Philippe
Quéau (suite)
Or, nous avons tous un point commun, c'est d'être nés
dans la
réalité. C'est notre pays d'origine, celui que nous
partageons.
Et il existe une émigration possible vers le virtuel.
Pourquoi ? Parce que dans ce virtuel-là tout sera possible.
Comme jadis
on pouvait fuir l'Europe, il sera possible de fuir le réel pour
le
virtuel. Pour y faire quoi ? Oublier le réel - et c'est un
danger pour
ceux qui sont complètement paumés - mais aussi
pour être
encore plus actif dans les domaines du réel qui sont saisis
à
travers le virtuel : la guerre, la chirurgie, l'économie...
Cela veut dire que nous sommes tous des immigrants potentiels,
des voyageurs
hors du réel.
Et puisqu'on ne pourra pas y rester, il faut bien revenir au
réel, on ne
pourra s'empêcher de comparer les deux niveaux de
réalité...
Pour vous, le virtuel est un autre état du réel
? Oui.
Ce qui est important, c'est de montrer que le réel n'est pas
que Le
Réel, qu'il existe d'autres formes de
réalité.
Et le virtuel a cet immense avantage de nous proposer une
réalité
alternative qui fonctionne, et qui nous permettra de travailler, de
rencontrer
les autres et d'agir sur le monde.
En revenant dans le réel, on pourra réimporter les
modalités d'action ou de solidarité qu'on aura
rencontrées
dans le virtuel, et réciproquement. Ce qui me paraît
intéressant c'est le va-et-vient, la comparaison, la
compétition
entre les deux modes de réalité, l'un
complétant
l'autre.
Le réel a un grand désavantage, c'est que les gens le
tiennent
pour acquis. Comme ils naissent dans le réel, ils ne se
posent pas de
question.
Comme nous sommes conditionnés à ce réel
et que nous n'en
avons pas de rechange, il va de soi. Vous ne pouvez pas remettre le
réel
en cause, sauf si vous être artiste ou philosophe...
Y voyez-vous une similitude, au moins dans le principe, avec ce
que vivent
certains chercheurs, chamans, sorciers ou autres qui, en modifiant
leur
perception, peuvent non seulement concevoir mais, semble-t-il,
accéder
à d'autres modalités du réel ? Tout
à fait,
je pense que le virtuel est similaire à ces autres
réalités alternatives que sont les mondes des
chamans... mais je
ne veux pas les comparer parce qu'ils ne sont pas comparables.
Néanmoins ce qui est similaire dans les deux cas, c'est le
fait de
changer de système de repères. Par ce fait
même, on met en
doute, comme Descartes l'a fait, la réalité
même du
réel.
Je pense que c'est une bonne pédagogie, pour commencer
d'apprendre
à douter, que d'éprouver des systèmes de
représentation alternatifs. Le virtuel n'est pas qu'un lieu de
fuite
hors du monde, c'est aussi un lieu d'action qui est doté d'une
certaine
crédibilité, puisqu'il permet de rencontrer les
autres.
C'est ce que disait Héraclite : tant qu'on est
éveillé on
est tous dans le même monde, mais quand on rêve
chacun s'enfuit
dans son propre univers. Le rêve ne peut pas être une
solution, par
exemple, à l'action collective. En revanche le virtuel le
peut, car on
reste accroché à une réalité qui est
aussi celle
des autres.
Vous pensez que ce voyage dans une autre réalité,
pourrait me
faire prendre conscience des scénarios mentaux virtuels
que je me
fabrique dans le réel pour fuir les faits ? Je pense
que le
virtuel serait plutôt un inconvénient majeur pour
notre propre
ancrage dans le monde réel.
Il n'est pas du tout évident que le fait de pouvoir naviguer
dans le
monde entier sur des réseaux virtuels, soit pour nous un
moyen de
devenir beaucoup plus humains, plus solidaires dans le
réel.
Je dirais même le contraire. Mais on peut être
optimiste. Le
virtuel est le moyen d'agir à l'échelle
planétaire,
à l'échelle des idées, parce que c'est
immatériel,
instantané et global.
En revanche, nous devons aussi être responsables de ce qui
nous arrive
dans notre environnement immédiat réel et local ; et
là le
virtuel ne sera pas forcément utile.
En toute chose, il faut un équilibre; In medias res stat
virtus,
la vertu réside dans la voie du milieu. Néanmoins, le
virtuel
pourra devenir le support, l'outil effectif d'une conscience
planétaire,
échappant aux déterminations, par exemple, des
médias.
