  
Jean Baudrillard
  
 Les Humains 
associés : Jean as-tu une bonne nouvelle à nous
annoncer ? Jean Baudrillard (rires) : Non, pas 
d'Évangiles, non
il n'y en a pas beaucoup. C'est bien de prendre un thème 
paradoxal. Une
amie qui s'occupe de la collection morale aux éditions 
Autrement, me
disait au sujet de la revalorisation éthique des valeurs : "Ce 
n'est pas
possible, nous sommes allés au bout de 
l'immoralité, nous avons
touché le fond de la mauvaise nouvelle, d'une certaine 
façon".
 
La bonne nouvelle ce serait qu'il se produise une réversion, 
une sorte
de résurrection, par la force des choses. En quelque sorte, 
on ne peut
plus qu'espérer la réversibilité fatale des 
processus
(rires). 
 
Alors, ce n'est pas une bonne nouvelle parce que nous ne sommes 
pas
responsables de cela, nous sommes à côté de 
la
responsabilité véritable. 
 
Cependant, il n'est pas possible que le pire arrive, ce n'est 
jamais vrai. Il n'y a pas véritablement de logique ou alors elle peut 
s'inverser. ‚a se joue toujours à quitte ou double.Mais ce n'est 
vraiment pas la même
chose que l'espoir. C'est plutôt une bonne nouvelle fatale 
comme la
mauvaise nouvelle. 
 
C'est-à-dire qu'elle doit arriver, qu'il y a une 
nécessité
à ce que quelque chose arrive. Cela vient de cette sorte de 
vide qui
s'opère, qu'il soit social, politique, psychologique, etc. 
 
Dans le vide, à un moment donné, il est forcé 
que quelque
chose, un événement, se passe. Lequel ? C'est 
très
difficile à augurer. Tout ce qui nous reste, c'est le 
pressentiment. 
 
C'est difficile, mais ce n'est pas impossible. Tout ne va pas mal 
partout.
Ne parler que du mauvais côté sert à se
dé-responsabiliser. On entend de plus en plus : "À 
quoi bon faire
trop d'efforts, puisque c'est la crise !" Et cela nous donne le climat 
morbide
dans lequel nous vivons. Cependant, la vie est aussi très
belle. Oui, mais c'est toujours un peu la même chose. 
Il y a deux
formes de nihilisme. Il y a le constat dépressif d'une 
situation et,
à un moment donné, il est forcément 
pathologique. 
 
Pathologique, parce qu'il en fait un pathos, un psychodrame total. Et 
il y a,
comme le disait Nietzsche, un nihilisme actif. C'est même 
une sorte
d'existence plus prenante. 
 
Moi ce que je suspecte un peu dans la bonne nouvelle, le bonheur, le
bien-être, c'est que justement là, on se sent 
très peu
exister. Il y a plus d'existence dans le revers. 
 
Par exemple la haine, j'en ai parlé dans le Magazine
Littéraire (Baudrillard (Jean), "La Haine, ultime 
réaction
vitale", Magazine Littéraire, Ndeg.323, p. 18-25), en 
disant que
finalement elle est une véritable passion vitale. 
 
On retrouve aujourd'hui beaucoup plus d'altérité 
dans la
haine. Dire : "J'ai la haine", c'est l'idée que l'autre existe 
assez
pour que je puisse le détester, qu'il y a des choses qui 
sont assez
prenantes pour que je puisse les rejeter. Donc, nous avons affaire 
à une
passion négative, mais au moins c'est une passion. 
 
Alors que du côté du constat des choses, nous sommes 
dans une
indifférence grandissante. La mauvaise nouvelle, c'est
l'indifférence, la léthargie. Une bonne nouvelle 
c'est tout ce
qui pourrait réveiller une passion, un 
événement, une
intensité, une énergie, etc. Non pas 
forcément
l'avènement de quelque chose d'heureux, mais une remise en 
jeu des
choses. 
 
Il est possible qu'en ce moment même quelque chose 
soit en train
de se remettre en jeu, mais il est très difficile de le 
savoir, parce
que c'est sans doute autre chose que les valeurs traditionnelles. 
 
