel-de-prendre-une-décision) ?
Faute de concevoir la décision à prendre, aucune
solution ne sera
jamais apportée. Manquerions-nous à ce point de
compétence
que nous ne soyons pas capables d'émettre le jugement qui
ferait
verdict, condamnant la crise à s'effacer de manière
telle que
nous pourrions en sortir ? À force de maltraiter la langue
française, on oublie combien elle est précise
à cet
égard : on ne gère pas une crise, on en
sort.
Quelle attitude tenir face à une situation chaque jour plus
difficile ?
Les esprits les plus subtils de l'époque n'ont rien à
nous
prescrire en ce domaine. Que gagne-t-on à lire
l'éblouissant Jean
Baudrillard, à part le plaisir de voir les données
issues du
savoir scientifique prendre valeur de métaphores (comme si
elles
n'avaient d'autre service à rendre qu'à
poétiser les
textes, s'y fixant à la manière des étoiles,
sans que le
ciel intellectuel cesse d'être noir) ? L'éclat du
discours, qu'on
l'admire dans La Transparence du mal ou dans L'Illusion de
la fin
(Jean Baudrillard, La Transparence du mal, Essai sur les
phénomènes extrêmes, éditions
Galilée, Paris,
1990 ; L'Illusion de la fin ou La Grève des
événements,
éditions Galilée, Paris, 1993), ne dissimule pas
l'inefficacité d'une analyse qui consiste davantage à
creuser le
méfait qu'à le guérir, semblable en cela
à certains
médicaments qui, sous prétexte de
révéler à
coup sûr la maladie, l'augmentent. Rien n'est plus
désespérant que le chant s'élevant en
fumerolles
soufrées au-dessus d'une situation toxique. Plaisir sauvage
de parler le
pire en l'aggravant...
Pourtant, un message existe qui n'a pas été
entendu...
Plusieurs livres l'ont avancé, timidement d'abord, puis avec
une
insistance de plus en plus ferme, jusqu'à ce qu'un ultime
ouvrage
(Dominique Aubier, L'Ordre cosmique ou Comment Dieu se fait
penser,
Plate-forme Auteur-Éditeur M.L distribution Dauphin-
Diffusion, 43/45,
rue de la Tombe-Issoire, 75014 Paris) en délivre l'essence.
Est-ce parce
que son auteur est une femme qu'il n'a pas été pris
en
considération ? Ou parce qu'il ne se situe pas dans le timbre
du
soliloque rationaliste ? Nous avons l'oreille tellement faite
à la
description !
Quand Jean Baudrillard déclare que :
"l'accélération de
tous les échanges, économiques, politiques, sexuels,
nous a
portés à une vitesse de libération telle que
nous avons
échappé à la sphère
référentielle du
réel et de l'histoire", nous pouvons approuver.
En épousant la notion de "vitesse de libération"
(expression
utilisée pour le lancement des satellites), l'assise
métaphorique
du constat confère une plaisante modernité à
ce que nous
devons accepter : que notre vie soit actuellement sortie d'un
"certain
espace-temps, d'un certain horizon où le réel est
possible parce
que la gravitation est encore assez forte pour que les choses
puissent se
réfléchir, et donc avoir quelque durée et
quelque
conséquence (L'IIlusion de la fin, op.cit. p.
12)".
Le brio avec lequel l'auteur commente le caractère
inacceptable de ce
qui arrive, prouve que la situation peut encore être
pensée. Mais
Baudrillard se garde bien de donner la mesure exacte de l'anomalie
qu'il
souligne dans son langage greffé sur l'astrophysique : le
fait de
n'être plus en dehors de "l'orbite
référentielle des
choses".
Plutôt alarmant d'entendre un philosophe aussi brillant nous
assurer
qu'une grève sévit dont l'Histoire serait à la
fois le
lieu et la victime : la grève des
événements,
dernière manifestation de la force qui fabrique
l'Histoire.
L'identité, le sens de cette phénoménologie
qui sent le
ratage, sont toujours à rechercher ; le besoin de les
définir
hante la conscience contemporaine, dit Baudrillard, sans
s'aventurer plus loin.
