André Verdet (suite et fin)
T/ J'adore Paris, et je l'aime, entre autres, à cause de
son gris
irisé, et j'ai beaucoup de mal à le faire comprendre
à
ceux qui n'y habitent pas, surtout aux Provençaux, et ils me
demandent
toujours: "Comment faites-vous pour ne pas étouffer sous
cette
grisaille". En fait, la grisaille de Paris est lumineuse, et pour moi
c'est le
soleil de Provence qui est noir et éblouissant...
D'où
mon livre de poèmes Provence noire (Provence
noire,
poèmes, photographies de Gilles Ehrmann, couverture
originale de
Picasso, éd. du Cercle d'Art, Paris, 1955).
Cela me fait rire lorsque l'on me dit que la Provence est
colorée. Pour
la Côte d'Azur, faubourg lointain de la Provence, c'est vrai.
Cette
lumière de la baie des Anges à Nice, entre
Villefranche et
Cannes, est intelligente, sensible et scintillante.
La Haute Provence, c'est le pays de Giono qu'il a admirablement
chanté.
D'ailleurs Jean Giono s'est révélé parfois
être
cosmologue (cf Le Serpent des étoiles, 1934,
N.D.L.R.), mais il
faut toujours penser qu'il est un génial fabuliste, dans le
sens qu'il
affabule le pays, le soleil et les personnages, en les
immensifiant.
Ce n'est pas pour rien que "Manosque des plateaux" est d'une folle
beauté. Pour revenir au soleil, pour moi, le soleil de Haute
Provence
est un grand aigle noir.
Regardez devant nous aujourd'hui, il y a un grand et fort soleil et
cet infini
de gris que nous avons, c'est bien cela, un grand aigle noir, un
vampire de
visages.
T/ Je suis d'accord, pour moi c'est le soleil noir qui permet la
vision. Ce
soleil-là, je l'aime à l'envers. Il est comme ces
personnes qui,
se mettant nues, pensent tout montrer, mais en fait, par cette trop
grande
indiscretion, voilent l'essentiel. C'est la même chose pour ce
soleil, il
m'empêche de voir, il m'aveugle, parce que trop
éblouissant. Oui, le soleil ici est violent et
redoutable.
T/ Que ressens-tu par rapport à la photo noir et blanc
? La
photo noir et blanc est la plus belle des photos. On a beau faire les
photos
couleurs les plus magnifiques, les plus munificentes et
éclatantes, la
vérité de la photo est dans le noir et blanc.
La photo couleur est grande quand elle est inventée, comme
celle
très belle de Djan. Mais pour faire ressortir les
mystères, les
joies, et les envoûtements d'un paysage que l'on a en face de
soi, son
classicisme, son romantisme et même son
surréalisme, rien ne vaut
le noir et blanc.
Je m'en suis beaucoup ouvert avec Picasso, nous parlions souvent
photo.
T/ Oui, Picasso était fou de photo ! Oui, vous le
saviez, un
fervent, un fou de photo. Pour les moindres photos, il me
téléphonait : "Mais où sont les photos, tu ne
les as pas
encore apportées !!".
Je répondais : "Oui, j'arrive". Et lui comme un enfant :
"Dépêche-toi !". Il savait juger la photo. Il y a eu un
photographe et un chroniqueur exceptionnel, c'est Brassaï qui
est un ami
intime.
Après il y a eu André Villers, avec lequel j'ai
écrit
plusieurs livres, dont justement Pour un nouveau printemps de
Pablo Picasso
(Pour un nouveau printemps de Pablo Picasso, avec une
lithographie
de Picasso, 1963), et lui c'était le noir et blanc qui
l'intéressait.
Quand on faisait des photos des oeuvres de Picasso,
évidemment en
couleurs pour les rendre, il en était toujours très
déçu. Une fois, il a dit sous forme de boutade :
"Tiens, tiens on
a mis mes peintures en cartes postales !" C'était vrai.
J'ai un livre sur Barintos que j'ai amené, avec de
très
belles photos, avec de magnifiques couleurs, de trop magnifiques
couleurs !
Parce que ses tableaux n'ont pas cette couleur-là, mais une
couleur de
magie, de repliement secret.
Les images des tableaux sont très
intériorisées, se
replient à l'intérieur d'elles-mêmes, or la
photo
extériorise les couleurs, donc c'est difficile. Le livre que
j'ai
écrit avec Djan est une diatribe contre certaines photos
couleurs.
