Jean-Pierre Luminet
Directeur de recherches au CNRS, astrophysicien à
l'observatoire de
Meudon, spécialiste de la relativité
générale, des
trous noirs et de la cosmologie.
En collaboration avec le compositeur Gérard Grisey, il a
conçu un
spectacle musical et astronomique intitulé "Le Noir de
l'étoile",
pour six percussionnistes et pulsars.
Il a publié des recueils de poésie, et exposé
dessins et
lithographies.
En tant qu'astrophysicien professionnel ayant publié
également
des recueils de poésie, on me pose souvent la question
suivante : est-ce
l'astrophysique, à travers ses interrogations fondamentales
aujourd'hui
non résolues (l'origine de l'univers, son destin futur, la
nature de
l'espace et du temps...) qui conduit à l'expression
poétique, ou,
au contraire, est-ce un penchant inné pour une
"poétique" du
monde qui peut susciter une activité de scientifique
professionnel ?
Je suis toujours embarrassé par cette question. Je suis,
certes,
astrophysicien professionnel depuis maintenant quinze ans, et j'ai
écrit
des textes de "vulgarisation scientifique" portant sur des sujets
propres
à fasciner un public assez large: trous noirs, espace-temps
courbe, big
bang.
Toutefois, mon activité purement "littéraire"
(à savoir
poésie, essais non scientifiques, romans) remonte à
un temps plus
lointain - même si mes dernières publications
"connues" dans le
domaine de la poésie datent des cinq dernières
années.
Il serait donc inexact de prétendre que mon écriture
poétique ait pu être alimentée par mes
réflexions
scientifiques. À l'inverse, je ne pense pas qu'une perception
poétique du monde favorise nécessairement une
réflexion
scientifique.
En fait, je ne crois pas que l'on ait au départ une "âme
de
poète/artiste" ou une "âme de scientifique". On a
simplement en
soi une dévorante curiosité pour le monde. Cette
curiosité
nous pousse à l'explorer à travers différents
langages,
différents moyens d'expression.
Le langage scientifique rationnel, logique et falsifiable, sert
à la
description du monde physique et matériel. D'autres
langages plus
subjectifs (et, à la limite, non falsifiables car relevant de
l'expérience intérieure), servent à
l'exploration d'un
"autre" monde, non matériel : l'art, la philosophie, la
spiritualité par exemple. Ces langages non rationnels sont
tout aussi
riches en "découvertes".
Mais, alors, me rétorque-t-on, comment concilier science
et
poésie, la science exigeant rigueur et
mathématique, la
poésie réclamant une liberté d'expression,
une imagination
pouvant totalement échapper à la logique ?
Pour ma part, je ne vois pas d'opposition de principe entre science
et
poésie, et plus généralement entre science
et art. Depuis
de nombreux siècles, les hommes s'interrogent à
juste titre sur
les cousinages de l'art et de la science.
La création artistique, comme la découverte
scientifique,
implique l'osmose entre un attrait "inné" et un
métier acquis
dans la patience d'impitoyables ascèces. L'art se nourrit de
rêve
et de réalité, de réflexion et d'intuition,
d'imagination
et de transcendance.
Il recherche et découvre. Il s'appuie sur des lois
préalables
(variations au cours du temps : alexandrins, strophe rimée
pour la
poésie ; harmonie tonale ou dodécaphonique pour la
musique;
règles de la perspective, composition des couleurs pour la
peinture,
etc.) qu'il s'évertue à remettre
perpétuellement en
cause.
Critiquant leurs absolus, nuançant leurs rigueurs, l'artiste
ne craint
pas, si besoin est, d'en transgresser les principes. Bannissant
l'imitation, il
se condamne à la progression. Mais franchement, le
scientifique
authentique procède-t-il autrement ?
Sous toutes leurs formes, à travers leurs
évolutions, l'Art et la
Science demeurent soumis à une implacable logique
imposant la prise de
conscience des tensions qui se manifestent entre les ensembles et
le
détail.
Le rêve, la volonté de pénétrer plus
avant dans les
difficultés de l'inconnu constituent la peine et la monnaie
communes de
l'artiste et du savant.
Il est vrai qu'aujourd'hui, peu de scientifiques osent exprimer
publiquement
d'autres pratiques qu'ils peuvent avoir dans le domaine artistique.
L'inhibition y est pour beaucoup : nombreux s'interdisent ce qu'ils
croient
être un douteux "mélange des genres", au sens
péjoratif du
terme.
Or, pour moi, toute découverte part d'une conjonction de
hasard et
d'intuition, suivie par un travail lucide et difficile de "mise en
structure".