Sa perspicacité reste celle d'un esprit qui constate le deuil
et offre
ses condoléances mais ne résout pas
l'énigme de la
situation mortelle dont il a dressé le portrait.
Notre culture poussant à sa forme ultime la
délectation du mal
que l'on maudit, ce constat d'échec fait sans doute partie
des "choses
bonnes à dire". Apparemment, il a été
entendu. Serait-il
normal que, dans un tel contexte culturel proche de la
schizophrénie,
une information positive ne puisse être perçue ? Le
malade
n'imagine rien qui ne soit sous la coupe de sa souffrance ; la
santé est
inconcevable pour lui.
Serait-ce la raison pour laquelle Dominique Aubier n'a pas
crevé le mur
de l'écoute conventionnelle ? Un premier ouvrage,
daté de 1968,
attirait l'attention sur la situation de fin de cycle et sur les
mesures
à prendre pour échapper à l'étau de la
crise qui
s'y ouvre obligatoirement. Par sa référence trop
directe au
rituel israélite, son titre - De L'urgence du sabbat
(Plaidoirie
pour une cause gagnée, deuxième tome : De l'urgence
du sabbat,
éditions Mont-Blanc, Genève, 1968) - ne laissait
guère
présager ce que le livre contenait d'enseignement, aussi la
portée universelle du rite sabbatique n'a pas
été
envisagée, ou seulement intra-muros, dans l'enceinte de la
communauté israélite.
Les Juifs religieux savent que le sabbat, en tant que rite
hebdomadaire, se
réfère à un ensemble de faits qui participent
de la
phénoménologie qui caractérise les fins de
cycles. Mais,
comme tous les esprits engoncés dans les formes qu'a
prises leur foi,
ils croient ces formes immuables.
Il n'est que d'observer la façon dont, à
Jérusalem, les
Juifs plient les genoux en priant devant le Mur des lamentations.
Que signifie
cette gesticulation obligée qui se répète
normalement lors
des offices ? Engagement corporel ! La personne qui effectue cette
gymnastique
sacrée s'exprime à elle-même l'idée
à ne
jamais oublier : il faut suivre le temps.
Ne pas rester immobile devant le présent dont le mur recule
chaque jour
un peu. Malheureusement, le rite n'est obéi qu'au
degré de son
insertion symbolique. Le sens qu'il est chargé de
mémoriser n'est
pas dégagé. Effectivement, il est plus facile de
remuer ses
rotules que d'aller par le monde prêcher l'obligation d'ajuster
sa
pensée aux productions incessamment nouvelles du temps
!
Le même phénomène se produit avec le
sens
général du sabbat. Il est plaisant de fêter la
fin de
semaine par un bon dîner en famille et quelques
prières autour des
deux chandelles allumées par les femmes. Mais
considérer cette
geste féminine comme un indicatif symbolique est
autrement plus
dangereux! Le sens implique un travail intellectuel formidable:
faire flamber,
dans le réel social et civilisateur, les deux mèches
que sont la
Science et la Connaissance initiatique.
C'est à cela que s'attelle Dominique Aubier : "Le sabbat
israélite considère ce travail comme un travail de
femme. On ne
reprochera pas à mon chignon de s'en être
mêlé. Ceci
dit, je n'ai pas vu que mon livre, publié il y a trente ans
déjà, ait provoqué des remous dans la
conscience des
transmetteurs symboliques du message. La différence entre
symbole et
explication n'a pas été perçue".
Que se serait-il produit si le passage du symbole à
son
éclosion avait été enregistré ?
D. A. : "C'est l'ordre impératif donné par la
formule
kabbalistique du Pardès. Pour prononcer ce mot, il
faut passer
d'une syllabe à l'autre. C'est ainsi que l'on doit faire dans la
vie :
aller de l'avant et changer selon que l'exige le plan cyclique.