Il y a de grands photographes couleur, mais ils sont rares, dont on
puisse dire
: "Ça ! Ce n'est pas flatteur, ni mensonger. Cela s'approche
à
peu près du climat d'un paysage ou d'un visage".
E / L'essence de la photo, c'est vraiment pour moi une projection
à
deux dimensions, c'est le plan. Et la couleur c'est la profondeur, la
troisième dimension. Donc mettre la couleur sur la photo
qui est
vraiment le plan, cela ne fonctionne pas. Oui, c'est
vrai, ce que
vous dites. Et dans le cinéma c'est pareil... Pourquoi
sommes-nous
envoûtés en revoyant certains films noir et blanc ?
C'est
extraordinaire ! On s'extasie aussi devant des films en couleurs
mais pas
tous.
Il y a d'admirables films, notamment un film russe
Sibériade.
C'était d'une étonnante beauté, avec des
couleurs...
E / Je n'ai jamais vu tant de couleurs que dans les noirs et
blancs de
Andreï Tarkovski... C'est hallucinant ! C'est un poète
! Là, vous touchez quelque chose qui m'est
très
sensible, la personnalité de Tarkovski. Oui, c'est un grand
poète.
Il a d'admirables films comme Le Sacrifice. Il n'y a pas que
celui-là, il y aussi Andreï Roublev; le
départ avec
ce cheval qui court, l'image même de la liberté, et on
se demande
où l'on est.
Tout d'un coup, on se redimensionne soi-même. C'est un
très grand
bonhomme. Il y a aussi le film de science-fiction Solaris qui
est
très beau.
D'ailleurs j'aime les bons films de science-fiction,
malheureusement il y en a
peu. Sinon, nous avons des séries comme Alien, etc.,
mais cela
nous éloigne peut-être de notre sujet...
T/ Le film de lui que je préfère c'est
Nostalghia. Il y
a aussi Kurosawa; Kurosawa savait faire le noir et blanc Bas-
Fonds c'est
magnifique ! Un des plus grands films que j'ai vu, c'est
Stalker. Les Soviétiques, malgré Staline et
Brejnev, ont
fait des films étonnants, comme Les Chevaux de
feu.
T/ Peut-être aussi, à cause de Staline et de
Brejnev... Staline a fait un grand bien en interdisant. C'est
une chose
étrange qui m'avait vraiment troublé, on donnait de
l'argent, et
beaucoup, à des metteurs en scène qui faisaient des
films qui
coûtaient très cher.
Un film sortait, l'intelligentsia s'extasiait l'espace de deux ou
trois jours,
puis on l'interdisait et on ennuyait le réalisateur. C'est ce
qui est
arrivé au réalisateur des Chevaux de feu, on
l'a fait
passer pour un pédéraste et un bandit, puis on l'a
mis en
prison.
Il est sorti de prison et il a refait un film ! Ah oui, qu'il
était
gentil papa Staline (rire). Les Soviétiques ont fait de grands
films qui
donnent une ampleur lyrique, par exemple Destin d'un homme,
Quand passent
les cigognes, et Alexandre Nevski" (1939) ; qui l'a vu ? avec la
musique de
Sergheï Prokofiev.
Et Le Cuirassé Potemkine (Bromenosetz
Potemkine, 1925) de
Sergheï Eisenstein est vraiment le film en première
position.
Vous savez, je fais une petite digression, Eisenstein a écrit
un mot
à Fernand Léger en lui disant que c'était en
voyant ses
tableaux qu'il avait compris ce qu'il devait faire dans ses prises de
vue.
Ces tableaux étaient cubistes enfin post-cubistes. Un jour
on demanda
à Léger : "Êtes-vous cubiste ?" et il
répondit :
"Non, je suis tubiste". Regardez Léger, il a introduit le tube,
un art
tubulaire.
Et dans Le Cuirassé Potemkine il y a une
scène où
les gamelles se balancent dans les cuisines et que les marins vont
jeter parce
qu'elles sont pleines de vers. Eh bien, ce balancement c'est du
cubisme en
action, vous voyez l'importance qu'a eue Fernand Léger.
Nous mentionnons des Soviétiques, mais nous avons
oublié des
réalisateurs comme Mark Donskoï et Charlie Chaplin -
c'est un
très grand metteur en scène.