Pour moi, l'aveu de "je ne sais plus rien", est une excellente 
nouvelle.
Parce que cela veut dire que quelque chose "finit" et qu'une autre, 
inconnue,
commence, donc c'est nouveau. Ah oui ! Mais attends ! 
À quoi
penses-tu ? 
Je pense que si ponctuellement tout semble sens dessus 
dessous, la cause en
est une remise en question qui touche toutes les strates de notre 
existence,
notre façon de vivre, notre perception des choses. La 
création
d'outils de plus en plus performants, la maîtrise 
d'énergies
toujours plus puissantes, au lieu de nous aider à mieux 
saisir le sens
de la vie, nous a mis face à un chaos. Mais ce chaos, en ce 
qui me
concerne, annonce l'émergence de quelque chose de nouveau. 
Mon
sentiment, est que cet inconnu qui nous arrive ne peut pas 
être pire que
le "connu" dans lequel nous sommes plongés. Et 
qu'est-ce qui te
fait dire ça ? Tu n'as pas de critères pour dire ce qui 
sera
mieux ou pas. Ce sera une autre donne. Dans la redistribution d'un 
jeu, tu as
d'autres cartes et tu ne peux savoir si ce sera bien ou mal, la 
question n'est
plus là. 
 
 Je n'ai que mon expérience pour te répondre. Il y 
a de plus
en plus de gens qui ne veulent plus tricher, de tous âges, de 
tous
milieux, les sans-domicile-fixe inclus, qui disent que la seule 
chose qui leur
reste, c'est d'être eux-mêmes, c'est-à-dire 
d'être
authentiques. En me basant sur ces faits, et parce que moi-
même je suis
parvenue à cette résolution, je peux donc discerner 
dans ce
chaos-là, "au-delà de la fin", des 
éléments qui
m'amènent à penser que ce qui nous arrive est 
somme toute une
bonne nouvelle. Être ce qu'on est, au moment où on 
est.
 Devenir ce qu'on est ? Mais cela est une 
problématique qui a
toujours existé. Ce n'est pas nouveau, cela a toujours
été... 
 
Disons, d'après ce que je vois, que le 
phénomène a pris
une autre ampleur... Je suis d'accord avec toi, il y a eu 
toutes sortes
d'éthiques, de philosophies, de religions, etc. qui voulaient 
pratiquer
l'ascèse. Mais on pratiquait cette ascèse personnelle 
au nom
d'une cause, d'une instance, pour tenter de retrouver une vocation, 
une
inspiration. 
 
Maintenant, le dépouillement est fait par l'évolution 
des choses
elles-mêmes. L'évolution du monde a tout 
ratissé, a tout
ravalé. Le dépouillement est en quelque sorte 
objectif. 
 
Et nous nous retrouvons à un degré zéro, par 
une sorte
d'ironie objective des événements. Ce n'est 
même plus une
ascèse personnelle, nous nous retrouvons nus et nous ne 
connaissons plus
la règle du jeu. 
 
Et ça, ce n'est pas forcément réjouissant, ni
réconfortant. Mais oui, c'est passionnant (rires). Le 
moment n'est
pas encore venu de jouer, mais seulement de savoir s'il y a encore 
une
règle du jeu, va-t-on la découvrir ? C'est un moment 
flottant
d'incertitude radicale. 
 
Mais l'incertitude radicale, d'une certaine façon, fait 
aussi
partie de l'ascèse traditionnelle. Ce qu'il y a maintenant, 
c'est
qu'elle est collective et je ne vois plus les voies de l'ascèse
personnelle, ni comment l'authenticité personnelle pourrait 
s'y
retrouver. 
 
Il y a un enjeu qui touche forcément toute une culture, 
où les
refuges traditionnels, religieux, transcendants, ou autres, sont 
plus ou moins
vacillants. Disons que les remèdes traditionnels n'existent 
plus, et
qu'il faut en inventer d'autres. 
 
Je ne suis pas sûr qu'on trouve quelque chose à la fin, 
quelque
chose qui serait là, caché, secret, disponible au fond 
de soi,
dans la profondeur. 
 
L'authenticité est un terme qui me laisse un peu perplexe. 
Cela ne me
semble pas aujourd'hui être une valeur, une idéologie 
très
forte. Qu'est-ce que l'authenticité d'une chose qui a 
justement perdu
son être ? Alors, tu me diras : "peut-être qu'il vaut 
mieux", je
n'en sais rien. 
 
C'est un peu comme la réalité, c'est la valeur de ce 
qui a perdu
son illusion, c'est-à-dire sa forme symbolique forte. 
Aujourd'hui, nous
sommes voués à la réalité, au 
constat objectif
d'exister. J'existe, c'est tout. 
 