Lorsqu'une catastrophe écologique surviendra, peut-
être
qu'Internet nous permettra d'éviter le pire. À savoir,
la
possibilité pour un pays éloigné de rester
branché
sur la ruche mondiale.
Par exemple, peu de personnes savent ce qui se passait en Chine ou
ce qui se
passe au Rwanda, excepté ceux qui recevaient quelques
faxs. Et Internet
c'est le fax à la puissance cent.
Cela demande à un dissident chinois le même travail
que pour
rédiger un fax, sauf qu'il l'envoie à la planète
entière. C'est une des formes de solidarité globale
qui pourra se
produire, avec aussi le risque d'avoir autant d'intox et de fausses
nouvelles.
Il sera nécessaire de développer sur ces
réseaux une
écologie de l'esprit, c'est-à-dire d'étendre
son
acuité d'esprit et d'éveiller son sens critique, quant
à
la valeur de l'information présente dans le réseau -
dans lequel,
par définition, il n'y a pas de contrôle, où c'est
l'anarchie au sens que tout est possible.
L'anarchie du virtuel n'est possible que si vous vous prenez vous-
même en
charge dans cet océan de possibles. Ce sera aussi le moyen
matériel de toucher des auditeurs potentiels que vous ne
pouvez pas
atteindre autrement, puisque les médias traditionnels sont
bloqués, filtrés.
Et puis, il ne sera plus nécessaire de convaincre ceux que
vous
souhaitez toucher, puisque ce sont eux qui iront vers vous en
cherchant les
mots clés qui sont les vôtres.
C'est une forme d'auto-organisation de la société ;
les
mêmes esprits intéressés par les
mêmes idées,
avec des valeurs communes, se renforceront, et finiront par
collaborer.
Aujourd'hui, il y a une déperdition incroyable
d'énergie dans la
pluie d'informations que l'on déverse. On procède
comme pour la
pub : on utilise un marteau pour écraser une mouche.
Il y a un coût humain et social incroyable, un temps perdu
considérable. Le nombre de gens qui passent une partie de
leur vie
à regarder des choses qui ne les intéressent pas,
uniquement
parce qu'il n'y a pas d'autres moyens...! Quand vous avez une
infection, on
vous donne une dose massive d'antibiotiques parce qu'on ne sait pas
guider les
molécules à l'endroit précis qui convient,
mais si on
avait des molécules à tête chercheuse, on n'en
aurait
besoin que d'une dose infinitésimale.
C'est une métaphore qui peut s'appliquer aux domaines de
l'information.
Mais comment faire pour éduquer les gens à ce
nouveau monde,
en évitant d'accentuer notre tendance à confondre
virtuel et
"réel" ? Ce monde nouveau aura une certaine
réalité, mais ça ne sera pas "la"
réalité.
Ce seront des réalités plurielles et il faudra bien
faire
comprendre la nuance.
Au fond, c'est poser la question de la substance du réel.
Certains
philosophes pensent qu'il y a une réalité originaire,
un minimum
commun vital, comme un smic du réel, et puis qu'il y a des
excroissances.
Je pense qu'il y a une nature humaine commune, une certaine
universalité
de l'humain, sinon autant reprendre les thèses des nazis,
des hommes
supérieurs et des hommes inférieurs; je ne peux
l'accepter en
aucune manière.
Pour moi, il y a une essence commune incontournable, ce qui fait
que tout homme
est semblable à tout autre homme, même si nous
sommes tous
différents : c'est que les hommes sont tous images de
Dieu.
Je crois que, comme le dit la Genèse, Dieu a
créé l'homme
à Son image. Ce que nous avons en commun, c'est que nous
sommes tous une
image.
Dans quel sens ? Dans le sens où en tant
qu'image, l'homme
incorpore les fonctions les plus caractéristiques de
l'humanité
que sont la raison, la mémoire et la volonté.
À la
différence des minéraux, des
végétaux et des
animaux, ou du trou dans l'ozone, il est capable de vouloir, de
comprendre...
capable d'amour dans le sens où l'amour est la fleur de ce
trièdre. Il n'y a pas d'amour sans volonté, sans
mémoire
et sans intelligence. Ce n'est pas un hasard si je prends ces trois
éléments, c'est la métaphore trinitaire que
Saint-Augustin
utilise pour expliquer la nature même de l'être humain
en tant
qu'image de Dieu.
Amour, mémoire et intelligence, au sens de capacité
de comprendre
le monde, un monde qui n'est pas complètement opaque. Si
on
considère que le monde est "opaque", il n'y a pas
d'intelligibilité partagée, donc il y a racisme.