On en revient toujours à l'espace. Pour quelle raison
Tarkovski,
Donskoï et Chaplin sont-ils si forts ? Parce que chaque
espace qu'ils
filment est un espace émotionnel et sensible.
Il n'y a rien de gratuit et de vide, jamais ! Et s'ils font un espace
vide, il
faut bien s'entendre sur le mot vide, en réalité c'est
un espace
plein.
T/ Plein de sens. Oui, ils donnaient un chant plein de
sens. Ce qui
nous amène loin de la chose suivante, "est-ce que le plus
petit cercle
aura toujours raison du plus grand carré".
T+E / (En choeur) Oui ! Je dis oui ! Et je
l'affirme.
T/ Cela me fait penser à cette phrase de Nietzsche "Je
ne pourrais
pas concevoir un dieu qui ne saurait pas danser". Oh que
c'est beau, je
ne connaissais pas, vous pourriez me l'écrire ? Aimez-vous
le philosophe
Edmund Husserl ? Il a été le premier
phénoménologue. Vous savez, je ne suis pas un grand
admirateur de
Sartre, en tant que philosophe je ne l'aime pas tellement, mais
j'aime
certaines de ses pièces, comme Huis clos.
Par contre, nous avons un grand philosophe en France très
humaniste, ce
que Sartre n'est pas du tout, c'est Maurice Merleau-Ponty.
Il a écrit un livre admirable qui s'appelle Humanisme et
Terreur.
Il a écrit les plus belles pages sur Saint-Just. Louis-
Antoine de
Saint-Just a été le grand homme de la
Révolution, beaucoup
plus grand et noble que Robespierre.
Par fidélité à Robespierre, Saint-Just est
allé
jusqu'au bout de ses outrances, malgré le fait qu'il
n'était sans
doute plus d'accord, il n'a pas sauvé Robespierre et il a
préféré aller à la mort avec lui.
On sait très bien qu'il aurait pu retourner la garde
nationale, mais il
ne l'a pas fait. Il ne faut pas oublier qu'historiquement Saint-Just a
joué un rôle extraordinaire dans la victoire des
armées, en
faisant fusiller, et il a bien fait, les officiers qui
détournaient
l'argent destiné aux armées, parce qu'on disait les
sans-culottes, mais c'était vrai. Et grâce à
cela, les
armées ont été victorieuses.
Saint-Just était un grand artisan, on ne voit que le tribun,
il
méritait autre chose, et Merleau-Ponty l'a bien fait
ressortir. Quand je
pense à Saint-Just, je fais une relation d'un
côté entre
Saint-Just / Robespierre et de l'autre Che Guevara / Castro.
Saint-Just était très pur, Che Guevara aussi.
Merleau-Ponty, pour
revenir à lui, a vraiment introduit la
phénoménologie en
France, et cela est très important.
Il y a aussi "La Vie, mode d'emploi" (1978) de Georges Perec qui est
un
très grand romancier, philosophe, vous l'aimez ? C'est grand
non ? Et
cela est issu de Merleau-Ponty et d'Husserl qui a été
un
philosophe catholique, mais qui est allé très,
très loin
dans la connaissance de l'homme.
Comme Teilhard de Chardin, qui était un homme immense. Je
suis en accord
avec trois quarts de Teilhard de Chardin, pourtant je ne suis pas
croyant.
T/ D'ailleurs, lui non plus (rire). Oui, dans un certain
sens
peut-être...
Vous saviez que Teilhard de Chardin était
détesté par la
papauté ? Alors que dans les milieux de gauche, il n'est pas
un ennemi,
il serait même plutôt un ami.
Et justement la pensée et le style de Teilhard de Chardin
enjouent. Il y
a aussi Martin Heidegger qui est un formidable et immense
philosophe. Il y a eu
de vives critiques contre lui, parce qu'hélas ! Heidegger a
adhéré au parti nazi, il n'a pas revêtu
l'uniforme.
Quel dommage, cela a terni son image, parce qu'il était un
grand
philosophe, humain, sensible, seulement...
Mais même ceux qui sont contre lui, disent que "sa
philosophie est une
philosophie de connaissance qui aide au progrès de l'esprit
humain", ce
qui n'est pas une tâche néfaste.
