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Cyberspace ou le Jeu Vertigineux du Virtuel

Philippe Quéau
Responsable du programme IMAGINA
Directeur de recherche à l'Institut National de l'Audiovisuel.


Les Humains associés : Le "virtuel" investit de plus en plus ce qu'on appelle le réel. Qu'est-ce que cette révolution technologique va changer et en quoi peut-on la considérer comme une bonne nouvelle ?
Philippe Quéau : Je dirais pour commencer, du point de vue le plus général que l'on puisse avoir sur les technologies du virtuel, que progressivement elles installent une civilisation de l'immatériel par opposition à une civilisation du matériel qui serait basée sur l'énergie, la fabrication et la consommation de produits manufacturés.

En effet, le point qui caractérise les technologies que je regroupe sous le terme de virtuel - qui englobe les fameuses autoroutes de l'information, les serveurs multimédias, les terminaux intelligents et les robots de connaissance qui circulent sur les réseaux - c'est qu'elles sont faites d'informations immatérielles.

Deux fonctions importantes caractérisent cette information : sa réplicabilité infinie, sans coût ou à coût marginal nul, et sa mise à disposition instantanée.

Ceci est très important parce que ce sont deux critères qui vont complètement dans le sens contraire des philosophies matérialistes.

Elle rend caduque l'approche "marxienne" du monde qui était basée sur une certaine critique du processus de récupération de la valeur ajoutée par des instances comme le capital.

Car dans le cas du virtuel, le processus de valeur ajoutée passe par des filières qui sont complètement différentes de celles du passé, précisément à cause de cette dématérialisation de la valeur ajoutée.

Cela crée de nouveaux comportements humains, de nouvelles conditions de solidarité, et cela élimine un certain nombre d'intermédiaires qui profitaient du processus lorsque l'économie de transformation était d'ordre matériel.

Vous avez des exemples ?
Prenez un réseau comme Internet. Aujourd'hui, il est possible d'avoir accès en temps réel à l'ensemble des brevets avec leurs schémas descriptifs auprès de la banque des brevets américaine, ainsi qu'à tous les abstracts de l'ensemble des millions d'ouvrages qui sont conservés à la bibliothèque du Congrès à Washington, et tout ça pour un coût absolument marginal.

Aujourd'hui aux USA, pour cent francs par mois, on peut s'abonner à Internet et le coût de la communication reste local, même si vous vous connectez avec l'autre bout du monde.

Ce qui se passe c'est qu'à l'instar de la grande révolution industrielle de la fin du XIXe siècle, qui fut essentiellement une révolution de l'énergie bon marché, nous sommes en train de vivre à la fin du XXe siècle la même chose mais dans le domaine de l'information.

À la fin du XIXe siècle, on a profité de la libération de l'énergie à bas prix pour accroître la productivité, mettant à la disposition des paysans et des ouvriers de telles capacités énergétiques que les modes fondamentaux de rapport au réel en ont été changés.

Jusqu'à présent, un certain nombre de points d'étranglement faisaient que l'information était réservée, si on voulait en faire un usage intensif, à une élite.

Une information qui était jusqu'à maintenant - et quoi qu'on en dise - coûteuse, difficile d'accès, essentiellement "trustée" par certains canaux privilégiés, des groupes de presse, des élites.

Grosso modo, pour être informé avec précision sur n'importe quel sujet pointu, il fallait par exemple être premier ministre et disposer d'une multitude d'énarques ou de documentalistes. Désormais, tout un chacun pourra disposer d'agents de connaissance, de documentalistes virtuels capables d'écrémer l'information sur les réseaux et ceci pour un coût avoisinant celui de l'électricité. De même qu'il y a eu des révolutions dans le domaine de l'égalité des droits, par exemple sur le plan de l'accès au vote ou de la réduction des inégalités économiques, nous sommes en train de vivre une révolution fondamentale, celle de la réduction des inégalités par la mise à disposition publique d'informations de très bonne qualité, pour un coût très bas.