Aujourd'hui, tout ce que nous pouvons essayer de faire, c'est de 
donner la
preuve de notre existence. Et tout le monde le fait, à 
travers le
travail, ou n'importe quoi... Mais l'authenticité est aussi
fondée sur une sorte d'autarcie, d'autonomie originelle 
fondamentale. Et
je ne suis pas sûr qu'elle existe encore. 
 
Quand je dis authenticité, c'est dans le sens de naturel, 
sans
faux-semblants. Par nature, je n'entends pas le retour aux sources, 
la
recherche du paradis perdu, mais naturellement humain. C'est-
à-dire
cette sincérité qu'ont les enfants de dire les choses 
comme elles
sont, et d'être ce qu'ils sont. Par exemple de dire je t'aime 
quand c'est
je t'aime, ou merde quand c'est merde.  Oui, il y a sans doute 
encore de
la franchise, un petit peu de naïveté, au sens fort du 
terme et
aussi une recherche désespérée de 
l'authenticité. 
 
Je dis désespérée, parce que c'est quand 
même une
valeur humaniste de penser qu'il y a une subjectivité 
originelle
fondamentale. 
 
Comme moi par exemple, c'est ça ? 
(rires) Exactement (rires).
Mais je te dirais brutalement : aucun critère ne permet de 
distinguer
entre une authenticité vraie, par pléonasme, et une
authenticité parfaitement hystérique. 
 
Ce n'est pas une dénégation de l'hystérie.
L'hystérie est une très, très grande valeur. 
Mais, en
même temps, l'hystérie c'est ce qui se projette 
à partir de
quelque chose qui n'existe pas. 
 
D'ailleurs, l'hystérique au fond n'est rien. Mais elle peut ou 
il peut -
mais plus souvent c'est elle - être une multiplicité de 
choses,
parce que justement elle n'a pas de noyau existentiel, 
définitif. 
 
Il y a un jeu, il y a une règle du jeu, et l'hystérique 
est
authentique, authentique dans le jeu, et elle joue toujours. Peut-on
véritablement savoir ce que nous sommes ? Savoir ce que 
l'on veut ?
C'est-à-dire l'exprimer en terme de : Ça ? Merde ! 
Ça ?
Oui ! etc. 
 
Une sorte de franchise, de radicalité expressionniste. Pour 
cela, il
faut savoir ce que l'on est et ce que l'on veut. Et je ne suis pas 
sûr
qu'on le sache. 
 
Je ne dis pas que les gens que j'ai rencontrés le savaient. 
Ce que
j'ai constaté, c'est qu'ils cherchaient à savoir qui 
ils sont.
Quant au distingo entre authenticité vraie et 
authenticité
hystérique, je pense que le phénomène 
observable
dépendra toujours de l'observateur... C'est vrai 
qu'aujourd'hui,
nous avons affaire à une situation où nous sommes 
assaillis par
un nombre incalculable de modèles, de comportements 
obligés,
impératifs, catégoriques, moraux, etc, à 
moins de
développer soi-même son propre vide, mais cela ne se 
passe jamais
ainsi. 
 
Le plus souvent, la vie se passe, soit dans une conformité 
totale, soit
dans une résistance de tous les instants. Dans un rejet : non 
! il n'y a
rien où je veuille fixer ma volonté, je ne veux pas 
être
ceci, ni cela, parce que ce sont des modèles de simulation 
qui sont tout
prêts. 
 
Où est l'identité dans cette histoire, dans cet 
environnement
complètement assiègé par des 
modèles ? On peut les
repousser, c'est vrai qu'il y a un acting-out (passage 
à
l'acte) qui consiste en la dénégation de tous les
modèles. 
 
Au moins, c'est déjà quelque chose, mais cela ne va 
pas donner la
réalisation harmonieuse de quelque chose qui aurait 
déjà
été et qui, malgré tout, trouve à 
s'affirmer de
nouveau. 
 