C'est vital de dire qu'il est possible de comprendre. Si vous refusez
la
possibilité de l'universalité de la raison, à
terme, vous
vous enfermez dans le racisme et dans
l'incompréhension.
D'ailleurs, c'est souvent ce que les thèses des
pensées
nationalistes proclament : il y a quelque chose d'indicible, de
radicalement
différent, un Vater Land (pays père, en
allemand), quelque
chose de spécial que les autres pays du monde ne peuvent
pas comprendre,
une espèce de point originaire.
Qui dit négation de l'universalité, dit
différence
radicale. Bien sûr, il existe des différences...
Nous sommes un et multiples à la fois ? On ne
peut être
multiple que si on est fondé dans l'unité. Sinon, cela
devient
l'anarchie, au sens où il n'y a plus de terrain commun,
où c'est
votre vie contre la mienne. Quel est le fondement de la paix ? C'est
la parole,
la raison, le logos, ce qui relie, ce qui permet l'échange.
Parole comme la traduction de ce qu'on ressent, de ce qu'on est,
plus
qu'effet de sens, que mots ? Les mots sont les images de la
parole,
c'est avec eux qu'on fait beaucoup de bla-bla, mais aussi la
révolution
et la poésie.
De même que nous sommes des images de Dieu, les mots sont
les images du
verbe. Ce sont de pauvres mots, mais au fond il ne faut pas les
mépriser.
Même Dieu n'a pas dédaigné parler avec des
mots. Ce sont
plus des paroles que des mots d'ailleurs... et plus fortes qu'on ne
croit...
Mais, en toute chose, on peut voir les extrêmes s'opposer.
Si vous êtes pessimiste, vous pouvez voir le mot sous sa
forme
impuissante, ce qui est aussi vrai, puisque les mots sont aussi des
choses
gratuites et peu aptes à saisir le réel.
Mais vous pouvez aussi voir le contraire, des mots qui emportent
des victoires
et qui changent le monde. Ces deux extrêmes sont coexistants
et c'est
à nous de faire pencher la balance dans un sens ou dans
l'autre.
Ce qui est certain, c'est que si on veut s'en sortir, sur une
planète
qui, à toute vitesse, devient de plus en plus petite et
fragile, nous
devons cesser de mettre en avant ce qui nous distingue, mais
plutôt ce
qui nous unifie.
La distinction, la séparation sont utiles, mais nous devons
les utiliser
pour unir à bon escient, en fonction des différences
spécifiques. La finalité c'est l'union, non pas
l'unisson mais
l'union. Il ne faut pas que tout le monde chante la même
chanson, mais
qu'on soit sur la même longueur d'onde pour au moins
partager nos
différences. La note fondamentale est indispensable, c'est
ce qui nous
rend humains.
Est-ce que vous pouvez préciser ce qui, pour vous, rend
l'homme
humain ? Ce qui rend l'homme humain, c'est qu'il tire sa
spécificité, son essence d'autre chose que de lui-
même. Ce
qui fait que l'homme est humain, c'est précisément
qu'il n'est
pas humain, qu'il ne tire pas son humanité de lui.
Autrement dit, ce qui fait l'essence de l'homme c'est qu'il est une
image,
qu'il n'est pas lui-même son propre modèle. S'il
était son
propre modèle, il ne pourrait extraire sa noblesse que de
lui-même, s'érigeant de ce fait comme étant
son propre
possesseur et maître, il établirait des distinctions
radicales.
Il pourrait alors se nommer roi et empereur sur toutes choses et
notamment sur
les autres. En revanche, si son humanité provient d'autre
chose que de
lui-même - et c'est le sens de la formule "image de" - il n'est
pas en
tant que tel, donc il est tout entier tourné vers un
processus
d'identification au modèle.
Il est image au sens dynamique, au sens d'être attiré
vers son
modèle, et c'est en se tournant vers, qu'il se rend de
plus en
plus homme. Plus vous cherchez et plus vous trouvez la
manière
d'être un homme et plus vous devenez homme, c'est un
processus infini.
Un peu comme ces images photographiques qui ne cessent de se
révéler plus profondes qu'elles n'y paraissent de
prime abord.
Plus on cherche plus on trouve, et plus on trouve, plus on sait qu'il
faut
encore chercher.
C'est ça l'astuce, on n'est pas dans un processus de
finalisation, on ne
s'enferme ni dans une recherche, ni dans une trouvaille, c'est une
avancée dans la recherche qui n'a pas de limite.