Vous dites "tout le monde"; mais pour avoir accès à ces informations, il faut non seulement pouvoir se payer les outils adéquats, mais disposer de la culture qui permette de naviguer dans ces réseaux virtuels et d'en décrypter les infos. Comment faire pour ne pas accentuer un peu plus le fossé entre ceux qui disposent des moyens d'information et ceux qui n'en disposent pas ?
On peut déjà éliminer le problème de l'accès proprement dit; ce n'est plus une technologie coûteuse. Les puces qui équipent les ordinateurs des ingénieurs équiperont très bientôt les consoles des gamins, ce qui veut dire que le matériel de base va coûter le prix du silicium.

Les consoles ne seront pas plus chères qu'un jeu vidéo (à terme, moins de 1000 F). De plus, les logiciels d'accès au réseau sont d'ores et déjà mis gratuitement à disposition sur Internet.

Il se développe, en ce moment, toute une économie de la gratuité qui n'obéit plus aux logiques commerciales habituelles, mais qui adopte des modes d'échanges proches des comportements universitaires ou des solidarités associatives.

Lorsqu'un universitaire donne une idée à ses collègues dans une conférence, il espère en retour de la reconnaissance et éventuellement la possibilité de recevoir les idées des autres.

Il donne pour pouvoir recevoir. Mais on ne paye pas les idées des autres, on les partage. L'idée de base des colloques scientifiques, c'est que tout le monde mette en commun son propre savoir pour faire progresser le savoir collectif.

C'est complètement différent de la logique commerciale. Vous et moi nous échangeons deux idées, nous sommes deux fois plus riches... en idées, sans avoir fait de transaction commerciale. C'est le monde de l'immatériel, le monde des idées pures.

Ce qui se passe, c'est qu'actuellement ce type de comportement s'étend au grand public et à la sphère de toutes les informations, de tous les débats d'idées et n'est plus réservé aux seuls scientifiques. Quel est ce miracle ? C'est celui d'Internet : aujourd'hui vous pouvez accéder à vingt millions de personnes en ligne.

Il suffit que sur ces vingt millions de personnes, il y en ait seulement vingt qui soient généreuses, compétentes dans leur propre domaine, bien informées, n'étant pas intéressées par l'appât du gain mais par le partage, et c'est le monde entier qui en profite aussitôt!

Pour reprendre une métaphore biblique, c'est vraiment la multiplication des pains... Il suffit qu'une personne trouve quelque chose d'intéressant pour la communauté entière, qu'elle le mette sur Internet, et c'est immédiatement multiplié, cela pour le prix de l'électricité et sans aucun problème de copyright.

Jusqu'à présent, nous étions limités par la matérialité des choses. Dans les temps anciens, lorsqu'on avait une idée, il fallait soit l'imprimer, soit passer par le bouche à oreille.

Cela demandait du temps pour manipuler la matière, et il y avait toujours un coût marginal non négligeable, aussi faible soit-il. Avec Internet, les mêmes militants qui jadis distribuaient les tracts sur les marchés, peuvent aujourd'hui les envoyer en une demi- seconde à qui veut l'entendre dans le monde entier.

D'autant que tout un chacun peut aller retrouver sur le réseau l'information qui l'intéresse, grâce aux agents serveurs et aux "robots de connaissance" (knowbots).

La multiplication des possibilités de partage va forcément mener la vie dure aux tenants de l'économie "marxienne", marchande, habitués à faire payer un sou pour une pomme, c'est- à-dire à échanger des objets matériels contre des instruments financiers.

Cela sera aussi possible sur Internet, mais en concurrence directe avec d'autres types de comportements. Jadis, la thèse d'un étudiant finissait souvent dans une bibliothèque et peu de gens avaient les moyens de récupérer ce savoir.

Aujourd'hui, ce même étudiant peut la "mettre en ligne" pour le monde entier, des îles Philippines à Chicago, en passant par la banlieue parisienne. Dans les raisons d'espérer des changements radicaux de comportements, ce type de phénomène est, à mon avis, en train de jouer un rôle fondamental. Le Cyberespace devient, d'une certaine manière, un lieu utopique, a- topique, un lieu d'échange sans matière, de libre- échange.