Pardès,
mot qui a donné paradis, comporte quatre lettres (en
hébreu, les
mots ne sont pas vocalisés et ne s'écrivent qu'avec
les
consonnes) Elles désignent les quatre étapes de la
maturation
dont est nécessairement l'objet toute pensée, toute
expérience :
- Une information entre, c'est l'étape P.
- Elle est mise en forme symbolique, c'est l'étape
R.
- Elle est relancée vers l'avenir, c'est l'étape D,
celle de
l'expansion adaptative.
- Enfin elle arrive à terme, c'est l'étape S, celle
où
tout s'éclaire et se conclut. Lorsqu'il y a
élucidation, il y a
aussitôt possibilité de compréhension. Le
paradis c'est
de comprendre".
Dominique Aubier ne s'est pas arrêtée dans son
effort de
faire valoir le message pour temps difficiles qu'elle a
décelé
dans le rituel du sabbat. Le spasme de 1968 secouait alors la
génération estudiantine. Un cycle manifestait-il son
désir
de bien finir ? La situation, bien qu'abondamment décrite,
n'a pas
été identifiée. Avec Catalina ou la Bonne
Aventure dite
aux Français (Catalina ou la Bonne Aventure dite aux
Français, Le Courrier du livre éditeur, Paris,
1982).
Dominique Aubier s'y est employée, se lançant dans
un
décryptage audacieux des événements qui ont
entouré
l'élection de François Mitterrand à la
présidence
de la République. À vrai dire, le livre était un
peu
maladroit dans sa témérité.
Néanmoins, par
delà tous ses défauts ou ses excès, l'ouvrage
fait valoir
quelques idées qui ne courent pas les rues, alors qu'elles
devraient y
parader.
En particulier celle-ci : nous vivrions une fin de cycle notoire,
celle du
cycle ayant vu l'humanité surgir au terme de l'essor
biologique. Nous en
serions à assumer la clôture du cycle ouvert à
la sortie du
paradis terrestre. Quelques arguments initiatiques, fondés
sur des
valeurs archétypales tentent de montrer la
probabilité de cette
hypothèse.
Pour l'auteur il s'agissait d'une certitude difficilement
communicable - pour
ne pas dire totalement incommunicable - en 1982, car l'auteur
n'avait pas
encore publié La Face cachée du cerveau (La
Face
cachée du cerveau, éditions Séveyrat, 1989,
réédité par Dervy en 1992, l'ouvrage qui fait
l'inventaire
des archétypes constituant le corpus intellectuel de la
connaissance
traditionnelle). Avec Catalina, Dominique Aubier appliquait
les
règles dont elle n'avait pas encore donné le code !
Quelle
imprudence !
D. A. : "Cependant, le message pour temps difficiles se trouve
déjà là ! Il se confond à
l'exégèse
que j'ai sécrétée et qui est restée
dans les marges
ignorées de notre culture. Sans doute parce qu'il
n'était pas en
conformité avec l'usage ? Si un message doit nous aider
à sortir
de l'échéance fatale que représente toujours
la situation
de fin de cycle, il faut bien qu'il émane d'une région
réflexive non agréée par les moeurs. S'il
était
exprimable par le rationalisme analytique habituel à notre
culture, nous
l'aurions non seulement entendu mais nous lui aurions
déjà
obéi".
Sans se décourager pour autant, Dominique Aubier
remet le
thème sur l'établi.
D. A. : "C'est vrai. j'ai réitéré ! La doctrine
sacrée enseigne qu'il faut toujours dire deux fois ce que l'on
a mission
de faire savoir. Un cri, un appel au secours, n'est audible que
s'il est
répété."
En avril 1993 paraît un petit essai : Le Réel
au pouvoir
(Le Réel au pouvoir, éditions Dervy, Paris,
1993).
D. A. : "Ce titre doit être entendu, celui poussé par
des
manifestants dans la rue : "Le réel au pouvoir ! Le
réel au
pouvoir !" Est-ce parce qu'il n'y avait pas de point d'exclamation ?
