Moebius
(suite et fin)
Dans la diversité. Dans la diversité ! Ce ne
serait pas
du tout une utopie de béni-oui-oui. Il y aurait la
possibilité de
se disputer sur des détails pour que les choses avancent
vraiment, avec
les tensions que cela implique, mais avec la capacité de
vivre
vraiment.
Avec une marge de sécurité suffisante, une certaine
stabilité, et avec une évolution qui soit tentante et
intelligible. Parce qu'à l'heure actuelle, c'est inintelligible
pour
beaucoup de gens, sauf peut-être pour des visionnaires
comme nous, qui
passons notre temps à essayer de penser et de sentir ce
qu'on se
prépare à nous-mêmes, et ce qui se
prépare.
Un peu au-delà de savoir quel est le sort de la
Sécurité
sociale, etc., bien que ce soit relié. Parce que même
dans cette
nouvelle société, dans ce nouvel âge, il y aura
des
problèmes de sécurité sociale, de maladie,
de cancer, de
Sida, de crac-boum, parce qu'il y aura un nouveau truc qui
arrivera.
Il y aura toujours le conflit entre ceux qui sont pour ou contre les
vaccins,
ceux qui sont pour ou contre le tout électrique, et, il y aura
toujours
des fondus qui voudront tenter des expériences, des gens
qui partent
à l'aventure et qui aiment choquer, des parents qui
torturent leur
enfant sans le savoir, sans le vouloir, avec les meilleures
intentions du
monde, et qui font des enfants pleins de rage, et qui veulent se
venger et
ainsi de suite.
On peut quand même soutenir la gageure, que s'il y a prise
de
conscience et développement de la conscience, toutes ces
choses-là, petit à petit, vont aussi se transformer
puisque la
conscience transforme ? Je pense que oui. On pourrait
très bien
imaginer, par exemple, dans dix mille ans, un scandale dans les
journaux
à propos d'une chose qui nous paraît anodine à
notre
époque. On a appris qu'une mère est venue se
dénoncer
parce qu'elle avait mal parlé à son enfant.
Autre fracas, un type vient d'avouer : "Vous vous rendez compte,
pendant deux
ans, à l'insu de tous, j'ai fait quelque chose
d'épouvantable...
j'ai cuit mes aliments" (Rire). Tout le monde : "Aaaaaaagh ! C'est
affreux,
mais comment et pourquoi ?! C'est contraire à la vie..."
L'autre
répond :"Bah oui, je sais. Mais vous voyez ça va mieux
maintenant.
Et puis merde! j'avais tellement envie !" C'est vrai au fond, s'il
avait envie.
Ce qui compte, c'est que tout le monde ait compris que la cuisson
des aliments
est dangereuse. Je fais de l'imagination bien sûr... hein !... de
l'utopique...
Tu extrapoles... Encore un autre : "Moi, j'ai mangé
du sucre."
"Holà ! il en a mangé." Bon sang ! oui, mais tout le
monde est
libre, s'il veut en manger il peut. Oui, mais ça met en danger
la
planète entière, parce qu'à cette
époque-là,
il y a une éthique, une morale, qui est que porter atteinte
à sa
propre vie, c'est porter atteinte à la Vie.
Mais, en même temps la liberté c'est très
précieux,
alors, on est constamment balancé. Et la seule
liberté que l'on
ait est celle d'aller vers la vérité, la beauté,
l'amour.
Le reste, ce ne sont que des échappatoires pour ne pas y
aller...
Des contraintes que l'on s'impose à soi-même
?! Des
contraintes qui nous sont imposées par les programmes
intérieurs
dont nous avons hérité. Ce n'est pas seulement cela,
parfois ce
sont des voies que l'on doit emprunter pour se débarrasser
de toute la
rage que l'on a.
On ne peut pas accéder à la vie sereine tant que l'on
a une once
de rage non-exprimée en soi, de colère qui n'a pas
été reconnue et de peine qui n'a pas
été
écoutée. Un des grands espoirs que je mets en cette
époque, c'est que nous commençons à
assister à
l'éclosion d'une société qui ne supporte de
ravaler ni sa
rage, ni sa peine.
On l'exprime tout de suite. Je sais, ça coûte cher en
vitrines
brisées, en voitures brûlées, mais ça
coûte
beaucoup moins que de garder tout ça sur la patate et de se
retrouver
avec une kalachnikov brûlante entre les mains.
Donc en nommant sa douleur et en la reconnaissant, on peut
arriver à
la compréhension et aller au-delà. C'est la
seule
guérison ! Je voudrais dire aux gens de ne pas
s'inquiéter de la
soi-disant chute de la moralité de la jeunesse, ni de la
chute
vertigineuse de l'esprit civique, etc. Cela veut dire qu'on peut se le
permettre, même si c'est limite.
On peut l'interpréter, beaucoup le font d'ailleurs, comme
étant
le cri d'un enfant qui proteste de ne pas avoir été
aimé
comme il le méritait. Je pense aussi qu'il faudrait qu'on
écoute
maintenant un peu le cri des Serbes qui nous dit : "Regardez comme
nous avons
été mutilés puisque nous sommes capables
de faire
ça !".