Avec son contingent de processus ambigus, je pense notamment aux logiciels de cryptage mis gratuitement sur le réseau et utilisés aussi bien par les dissidents politiques que par la Mafia pour court-circuiter les gouvernements.
Les tenants de la "crypto-anarchie" qui mettent sur le réseau des logiciels gratuits permettant de crypter les messages de façon indécodable, veulent échapper au contrôle du gouvernement, FBI, National Security Agency, entre autres.

Il y a une volonté réelle du gouvernement américain de pouvoir, par différents moyens, contrôler si nécessaire le contenu des communications téléphoniques, Internet et autres.

C'est l'attitude de la NSA et du projet de loi dit "Digital Telephony Act" déposé par Bill Clinton et Al Gore en janvier 94. Ce projet de loi consiste à obliger les constructeurs à mettre un mouchard électronique, le "Clipper chip", dans tous les instruments de communication (téléphone, fax, ordinateur personnel, etc.), permettant au FBI ou à la NSA de se raccorder à votre système et d'écouter sans que vous le sachiez vos conversations...

au cas où cela serait autorisé par la justice de votre pays.

Pour lutter contre ça, les "crypto-anarchistes" ont mis sur le réseau des logiciels gratuits permettant malgré le "Clipper chip" d'être indécodables, afin de préserver leur vie privée.

Le problème c'est que si ces logiciels permettent à ceux qui n'ont pas grand-chose à se reprocher de conserver une vie privée par rapport à un État qui deviendrait "Big Brotherien", ils permettent aussi aux blanchisseurs d'argent sale, aux marchands d'armes, aux trafiquants de drogue, aux espions et aux terroristes de devenir complètement indétectables à quelque recherche que ce soit par les services ad-hoc.

L'argument des "crypto-anarchistes" s'inspire de ceux de la National Rifle Association, lobby des armes aux États-Unis qui fait passer le mot d'ordre suivant : il est anormal que les délinquants puissent seuls avoir accès à des armes, même de guerre.

Il faut donc militer pour la commercialisation libre de telles armes. Leur thèse est donc : puisque les hors-la-loi ne respectent pas la loi il faut donner aux "honnêtes gens" la possibilité de s'affranchir des contraintes de la loi.

Le fait d'autoriser le cryptage complet, c'est comme si vous autorisiez la mise sur le marché d'armes qui seraient indolores, invisibles, inaudibles et qui permettraient de tuer sans être détecté.

Mais cette culture d'origine technologique ne sera-t-elle pas "cryptée" pour ceux qui, en Afrique ou en Chine, n'en auront pas les clés ?
Il est vrai qu'il faut savoir utiliser ces banques d'information, mais nous avons fait de tels progrès que n'importe qui sachant lire et écrire peut s'en servir. Aujourd'hui, quand un Africain de Ouagadougou veut avoir accès à des informations spécifiques, il est obligé de passer par des canaux extrêmement dirigistes, filtrés, par des voies d'informations censurées.

Il y a peu de pays africains qui disposent de liberté de la presse. S'il n'y a pas de tyrannie qui empêche de jouer le jeu, les coûts pourront se réduire à quelques francs par mois, et deviendraient donc accessibles, même aux pays les plus pauvres.

Ce serait aussi peu cher que de mettre en marche un transistor à ondes ultracourtes, avec, en plus, l'interactivité. C'est une révolution qui, un jour, permettra à un Africain d'avoir accès au dernier rapport le plus pointu sur la culture du mil d'une université de Los Angeles, spécialisée dans la culture subtropicale.

En quelques minutes, il pourra consulter l'ensemble de ce qui a été publié dans le monde sur la question, ou le bulletin météo, en ayant sous les yeux une image-satellite de l'Afrique, rafraîchie toutes les trente minutes, ainsi que les statistiques concernant la prévision des récoltes, etc.

Bien sûr, pour cela, il faut disposer de lignes téléphoniques qui ne soient pas filtrées, d'un micro-ordinateur, d'un centre serveur, et il faut savoir lire et écrire l'anglais de préférence.

Mais pour les élites c'est faisable et cela permettrait aussi une diffusion en retour des informations du Sud vers le Nord. Nous ne sommes plus dans un système descendant, pyramidal, mais complètement réticulé, où tout point vaut pour tout le monde, où tout point est susceptible de devenir centre émetteur.