J'ai l'impression que nous sommes dans une situation où le 
plus clair de
notre énergie passe dans la dénégation, le 
refus, la
résistance, etc., où ne s'exprime pas vraiment une
authenticité, mais une forme de défi : je ne serai 
pas celui que
vous voulez ! 
Qui dit défi, dit compétition, et je n'ai pas 
l'impression que
ceux dont je parlais et moi-même soyons en 
compétition avec
nous-mêmes. Et s'il y a combat, ce serait un combat pour 
"l'ange".
Ouverture sans imposition, avec un maximum de propositions, 
acceptation de
notre contradiction, relativité de tous les modèles 
de
pensée, respect mutuel, où nous pouvons 
sincèrement
être d'accord pour ne pas être d'accord; passer du 
modèle
à l'original, et réaliser aussi que notre vie est faite 
de
quotidien et que les bonnes nouvelles peuvent aussi être 
à un
niveau personnel, car des milliards ne sont que l'addition de
1+1+1... Absolument ! Disons qu'effectivement dans les 
choses de la vie,
il y en a de très heureuses, mais je n'arrive pas du tout 
à les
extrapoler, à faire que cela prenne une quelconque allure de 
style de
vie, une valeur de modèle. 
 
Si tu trouves de bonnes relations professionnelles ou affectives 
etc.,
ça n'a aucune valeur collective. Tu les arraches au collectif 
en
créant des microclimats subjectifs où tu peux 
exister, où
tu n'es pas sommé de faire la preuve tout le temps de ton 
existence. 
 
Dès que tu sors de tes propres limites, de ton propre petit 
circuit, tu
es soumis à la pression existentielle et sociale et 
là, il n'y a
pas de bonnes nouvelles. 
 
Nous tombons dans un domaine qui est à la fois celui de 
l'excitation, de
l'exacerbation des choses et de l'indifférence totale. En 
dehors de
cela, je me sens indifférent - lorsque je dis "me", c'est 
impersonnel -
je ne parviens plus à trouver qu'il y ait un jeu qui vaille la 
peine
d'être joué, selon des règles du jeu dont je me 
sentirais
éventuellement responsable, en dehors de mon petit 
cercle. 
 
Ce n'est pas une histoire de repli, de "je me protège". Non, 
je
reconnais objectivement que pour l'instant je n'ai pas envie de 
jouer.
Ça ne m'empêche pas de faire un certain nombre de 
choses. 
 
Ce n'est pas un jugement de valeur, mais vous êtes 
quelques uns
à être écoutés, aimés ou 
haïs, et vous
comptez pour beaucoup de gens, que cela te plaise ou non. Dans la 
situation que
nous vivons, tu es quelqu'un qui pense, qui a pensé, qui a 
fait des
propositions ou des contre-propositions et, pour le meilleur ou 
pour le pire,
des gens te suivent. Si tu prends mon cas, admets que je 
n'ai pas
vraiment donné aux gens beaucoup de raisons 
d'espérer dans tout
ce que j'ai pu écrire. 
 
Ni de désespérer. Non ! Ce n'est pas du
désespoir, mais une forme de radicalisation. C'est les 
forcer à
renoncer à leurs espoirs les plus communs. Mais les gens 
attendent
ça aussi ! 
Tu leur as donné la satisfaction que procure une 
extrême
lucidité... Peut-on appeler cela une bonne nouvelle 
? 
Cela peut être une bonne nouvelle pour certains que de 
constater que
les choses se passent exactement comme tu l'avais dit il y a une 
dizaine
d'années. Par conséquent, cela veut dire qu'on peut 
envisager les
choses et que cela mérite que l'on prenne la peine de
penser. Très bien, mais tout cela ne peut pas 
constituer un
message. En tous cas pas une bonne nouvelle... 
 
c'est plutôt exactement la mauvaise nouvelle. Dans 
l'antiquité, le
messager était confondu avec le message, et on le tuait 
afin
d'éliminer la mauvaise nouvelle. C'est un peu la même 
chose avec
moi et cela est très bien ainsi. 
 
La bonne nouvelle c'est aussi l'ange. Grâce à ton 
travail, on
passe de ce que représente la nouvelle à la 
jouissance
d'être initié. Oui, mais cela est une jouissance
secondaire. Secondaire non dans le sens qu'elle a moins de valeur 
que l'autre,
mais parce que c'est une jouissance qui est au-delà du 
contenu du
message même. 
 
C'est la lucidité, c'est le fait de savoir que tout va mal. Si 
tu sais
que tout va mal, effectivement tu n'es pas dans le pire, ça 
c'est clair.
Il y a au moins une prime de lucidité, et aussi une prime de 
plaisir,
ça je suis d'accord. 
 
Si quelqu'un est capable de pré-voir le pire, il est 
aussi
capable d'agir afin que cela soit le moins pire possible. Quoi qu'on 
en dise,
tout est loin d'être perdu... Ah! non ! 
Suite
 
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