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Accueil > Revue Intemporelle > No7 - Bonnes nouvelles pour des temps difficiles

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Philippe Quéau (suite)

Or, nous avons tous un point commun, c'est d'être nés dans la réalité. C'est notre pays d'origine, celui que nous partageons. Et il existe une émigration possible vers le virtuel.

Pourquoi ? Parce que dans ce virtuel-là tout sera possible. Comme jadis on pouvait fuir l'Europe, il sera possible de fuir le réel pour le virtuel. Pour y faire quoi ? Oublier le réel - et c'est un danger pour ceux qui sont complètement paumés - mais aussi pour être encore plus actif dans les domaines du réel qui sont saisis à travers le virtuel : la guerre, la chirurgie, l'économie...

Cela veut dire que nous sommes tous des immigrants potentiels, des voyageurs hors du réel.

Et puisqu'on ne pourra pas y rester, il faut bien revenir au réel, on ne pourra s'empêcher de comparer les deux niveaux de réalité...

Pour vous, le virtuel est un autre état du réel ?
Oui. Ce qui est important, c'est de montrer que le réel n'est pas que Le Réel, qu'il existe d'autres formes de réalité.

Et le virtuel a cet immense avantage de nous proposer une réalité alternative qui fonctionne, et qui nous permettra de travailler, de rencontrer les autres et d'agir sur le monde.

En revenant dans le réel, on pourra réimporter les modalités d'action ou de solidarité qu'on aura rencontrées dans le virtuel, et réciproquement. Ce qui me paraît intéressant c'est le va-et-vient, la comparaison, la compétition entre les deux modes de réalité, l'un complétant l'autre.

Le réel a un grand désavantage, c'est que les gens le tiennent pour acquis. Comme ils naissent dans le réel, ils ne se posent pas de question.

Comme nous sommes conditionnés à ce réel et que nous n'en avons pas de rechange, il va de soi. Vous ne pouvez pas remettre le réel en cause, sauf si vous être artiste ou philosophe...

Y voyez-vous une similitude, au moins dans le principe, avec ce que vivent certains chercheurs, chamans, sorciers ou autres qui, en modifiant leur perception, peuvent non seulement concevoir mais, semble-t-il, accéder à d'autres modalités du réel ?
Tout à fait, je pense que le virtuel est similaire à ces autres réalités alternatives que sont les mondes des chamans... mais je ne veux pas les comparer parce qu'ils ne sont pas comparables.

Néanmoins ce qui est similaire dans les deux cas, c'est le fait de changer de système de repères. Par ce fait même, on met en doute, comme Descartes l'a fait, la réalité même du réel.

Je pense que c'est une bonne pédagogie, pour commencer d'apprendre à douter, que d'éprouver des systèmes de représentation alternatifs. Le virtuel n'est pas qu'un lieu de fuite hors du monde, c'est aussi un lieu d'action qui est doté d'une certaine crédibilité, puisqu'il permet de rencontrer les autres.

C'est ce que disait Héraclite : tant qu'on est éveillé on est tous dans le même monde, mais quand on rêve chacun s'enfuit dans son propre univers. Le rêve ne peut pas être une solution, par exemple, à l'action collective. En revanche le virtuel le peut, car on reste accroché à une réalité qui est aussi celle des autres.

Vous pensez que ce voyage dans une autre réalité, pourrait me faire prendre conscience des scénarios mentaux virtuels que je me fabrique dans le réel pour fuir les faits ?
Je pense que le virtuel serait plutôt un inconvénient majeur pour notre propre ancrage dans le monde réel.

Il n'est pas du tout évident que le fait de pouvoir naviguer dans le monde entier sur des réseaux virtuels, soit pour nous un moyen de devenir beaucoup plus humains, plus solidaires dans le réel.

Je dirais même le contraire. Mais on peut être optimiste. Le virtuel est le moyen d'agir à l'échelle planétaire, à l'échelle des idées, parce que c'est immatériel, instantané et global.

En revanche, nous devons aussi être responsables de ce qui nous arrive dans notre environnement immédiat réel et local ; et là le virtuel ne sera pas forcément utile.

En toute chose, il faut un équilibre; In medias res stat virtus, la vertu réside dans la voie du milieu. Néanmoins, le virtuel pourra devenir le support, l'outil effectif d'une conscience planétaire, échappant aux déterminations, par exemple, des médias.