Ce n'est plus la métaphore de la montagne ou de la pyramide, mais celle de l'océan : chaque point d'entrée dans le circuit Internet est une vague comme les autres et toutes participent de la même eau.

En quoi ce libre accès à l'information mondiale en temps réel peut-il nous permettre de mieux nous comprendre et d'éviter les risques de surinformation et de désinformation actuels ?
Nous sommes passés d'une ère où l'information était chère, parcellaire, redondante, passive, et complètement canalisée, à une ère où l'information est abondante, facile d'accès et extrêmement peu coûteuse.

Comme il ne s'agit plus de se faire imposer l'information mais d'aller la chercher, elle devient interactive. Sans information pré-mâchée, vous vous prenez en main, vous êtes responsabilisé parce que vous devez mettre en pratique votre sens critique et votre esprit de recherche. D'avachi du divan, vous devenez chercheur actif. Certes, l'abondance d'infos n'est pas suffisante, mais le simple fait que vous deveniez actif veut dire que vous êtes obligé de vous fixer des buts, des visions du monde, en vous dotant de grilles d'analyse.

Si vous n'en n'avez pas, il vous faudra discuter avec ceux qui peuvent en avoir. Donc, il faudra se regrouper, il y aura des associations virtuelles de personnes partageant une sensibilité commune. On ne peut plus se retrouver tout seul, comme devant sa radio ou sa télé, puisque c'est la planète entière qui est au bout du fil.

Quand on écoute la radio, en passant de station en station, c'est incroyable de constater comment l'info est réduite à sa plus simple expression. La structure même des journaux était déjà révélatrice du dérisoire avec lequel l'actualité mondiale est transmise.

Dans Internet, nous avons la complexité du monde au bout des doigts. On développe des comportements de solidarité qui sont réels : on travaille en bande.

C'est comme un far-west, un nouveau monde. Internet est par essence une société, et elle est beaucoup plus pédagogique que les masses-médias. Ces derniers ont une vision complètement différente, qui est de nous massifier, de nous faire avaler de l'information prédigérée totalement homogène.

Ce n'est plus supportable, c'est du lavage de cerveau. À présent, on ne peut plus se contenter du militantisme local. Pour moi, Internet est l'outil de lecture et d'écriture dont nous avons besoin pour répondre aux défis qui sont les nôtres, du trou d'ozone à la faim dans le monde.

C'est là que désormais le militantisme devra opérer. Gutemberg a fait son temps par rapport aux problèmes mondiaux. Par exemple, je crée à l'INA un cyber-port* où l'on pourra consulter, entre autres, les dernières éditions du Monde Diplomatique (d'ailleurs je vous invite à venir y installer votre journal) et un accord se prépare avec les ambassades de France aux États-Unis et au Canada, pour relayer des centres serveurs francophones sur le continent nord-américain.

En quoi le virtuel - qui paraît réel alors qu'il n'a pas de véritable substance - pourrait-il nous permettre de remettre en cause notre principe de réalité, notre façon de voir les choses ?
Je crois que le virtuel est une manière de suspendre notre croyance au monde, une manière de nous placer dans un autre environnement que le réel, mais qui a presque le même degré d'opérabilité.

Donc, c'est une façon pédagogique de nous habituer à changer de régime, de vision et de compréhension. Cela correspond au fait de migrer hors du monde, pour aller dans un autre.

De même manière que des migrants qui, passant d'un pays à un autre, changent de structure culturelle et sont en décalage, parce qu'ils ne peuvent s'empêcher de comparer ce qu'ils voient avec ce qu'ils ont vécu.

Cela les rend plus aigus et les met sur le qui-vive, mais en même temps, ils deviennent plus créatifs, parce qu'ils savent qu'une vision n'est jamais qu'une vision et qu'il y en a d'autres.

Cette notion d'émigration peut être généralisée à la réalité même. Nous sommes tous nés dans un pays, et ceux qui en ont changé comprennent bien ce que je veux dire, parce qu'ils ont éprouvé ce choc culturel, ce changement brutal de référence.

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