J'aime la réflexion de Paul Valéry : "Le travail
interne du
poète consiste moins à chercher des mots pour ses
idées
qu'à chercher des idées pour ses mots et ses
rythmes
prédominants..." et je crois qu'elle peut s'appliquer à
toute
forme de créativité, artistique ou scientifique.
J'espère en tous cas que, dans l'esprit du public, cesse cette
déplorable scission issue du XIXe siècle
entre, d'une
part, les disciplines scientifiques et techniques, qui seraient
froides,
dépourvues d'émotion et à la limite
inhumaines, et d'autre
part les disciplines littéraires et artistiques, qui seraient
chaleureuses et chargées d'émotion.
Sans tomber dans le mélange des genres, je suis pour ma
part convaincu
qu'il n'y a pas de langage unique pour décrire le réel.
Je suis
attaché au renouveau d'un "humanisme du savoir".
L'humanisme, c'est ce courant de pensée qui s'est
développé en Europe à partir de la
Renaissance et qui a
pour objet le développement et l'épanouissement des
qualités de l'homme.
L'humanisme ne peut donc être réducteur, et c'est la
raison pour
laquelle, dans une vision humaniste de la connaissance, la science,
certes,
mais aussi l'art et la philosophie, sont autant de langages
complémentaires, permettant d'aborder chacun à sa
façon
les multiples facettes du monde.
Il ne faut jamais oublier que l'ensemble de la science est
lié à
la culture humaine en général. Les
découvertes
scientifiques, même celles qui paraissent les plus
avancées et
difficiles à comprendre, sont dénuées de
signification en
dehors de leur contexte culturel.
Les concepts et les mots pertinents et importants de la science
théorique sont tôt ou tard destinés à
être
exprimés en concepts et en mots qui ont un sens pour le
public instruit,
et à s'inscrire dans une image générale du
monde.
Il est fascinant de constater que le flux inverse, à savoir un
transfert
de concepts purement artistiques vers la science, est
également
possible.
De nombreux artistes semblent avoir eu des intuitions fulgurantes
de
découvertes scientifiques postérieures. Pendant
longtemps, cette
idée m'a agacé, mais, en y regardant de plus
près, j'en
reconnais aujourd'hui la valeur.
Je suis en train de préparer une anthologie de la
poésie
rassemblant des textes d'une étonnante prémonition
scientifique.
Le poète et mystique soufi Rûmi écrivait par
exemple au
XIIIe siècle que si l'on coupait un atome, on y
trouverait un
système solaire miniature : " Il est un soleil caché
dans un
atome : soudain, cet atome ouvre la bouche.
Les cieux et la terre s'effritent en poussière devant ce
soleil
lorsqu'il surgit de l'embuscade". Il précisait que chaque
atome recelait
une force capable de réduire le monde en cendres. Parler de
fission
nucléaire au temps de Saint Louis, c'est proprement
stupéfiant
!
Peut-être même y a-t-il des aires de rencontre encore
plus
profondes. Quand la science moderne forge des concepts comme
celui de "trou
noir" et explicite qu'il est "gardien de la lumière", elle se
dote
déjà d'un procédé poétique.
À travers le langage, le fait objectif qu'elle
véhicule met en
branle la danse des imaginaires individuels et subjectifs. Il n'est
pas nouveau
pour la science de se nourrir d'imaginaire.
Quand Démocrite parlait des atomes au Ve
siècle avant
J.-C., il se situait déjà au niveau de l'imaginaire, et
ce
mélange de rationalité et d'imaginaire a duré
jusqu'au
dix-huitième siècle.
Ensuite, la science est passée par une phase
nécessaire de
réductionnisme, où l'imaginaire a, en quelque sorte,
été évacué. Au regard de toute
l'histoire des
sciences, qui remonte à deux mille ans, cette
période dite
"positiviste" évacuant l'imaginaire et instaurant une
certaine froideur,
n'a que très peu duré. Mais comme nous en sortons
à peine,
elle est encore présente dans nos esprits et nos
pratiques.
Aujourd'hui encore le savoir en tant que tel et son enseignement
sont trop
souvent pratiqués de façon froide, dépourvue
d'émotion. Or, pourquoi vouloir séparer le savoir et
l'émotion ? L'émerveillement au monde en est la
racine commune !
Une intégration harmonieuse est possible.
J'ai par exemple participé à la conception d'un
spectacle musical
et astronomique, mêlant des rythmes délivrés
par des
étoiles à des percussions jouées par des
hommes. Cette
oeuvre mixte traite du thème universel "ombre et
lumière",
puisqu'il s'intitule "Le Noir de l'étoile".