Lorsqu'une catastrophe écologique surviendra, peut- être qu'Internet nous permettra d'éviter le pire. À savoir, la possibilité pour un pays éloigné de rester branché sur la ruche mondiale.

Par exemple, peu de personnes savent ce qui se passait en Chine ou ce qui se passe au Rwanda, excepté ceux qui recevaient quelques faxs. Et Internet c'est le fax à la puissance cent.

Cela demande à un dissident chinois le même travail que pour rédiger un fax, sauf qu'il l'envoie à la planète entière. C'est une des formes de solidarité globale qui pourra se produire, avec aussi le risque d'avoir autant d'intox et de fausses nouvelles.

Il sera nécessaire de développer sur ces réseaux une écologie de l'esprit, c'est-à-dire d'étendre son acuité d'esprit et d'éveiller son sens critique, quant à la valeur de l'information présente dans le réseau - dans lequel, par définition, il n'y a pas de contrôle, où c'est l'anarchie au sens que tout est possible.

L'anarchie du virtuel n'est possible que si vous vous prenez vous- même en charge dans cet océan de possibles. Ce sera aussi le moyen matériel de toucher des auditeurs potentiels que vous ne pouvez pas atteindre autrement, puisque les médias traditionnels sont bloqués, filtrés.

Et puis, il ne sera plus nécessaire de convaincre ceux que vous souhaitez toucher, puisque ce sont eux qui iront vers vous en cherchant les mots clés qui sont les vôtres.

C'est une forme d'auto-organisation de la société ; les mêmes esprits intéressés par les mêmes idées, avec des valeurs communes, se renforceront, et finiront par collaborer.

Aujourd'hui, il y a une déperdition incroyable d'énergie dans la pluie d'informations que l'on déverse. On procède comme pour la pub : on utilise un marteau pour écraser une mouche.

Il y a un coût humain et social incroyable, un temps perdu considérable. Le nombre de gens qui passent une partie de leur vie à regarder des choses qui ne les intéressent pas, uniquement parce qu'il n'y a pas d'autres moyens...! Quand vous avez une infection, on vous donne une dose massive d'antibiotiques parce qu'on ne sait pas guider les molécules à l'endroit précis qui convient, mais si on avait des molécules à tête chercheuse, on n'en aurait besoin que d'une dose infinitésimale.

C'est une métaphore qui peut s'appliquer aux domaines de l'information.

Mais comment faire pour éduquer les gens à ce nouveau monde, en évitant d'accentuer notre tendance à confondre virtuel et "réel" ?
Ce monde nouveau aura une certaine réalité, mais ça ne sera pas "la" réalité. Ce seront des réalités plurielles et il faudra bien faire comprendre la nuance.

Au fond, c'est poser la question de la substance du réel. Certains philosophes pensent qu'il y a une réalité originaire, un minimum commun vital, comme un smic du réel, et puis qu'il y a des excroissances.

Je pense qu'il y a une nature humaine commune, une certaine universalité de l'humain, sinon autant reprendre les thèses des nazis, des hommes supérieurs et des hommes inférieurs; je ne peux l'accepter en aucune manière.

Pour moi, il y a une essence commune incontournable, ce qui fait que tout homme est semblable à tout autre homme, même si nous sommes tous différents : c'est que les hommes sont tous images de Dieu.

Je crois que, comme le dit la Genèse, Dieu a créé l'homme à Son image. Ce que nous avons en commun, c'est que nous sommes tous une image.

Dans quel sens ?
Dans le sens où en tant qu'image, l'homme incorpore les fonctions les plus caractéristiques de l'humanité que sont la raison, la mémoire et la volonté. À la différence des minéraux, des végétaux et des animaux, ou du trou dans l'ozone, il est capable de vouloir, de comprendre...

capable d'amour dans le sens où l'amour est la fleur de ce trièdre. Il n'y a pas d'amour sans volonté, sans mémoire et sans intelligence. Ce n'est pas un hasard si je prends ces trois éléments, c'est la métaphore trinitaire que Saint-Augustin utilise pour expliquer la nature même de l'être humain en tant qu'image de Dieu.

Amour, mémoire et intelligence, au sens de capacité de comprendre le monde, un monde qui n'est pas complètement opaque. Si on considère que le monde est "opaque", il n'y a pas d'intelligibilité partagée, donc il y a racisme.

