Alain Lipietz
Je n'ai pas envie d'être optimiste. Pardonne-moi. Je sais que tu me le
demandes. Je sais que c'est mon métier et mon militantisme.
J'écris des livres d'économie pour expliquer où l'on en
est, pourquoi ça va mal, qu'est-ce qu'on pourrait faire. Je cours la
France, l'Europe et le tiers monde, de meetings en débats, pour
comprendre, écouter, proposer, rassurer : il y a toujours, n'est-ce pas,
quelque chose à faire.
Mais ce soir je n'ai pas envie. Cela fait des semaines que tu me demandes cet
article. J'ai traîné, j'ai tardé, je n'avais pas envie de
faire semblant d'y croire, voilà. "Les raisons d'espérer" ? avec
la Bosnie, le Rwanda, l'Algérie... ce n'est pas la barbarie qui monte,
c'est la civilisation qui redescend.
Et mon pays ! la courtoise suffisance, le ricanement triomphant de ces joufflus
que plébiscite mon pays ravagé par le chômage, le
désespoir de l'exclusion. Parce qu'ils excellent à distiller le
racisme d'État, parce que pour chaque dizaine de milliers de
chômeurs de plus, il suffit d'expulser un étranger, arracher le
voile d'une lycéenne, interdire l'asile à une femme
persécutée. Demain, s'il le faut, on en écorchera
quelqu'une en place de Grève pour calmer le mal-être du peuple.
L'espérance, où est-elle ? Morte l'espérance des
combattants de la Résistance, aujourd'hui ridiculisés par le
passé et les amitiés d'un homme en qui ils s'étaient
reconnus. Morte l'espérance d'un peuple de gauche, trahi par les partis
et les technocrates auxquels il avait confié l'héritage de
décennies de lutte.
Aujourd'hui, il faut un escroc de charme, un Belmondo en vrai, pour capter
l'indéracinable foi au coeur du peuple, que ce qui est insupportable
doit changer. Tapie comme Menem, Collor de Mello, Fujimori : espérance
des sans-chemises qui parle comme eux, ou comme les héros de leurs
séries télévisées.
Blessée au coeur, l'espérance de mes amis écologistes,
trahis par les ambitions misérables de ces porte-paroles qui avaient
confisqué la parole, privatisé l'élan, confondu le service
et le pouvoir, le ministère de la pédagogie et leur propre
promotion médiatique.
Je suis fatigué d'espérer. Mais espérer, est-ce donc un
effort personnel ? Jadis, il n'en était pas ainsi. Jadis on
espérait en quelque chose. Le salut par le Christ. Le rayonnement des
Lumières, la diffusion de la Raison.
Le développement, la socialisation des forces productives.
L'éveil des peuples du tiers monde. La révolte des
opprimés. Jadis, l'espoir était objectif, l'Histoire,
orientée, le moteur de notre foi, en dehors de nous, le but, devant
nous.
C'est ce type d'espoir-là qui se meurt avec le XXe
siècle. Notre siècle : la tragédie de l'espoir objectif.
Nous savions, dès la mi-temps, que le "progrès" de la science, de
la technique, des forces productives, avait culminé dans ces
chefs-d'oeuvres : Auschwitz et Hiroshima.
Nous savons aujourd'hui ce que nous léguons au siècle prochain :
effet de serre, trou de la couche d'ozone, centrales nucléaires
branlantes, déchets toxiques jusqu'à la fin des temps,
forêts assassinées, biodiversité réduite aux
gènes standard et fragiles, explosion des bidonvilles...
Nous avons cru nous rattraper en seconde mi-temps : trouver des rapports
sociaux raisonnables sur la base de ces techniques toutes-puissantes. Nous
avons tant échoué qu'est revenu le Marché ricanant de ses
dents dorées...
Tant fut notre vie l'aventure Où l'Homme a mis grandeur nature Sa
voix par dessus les forêts Nous avons fait des clairs de lune La
Chine s'est mise en Communes Les nuits tomberont une à
une... Aragon, rendors-toi, c'est toi qui étais fou !
Les nuits. Mais pourquoi disons-nous "les nuits", si nous ne connaissons pas,
au moins en rêve, ce qu'est le jour ? Ce monde atroce, n'est-il pas le
monde normal, celui du XIXe siècle et du capitalisme sauvage,
celui du Moyen Âge boueux, celui de l'esclavage infâme, celui des
ancestrales guerres tribales, celui de la lutte pour la vie des espèces
animales ?
Une cruauté naturelle en somme, l'injustice placide, implacable d'un
ordre naturellement cruel ? Robert Reich me fait rire quand il
s'inquiète d'un monde éclaté, irréconciliable,
entre le cosmopolitisme de la finance, le provincialisme de la production
locale, l'immense masse informe qui cherche à remplir ses marmites.
N'est-ce pas le pur et simple tableau des "trois mondes"
médiévaux que dépeint l'historien Fernand Braudel ? Quelle
différence ?
Mais justement qu'on s'en indigne, alors qu'on ne s'en indignait pas; ou
plutôt, on s'en indignait (des fraticelli de St François aux
paysans de Münzer), on se révoltait, mais on ne se racontait pas
d'histoires : le progrès matériel des uns n'avait pas l'impudence
de se croire à l'avant-garde du progrès humain tout entier...
Nous avons au moins appris ceci : l'espérance, le "principe
espérance" comme disait Ernst Bloch, ne repose pas sur une
téléologie, une économie du salut, une évolution
des moyens, mais sur la croissance de nos exigences, un enrichissement de nos
buts.
Non pas devant nous, mais en nous. L'espérance ne nous promet pas la fin
de la nuit, elle nous demande seulement de ne pas nous résigner à
la nuit, et d'abord de débusquer la nuit, en nous et hors de nous.
Le progrès n'est pas dans les îlots de sociale-démocratie
européenne, aujourd'hui érodés par la vague
libérale et la mondialisation, mais dans le refus d'admettre que la
destruction de ces acquis soit chose normale. Le progrès n'est pas dans
les quelques îlots de libération des femmes, mais dans la honte de
Taslima Nasreen, qu'au fond du Bangladesh l'oppression d'un patriarcat
multimillénaire soit considérée normale.
Certes, les révolutions dans les coeurs sont aussi fragiles que les
révolutions dans les lois. Aussi tragique que la tragédie du
communisme, l'échec de Gandhi scande la litanie de nos échecs en
ce siècle, mais avant l'échec de son action, la lumière de
sa parole n'existait même pas : nous n'avions même pas
l'idée d'en déplorer l'échec.
Nous sommes plus riches de cela: que nos exigences soient plus grandes : la
libération par la paix, et de tous les hommes, et des femmes, et de tous
les peuples.
Nous ne savons pas comment faire, ou nous ne voulons pas les moyens, mais nous
espérons plus fort, et plus haut, et plus large, au-delà de
nous-mêmes, de nos familles, de nos nations, de notre propre
génération, au-delà même de notre propre
espèce.
C'est peut-être pour cela que ce soir je suis fatigué. Mais,
même dans la nuit, vient le repos. Et puis le matin.
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