Toujours
est-il que cette proposition a été reçue
comme le
couronnement de la montée au pouvoir du gouvernement
actuel. Jamais je
n'ai songé à approuver une politique qui n'avait pas
encore
été mise en oeuvre ! Ma préoccupation
était
infiniment plus importante : je voulais identifier la nature
évolutive
de la crise et offrir le moyen d'en sortir."
En somme, il ne s'agissait rien moins que d'adjoindre aux
instructions
scientifiques et rationnelles le complément indispensable
de la doctrine
initiatique.
D. A. : "Cette fois, le tort c'était le mode de raisonnement
: il
n'avait pas la qualité linéaire. Il était
globaliste."
C'est pourtant la mode, que diable ! La pensée
systémique, si
l'on en croit les grands "savanturiers" qui oeuvrent au sein de la
cité
scientifique ! Depuis quelques années, une prise de
conscience s'impose
: la raison raisonnante aurait intérêt à penser
holistique.
Pratiquer avec un temps d'avance ce mode de pensée,
serait-ce se vouer
aux gémonies ? N'exagérons pas. Mais se heurter
à
l'incompréhension restait inéluctable.
À qui la faute ?
D. A. : "La mienne ? Eh bien, plaidons coupable. Dans cet essai,
sont
citées à la barre quelques grandes descriptions
puisées
dans ce que le savoir objectif offre de plus sûr. Elles sont
invitées à témoigner au sujet de ce qui se
passe en fin de
cycle. C'est que les événements qui s'inventent dans
une telle
circonstance ne ressemblent plus à ceux qui se
déroulaient
précédemment. Par comparaison, ce sont "des choses
extraordinaires !" ainsi que le déclare Henri Gaussen qui les
a
reconstituées à partir des traces qu'elles ont
laissées
à travers le cycle qui a produit les ammonites."
Tous les scientifiques qui ont observé la notion de cycle ont
constaté qu'une unité fonctionne de telle
manière que ce
qui est au commencement réapparaît à la fin
(l'Eternel
retour nietzschéen). En histoire naturelle, la chose est
clairement
dite, au point que le Professeur Henri Gaussen l'a décrite
dans tous ses
détails dans un article (Introduction à
l'étude des
plantes à archégone et de l'évolution,
(Précis de
sciences biologiques, sous la direction de P. Grasset, Botanique,
Masson, 1963
p. 449 et sq).
Pour ne pas jouer les bas-bleus - ce qui sied toujours mal aux
femmes - je
dirai que ce professeur de sciences de la faculté de
Toulouse a
parfaitement décrit les mécanismes des fins
cycliques et qu'il a
eu la patience de les décrypter au sein de l'historique des
ammonites
fossiles (ce qui, au minimum, nous donne une bonne leçon
d'ancienneté : "Quand un phylum est près de son
extinction, il se
produit des choses extraordinaires et, ce qui est le plus
extraordinaire pour
lui, c'est le retour au type primitif.")
Ces "choses extraordinaires", sont précisément
celles que
Dominique Aubier voudrait soumettre à notre attention, afin
d'en tirer
le message utile à la gestion heureuse de notre
époque.
D. A. : "Ces faits étonnants ne sont pas seulement
observables dans
le cadre de la Paléontologie. Ils ne sont pas le propre de
l'évolution des fossiles et s'aperçoivent
également dans
les mécanismes qu'observe la thermodynamique. Ilya
Prigogine ne dit-il
pas que le chaos conduit à retrouver l'ordre ? Un chaos qui
n'est pas
par hasard le lieu de l'explosion entropique maximale. Il est aussi
une
production de l'ordre".
Le réel au pouvoir tente, en effet, de nous rendre
perceptible
l'incoercible mouvement qui, du chaos, ramène l'ordre. Mais
où
trouver l'ordre qu'il importerait de récupérer au
service de
l'humanité et de son histoire? Dominique Aubier refuse d'en
décider de sa propre autorité. Elle convoque donc les
images
scientifiques. Toutes laissent entrevoir l'existence d'un
mécanisme de
salut, inscrit dans le programme de toute évolution en
cycle.
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