C'est vital de dire qu'il est possible de comprendre. Si vous refusez la possibilité de l'universalité de la raison, à terme, vous vous enfermez dans le racisme et dans l'incompréhension.

D'ailleurs, c'est souvent ce que les thèses des pensées nationalistes proclament : il y a quelque chose d'indicible, de radicalement différent, un Vater Land (pays père, en allemand), quelque chose de spécial que les autres pays du monde ne peuvent pas comprendre, une espèce de point originaire.

Qui dit négation de l'universalité, dit différence radicale. Bien sûr, il existe des différences...

Nous sommes un et multiples à la fois ?
On ne peut être multiple que si on est fondé dans l'unité. Sinon, cela devient l'anarchie, au sens où il n'y a plus de terrain commun, où c'est votre vie contre la mienne. Quel est le fondement de la paix ? C'est la parole, la raison, le logos, ce qui relie, ce qui permet l'échange.

Parole comme la traduction de ce qu'on ressent, de ce qu'on est, plus qu'effet de sens, que mots ?
Les mots sont les images de la parole, c'est avec eux qu'on fait beaucoup de bla-bla, mais aussi la révolution et la poésie.

De même que nous sommes des images de Dieu, les mots sont les images du verbe. Ce sont de pauvres mots, mais au fond il ne faut pas les mépriser.

Même Dieu n'a pas dédaigné parler avec des mots. Ce sont plus des paroles que des mots d'ailleurs... et plus fortes qu'on ne croit... Mais, en toute chose, on peut voir les extrêmes s'opposer.

Si vous êtes pessimiste, vous pouvez voir le mot sous sa forme impuissante, ce qui est aussi vrai, puisque les mots sont aussi des choses gratuites et peu aptes à saisir le réel.

Mais vous pouvez aussi voir le contraire, des mots qui emportent des victoires et qui changent le monde. Ces deux extrêmes sont coexistants et c'est à nous de faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre.

Ce qui est certain, c'est que si on veut s'en sortir, sur une planète qui, à toute vitesse, devient de plus en plus petite et fragile, nous devons cesser de mettre en avant ce qui nous distingue, mais plutôt ce qui nous unifie.

La distinction, la séparation sont utiles, mais nous devons les utiliser pour unir à bon escient, en fonction des différences spécifiques. La finalité c'est l'union, non pas l'unisson mais l'union. Il ne faut pas que tout le monde chante la même chanson, mais qu'on soit sur la même longueur d'onde pour au moins partager nos différences. La note fondamentale est indispensable, c'est ce qui nous rend humains.

Est-ce que vous pouvez préciser ce qui, pour vous, rend l'homme humain ?
Ce qui rend l'homme humain, c'est qu'il tire sa spécificité, son essence d'autre chose que de lui- même. Ce qui fait que l'homme est humain, c'est précisément qu'il n'est pas humain, qu'il ne tire pas son humanité de lui.

Autrement dit, ce qui fait l'essence de l'homme c'est qu'il est une image, qu'il n'est pas lui-même son propre modèle. S'il était son propre modèle, il ne pourrait extraire sa noblesse que de lui-même, s'érigeant de ce fait comme étant son propre possesseur et maître, il établirait des distinctions radicales.

Il pourrait alors se nommer roi et empereur sur toutes choses et notamment sur les autres. En revanche, si son humanité provient d'autre chose que de lui-même - et c'est le sens de la formule "image de" - il n'est pas en tant que tel, donc il est tout entier tourné vers un processus d'identification au modèle.

Il est image au sens dynamique, au sens d'être attiré vers son modèle, et c'est en se tournant vers, qu'il se rend de plus en plus homme. Plus vous cherchez et plus vous trouvez la manière d'être un homme et plus vous devenez homme, c'est un processus infini.

Un peu comme ces images photographiques qui ne cessent de se révéler plus profondes qu'elles n'y paraissent de prime abord. Plus on cherche plus on trouve, et plus on trouve, plus on sait qu'il faut encore chercher.

C'est ça l'astuce, on n'est pas dans un processus de finalisation, on ne s'enferme ni dans une recherche, ni dans une trouvaille, c'est une avancée dans la recherche qui n'a pas de limite.