Je veux ajouter que l'émotion est souvent donnée par
la surprise.
Pensons à la surprise amoureuse ! Or, tant dans la recherche
artistique
que scientifique, la surprise est motrice.
Celui qui n'est jamais surpris est atrophié et
stérile, quel que
soit son domaine d'activité. Pour moi, le créateur
idéal
est l'enfant. L'enfant est par nature un artiste et un scientifique
primitif,
soumis à une dévorante curiosité pour le
monde.
Il vit passionnément, pose toutes sortes de questions, il
crie, il
chante, il peint, il sculpte, il construit. Souvent, à
l'âge
adulte, presque tout est balayé.
L'esprit se ferme à l'interrogation, excepté à
une gamme
d'expériences extrêmement réduite. Cela,
l'artiste et le
scientifique doivent le refuser de tout leur être.
Poêmes
Le fascinateur vaincu n'est ailé que de ses oiseaux de
mort Nous nous
étions plu au jour par le caractère exorbitant de
toute
blancheur D'un coup le rideau était tombé sur un
gouffre rouge et noir parmi des fins de représailles
Groupées au-dessus de nos têtes nombreuses et
bien
circonscrites toutes sortes de déchirements au sein
des puissances
éparses Trouble qui me vient au fond pleinement
goûté
Il me semblait même le malheur si grand si
accaparant lueur
appelée dans l'esprit des hommes... Une main de femme
j'avais
rencontré le désespoir Et de quels confins chaque
fois je me
remémore ces portes
ouvertes sur le besoin étouffant Le soleil cette instance
est
toujours une adhérence physique et mentale à
toute eau
même dans tes yeux aussi de tout éclat la
brume de nos
regards
a séché sur les hautes falaises Étrange
malédiction me contournant que j'emporterai
très
loin tout-à-l'heure structure
momentanée En elle
réside l'exiguïté ailée
Il me semble aussi que l'univers n'ait de sens appréciable
que de se
retourner avec fracas
Extrait de "Griphes", 1989. Ce poème a
été mis en
musique par le compositeur T. Brenet dans une oeuvre pour
récitant,
percussion, et harpe celtique intitulée "Le Fascinateur".*
Nuit allégorique mue par trois hélices de
verre Voici ce que
disent les rivières rieuses : Le monde n'est pas
créé
une fois pour toutes La vie aveuglément recouvre
l'intelligence L'intolérable perte de contact
Et le jour se règle sur le prisme des larmes Celles qui
éclatent sont les plus irisées Tes yeux de fin
d'orage c'est
ce croissant pâle Comme la cristallisation du
vent Vertigineusement
penché
Ton regard se veloute d'une incandescence propre Ton aile triple
est
frottée du miel floral Il y a les crochets des
scorpions Le
fondeur des étangs aux dépouilles
chéries Les colonnes
liquides porteuses de haches
Poisson lumineux Une lune à la jonction de tes
cuisses Est le
siège de la toute-beauté.
Extrait de "Noir Soleil", 1992.
Kircheriana Je ne vois que courants d'éther mers en
ébullition pétillantes sur la face placide des
lunes poix
visqueuses d'or fondu dans les cratères
flux et reflux de cet or liquide Rêveur de grottes je
suis le
voyageur d'une barque incombustible les globes ont un squelette
perforé d'alvéoles canaux à circulation
active destinés à produire les vertus
cachées
Monde inconstant aux éruptions
et vapeurs
passagères dont les altérations ne font plus
scandale, j'admire tes variations perpétuelles Les
macules sur ta
face radieuse et frénétique.
Inédit, 1993.
Poésie - Elle, suivi de Rythmes, La Coïncidence,
1980.
- Griphes, suivi de Topiques, chez Gérard Oberlé,
1989.
- Noir Soleil, collection Points fixes/Poésie, Le Cherche-
Midi
éditeur, 1993.
Science - Les Trous noirs, Belfond/Sciences, 1987, ou en
poche avec mise
à jour, Le Seuil, Points/Sciences 1992 (traduit en
anglais,
italien, espagnol, chinois).
- La Physique et l'Infini, Flammarion/Dominos, 1994.
- Le Grand Atlas de l'astronomie, Ed.J.Andouze et G.Israël,
Encyclopædia Universalis, nouvelle édition :
1993.
- Infiniment Courbe, film documentaire scientifique de 52
minutes,
en collaboration avec M. Lachièze-Rey et L.
Delasalle, Pandore/Arte 1994.
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