T/ Pour moi Hermann Hesse est le philosophe occidental - qui
n'est
d'ailleurs pas considéré comme tel - qui me touche
le plus, celui
qui est allé le plus loin. La grandeur des profondeurs, avec
Le Loup
des Steppes (1927) et Le Jeu des Perles de Verre
(1943). Je
connais mal l'ampleur de son oeuvre, je n'en ai lu que des extraits
dans
différentes revues.
T/ Dans ces deux livres, il atteint par moments de sublimes
hauteurs, tel un
aigle comme Nietzsche. Il plonge avec douceur et tendresse et c'est
magnifique.
Et il y a Ludwig Wittgenstein, vertical et dru. Il dit : "Tout ce qui
peut
être dit peut-être dit clairement; et ce dont on ne peut
parler on
doit le taire" (Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein,
aux
éditions Gallimard, 1961, Paris, p.27). Ah oui, je
connais, c'est
très, très beau. Il a parfois l'éclat et la
douceur du
diamant, mais il est aussi tranchant comme le diamant. Abrupt et
noble, sans
aucune concession.
T/ C'est pour cela que je l'aime et que je l'admire. Il me parle
à
110 % (rire)... En France, nous avons de bons philosophes, et
je ne
parlerai pas de nos amis proches. Il y a Charles Fourrier que j'aime
beaucoup
et aussi Edgar Morin qui est mondialiste, il est plein de tendresse
et de
douceur, il a un côté que j'aime beaucoup chez lui,
parce que nous
avons besoin à nouveau d'utopie, nous en manquons et il faut
que nous la
retrouvions.
Et Morin est un utopiste, positiviste sensible, et sa perception
unifiée
du monde est merveilleuse.
T/ À propos de ce que tu as écrit sur l'Univers, je
me
souviens d'une phrase d'Henri Bergson : "L'Univers est une machine
à
faire des dieux". Ce n'est pas bête du tout, cela
pourrait
être; moi j'aurais peut-être mis "l'univers des
hommes".
Bergson, c'est quelqu'un (rire). Il y a des pages de lui qui sont
vraiment
belles. Vous le connaissez ? Oh oui, je comprends l'étude de
Bergson
aujourd'hui n'est plus tellement nécessaire.
T/ On ne fait plus ses humanités, peut-être est-ce
pour cela
que nous perdons notre humanité ? Je pense qu'il est
nécessaire
qu'on les fasse à nouveau. Oui, on ne les fait plus, et
je suis
pour qu'on les refasse. Si c'était à refaire, on
reprendrait
Bergson. Bergson a introduit dans la philosophie moderne, une chose
fantastique, la sensibilité.
T/ Je trouve que nous avons fait une jolie promenade dans le
désordre
pour réenchanter le monde. Il faut
réenchanter et
réenjouer. À propos de l'enjouement, je vais vous
dire un texte
terriblement lapidaire comme un court-circuit : "le cri n'en finit
pas de
perturber le chant, ni le sang de troubler l'eau", cela terminera,
juste avant
l'espace, mon prochain livre.
Ce sont les toutes dernières pensées, certaines
ayant
été écrites sur la route de Saint-Paul
à ici
(Forcalquier), en voiture. Il faut prendre cette phrase avec tout ce
que j'ai
écrit avant : "La théorie unifiée ne pourra
s'établir que lorsqu'elle aura su saisir le cycle total des
métamorphoses".
Parfois, il y a des entrevues sur des choses un peu drôles "il
est
difficile d'être soi, lorsque la nuit les meubles craquent et
qu'un
léger pas furtif hurle le silence."
T/ Je ne suis pas d'accord que "le cri perturbe le chant", il
l'appelle
désespérement. Le cri dit, du moins c'est ce qu'il m'a
dit :
"Chante ! Chante ! Ne dors pas ! Ne dors plus ! Réveille-toi !"
Justement, tu viens de dire désespérement, c'est
déjà le signe que... (rire). Je suis un peu pessimiste
dans ma
certitude. Ma vision du monde est dramatique, je l'ai toujours dit et
écrit.
T/ Ah, je ne trouve pas. Ah, moi je trouve absolument
à 100
%.
T/ Je te trouve poétique, absolument pas dramatique, ou
alors il faut
signifier dramatique. C'est peut-être la dramatique
joie. Et si on
terminait là-dessus ? *
"Si
l'on pousse le noir à bout il nous révèlera
des choses
et tant qui ne nous feront pas frémir mais raviront"
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