L'homme est d'une autre noblesse que celle qu'il se donne à
lui-même, mais il l'a oubliée. Il est plus complexe,
plus riche et
plus profond...
l'homme est amené à être un dieu. C'est une
aventure
très complexe que la course de l'humanité, mais les
hommes l'ont
oubliée, et ils la méprisent, ils vivent comme de
petits
rentiers, de petits bourgeois...
Ils ne savent pas jusqu'où ils pourraient aller s'ils le
voulaient.
C'est ça être humain.
C'est-à-dire, prendre conscience de soi, de son destin, et
tendre
sans cesse vers son modèle ; c'est ça ? C'est
comme ces
feux qui ont toujours du mal à prendre, et alors la
température
s'élève, et plus elle augmente, plus la fournaise
prend de
l'ampleur, et plus la combustion est facilitée.
Cette métaphore est valable pour nous : plus vous
brûlez, plus
vous brûlez. La plupart des hommes sont froids comme des
pierres, ils
n'ont pas pris feu.
Il y a aussi des pierres brûlantes... Oui, il y a des
laves,
des volcans. On peut pousser la température des pierres
à un
point inimaginable. Prenez la température du Soleil et la
surface de la
Lune; pourtant tout cela est de la même nature, mais il y a
des coeurs
plus brûlants que d'autres, la différence est
infinie.
Prenez les Chérubins ou les Séraphins qui, dans la
tradition
hébraïque sont les plus près de la face de Dieu
: ils sont
bien plus brûlants que mille soleils.
Ces dynamiques-là sont extrêmement
compliquées pour de
petits esprits comme les nôtres; on n'arrive pas à
imaginer la
violence et la profondeur de ces distances, de ces
différences.
Lorsqu'on commence à réfléchir un tout petit
peu sur ces
questions, on est saisi par le mystère. Une fois que vous
avez mis le
petit doigt dans l'engrenage, vous ne cessez d'être
aspiré par ce
trou noir de l'intelligence. Vous savez, ces trous noirs de l'espace
qui
attirent toute matière, il y a les mêmes dans l'esprit.
Mais encore ? Disons que dans le domaine astronomique,
les trous
noirs sont des aspirateurs à matière. Dans le
domaine de
l'esprit, on pourrait les qualifier de trous blancs, qui sont
très
troublants d'ailleurs.
C'est le mystère de Dieu, qui est un trou noir
inversé. Le trou
noir vous aspire, vous disparaissez et puis c'est fini, il n'y a plus
de
structure moléculaire consistante.
Vous revenez, en tant que matière, à l'état le
plus
originel possible, à l'état de soupe primordiale.
C'est une
régression à l'origine du temps puisque c'est ce qui
s'est
passé lors du Big Bang.
En revanche, la métaphore du trou blanc, qui est spirituel,
c'est qu'au
lieu d'être écrasé vous
bénéficiez d'une
vision qui vous enrichit au-delà de toute mesure puisque
vous montez au
pinacle, en haut de l'échelle de Jacob.
Dans un mouvement simultané d'incarnation et
d'assomption
? Oui, l'incarnation n'est pas une chute, mais un marchepied.
Si vous
acceptez cette métaphore de l'échelle de Jacob,
l'incarnation
représente un des barreaux de l'échelle, et parce que
vous avez
un pied vous pouvez monter.
La matière est un moyen qui, en tant que tel, n'a pas de
vocation autre
que d'être au service de quelque chose qui est plus grand
qu'elle. La
matière est au service de l'esprit.
Ce qui est en jeu, ce n'est pas tellement l'histoire de la
matière, qui
n'est pas plus importante que le petit-déjeuner que vous
avez
avalé il y a vingt-cinq ans et que vous avez oublié,
mais qui
fait que vous êtes quand même là.
La matière est au service de quelque chose qui lui est
transcendant.
Mais pourquoi l'esprit a-t-il besoin de la matière? Parce
qu'au
commencement, l'esprit d'un homme est comme une toute petite
chose
indestructible mais fragile, qui ne sait pas grand-chose, qui est
vierge.
S'il n'était pas vierge ça voudrait dire qu'il serait
déjà prédéterminé. Or tout le
but du jeu,
c'est de donner à l'esprit toutes ses chances de
s'établir comme
maître de lui-même, de se doter de par lui-
même, de par ses
propres forces ou à l'aide d'une certaine grâce, de
capacités quasiment divines.
Si l'esprit n'avait pas cette liberté, il serait l'esclave de
quelque
chose. L'esprit a donc besoin de la matière pour s'efforcer
de se rendre
libre de lui-même et par lui-même, pour se
connaître, se
vouloir et s'aimer comme esprit. L'esprit a besoin de la
matière pour
s'en libérer.
Suite
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