L'homme est d'une autre noblesse que celle qu'il se donne à lui-même, mais il l'a oubliée. Il est plus complexe, plus riche et plus profond...

l'homme est amené à être un dieu. C'est une aventure très complexe que la course de l'humanité, mais les hommes l'ont oubliée, et ils la méprisent, ils vivent comme de petits rentiers, de petits bourgeois...

Ils ne savent pas jusqu'où ils pourraient aller s'ils le voulaient. C'est ça être humain.

C'est-à-dire, prendre conscience de soi, de son destin, et tendre sans cesse vers son modèle ; c'est ça ?
C'est comme ces feux qui ont toujours du mal à prendre, et alors la température s'élève, et plus elle augmente, plus la fournaise prend de l'ampleur, et plus la combustion est facilitée.

Cette métaphore est valable pour nous : plus vous brûlez, plus vous brûlez. La plupart des hommes sont froids comme des pierres, ils n'ont pas pris feu.

Il y a aussi des pierres brûlantes...
Oui, il y a des laves, des volcans. On peut pousser la température des pierres à un point inimaginable. Prenez la température du Soleil et la surface de la Lune; pourtant tout cela est de la même nature, mais il y a des coeurs plus brûlants que d'autres, la différence est infinie.

Prenez les Chérubins ou les Séraphins qui, dans la tradition hébraïque sont les plus près de la face de Dieu : ils sont bien plus brûlants que mille soleils.

Ces dynamiques-là sont extrêmement compliquées pour de petits esprits comme les nôtres; on n'arrive pas à imaginer la violence et la profondeur de ces distances, de ces différences.

Lorsqu'on commence à réfléchir un tout petit peu sur ces questions, on est saisi par le mystère. Une fois que vous avez mis le petit doigt dans l'engrenage, vous ne cessez d'être aspiré par ce trou noir de l'intelligence. Vous savez, ces trous noirs de l'espace qui attirent toute matière, il y a les mêmes dans l'esprit.

Mais encore ?
Disons que dans le domaine astronomique, les trous noirs sont des aspirateurs à matière. Dans le domaine de l'esprit, on pourrait les qualifier de trous blancs, qui sont très troublants d'ailleurs.

C'est le mystère de Dieu, qui est un trou noir inversé. Le trou noir vous aspire, vous disparaissez et puis c'est fini, il n'y a plus de structure moléculaire consistante.

Vous revenez, en tant que matière, à l'état le plus originel possible, à l'état de soupe primordiale. C'est une régression à l'origine du temps puisque c'est ce qui s'est passé lors du Big Bang.

En revanche, la métaphore du trou blanc, qui est spirituel, c'est qu'au lieu d'être écrasé vous bénéficiez d'une vision qui vous enrichit au-delà de toute mesure puisque vous montez au pinacle, en haut de l'échelle de Jacob.

Dans un mouvement simultané d'incarnation et d'assomption ?
Oui, l'incarnation n'est pas une chute, mais un marchepied. Si vous acceptez cette métaphore de l'échelle de Jacob, l'incarnation représente un des barreaux de l'échelle, et parce que vous avez un pied vous pouvez monter.

La matière est un moyen qui, en tant que tel, n'a pas de vocation autre que d'être au service de quelque chose qui est plus grand qu'elle. La matière est au service de l'esprit.

Ce qui est en jeu, ce n'est pas tellement l'histoire de la matière, qui n'est pas plus importante que le petit-déjeuner que vous avez avalé il y a vingt-cinq ans et que vous avez oublié, mais qui fait que vous êtes quand même là.

La matière est au service de quelque chose qui lui est transcendant. Mais pourquoi l'esprit a-t-il besoin de la matière? Parce qu'au commencement, l'esprit d'un homme est comme une toute petite chose indestructible mais fragile, qui ne sait pas grand-chose, qui est vierge.

S'il n'était pas vierge ça voudrait dire qu'il serait déjà prédéterminé. Or tout le but du jeu, c'est de donner à l'esprit toutes ses chances de s'établir comme maître de lui-même, de se doter de par lui- même, de par ses propres forces ou à l'aide d'une certaine grâce, de capacités quasiment divines.

Si l'esprit n'avait pas cette liberté, il serait l'esclave de quelque chose. L'esprit a donc besoin de la matière pour s'efforcer de se rendre libre de lui-même et par lui-même, pour se connaître, se vouloir et s'aimer comme esprit. L'esprit a besoin de la matière pour s'en libérer.

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