Donc, la compassion doit aller évidemment vers les
Bosniaques qui
prennent des coups, mais nos prières doivent aller encore
plus vers les
Serbes qui les torturent et qui sont dans une situation que je
n'envie pas. Si
on me laissait le choix, je préférerais presque
être dans
Sarajevo que sur les collines qui l'enserrent.
Je suis d'accord. Ce que j'appellerais aussi une bonne nouvelle,
c'est la
compassion qui commence doucement à émerger
dans le coeur de
quelques uns... Oui, la compassion, mais n'empêche que
si c'est
une attitude que l'on a à l'intérieur, d'un autre
côté, il faut absolument leur retirer leurs armes et
les
arrêter. On ne peut pas supporter ça une seule seconde
!
Mais on doit aussi chercher la cause pour comprendre et nous
guérir
de cette atroce maladie prédatrice. D'accord, mais
ce n'est pas
parce qu'on comprend, que d'un seul coup tout s'arrange... Je
comprends
très bien pourquoi mon fils de quatre ans me donne des
coups de pied
dans le tibia, mais il fait très mal lorsqu'il a de bonnes
chaussures,
et je l'arrête, je ne le laisse pas faire. La compassion ne doit
pas
être un alibi à l'indifférence et à la
soumission...
Ni à la complaisance. Ni à la
complaisance,
voilà c'est ça ! Il y a des moments où tout le
monde doit
mettre la main à la pâte. Peut-être que je me
trompe, mais
je pense toutefois que ma façon d'être utile est de
continuer
à faire des bandes dessinées.
Nous n'en sommes pas arrivés au point où je devrais
poser ma
plume pour prendre une arme ou entrer dans une action de militant,
cela ne
m'intéresse pas vraiment, ce n'est ni ma vocation, ni mon
travail.
L'indicateur pour les politiques que leur action est en train de
porter ses
fruits, c'est que des gens comme moi travaillent librement
à faire un
art de distraction léger et plaisant. Nous sommes le signe
que le pays
fonctionne, que la paix est en action.
Tant qu'on peut raconter de petites histoires sans importance
apparente, c'est
essentiel. Quand on commence à se sentir mal là-
dedans, c'est que
ça sent le roussi. Il faut qu'Uderzo continue à faire
son petit
gaulois, que Morris continue à faire le cowboy qui tire plus
vite que
son ombre, et qu'on ne vienne pas lui dire : "Alors, vous ne faites
pas de
politique ! Qu'est-ce que ça veut dire de faire des choses
pareilles
dans le moment où nous sommes ?".
Même pendant la guerre, il continuait à y avoir des
choses comme
les Pieds Nickelés, pourtant c'était une situation
dramatique,
tragique même pour tout le monde.
Mais c'est nécessaire. Il continuait à y
avoir des
enfants qui lisaient et qui avaient besoin d'être
alimentés par
d'autres choses que des histoires de vengeance et de mort. Je dis
ça
parce que dans mon éducation et dans mon histoire, j'ai
souvent
été confronté à cette espèce
de diktat
informel qui était : "Engage-toi d'une façon claire
dans un sens
ou dans un autre".
Prendre position, en somme ? Prendre position, non
seulement en son
âme et conscience, à l'intérieur, mais aussi
par ses
actions. C'est-à-dire, il faut vite s'inscrire à tel
parti,
amener sa cotisation, défiler, porter des pancartes et au
besoin, faire
des barricades dans les rues, etc.
Alors, oui, je suis d'accord, mais il faut le faire avec bon coeur. Si
on le
fait en se forçant pour avoir l'air politiquement correct,
pour
être comme tout le monde et se dire : "je veux faire partie de
ceux qui
pensent bien", c'est une catastrophe.
Les gens qui sont dans des situations de responsabilité, en
politique ou
autre, et qui sont entrés là pour se sentir conformes
à je
ne sais quel programme ou demande, sont ceux qui font les
catastrophes
politiques, parce qu'ils n'ont qu'une envie, c'est d'avoir la
vérification que ce n'est pas leur place.
Quelle est la meilleure preuve que de provoquer une catastrophe ?
Il y a
beaucoup de gens qui se retrouvent dans la politique parce qu'on les
y a
poussés, dans la famille ou dans leur environnement.
Certains disent que des gens comme nous ne sont que des
utopistes, que nous
sommes trop optimistes, qu'il suffit de regarder, que c'est peine
perdue parce
que l'homme est foutu et que la Terre dégringole, et que de
toute
façon il n'y a pas d'espoir ! Que leur dirais-tu
? Attention, moi
je pense que chacun a sa fonction, qu'aucune opinion n'arrive sans
raison.
C'est la société qui nous crée, à
travers
l'histoire personnelle, notre relation avec notre famille, nos
parents, nos
amis, l'Histoire etc.
Il y a toujours de grandes familles de réactions qui se
regroupent plus
ou moins. Les utopistes sont créés par la
société
parce qu'elle en a besoin, et les pessimistes catastrophiques
également.
C'est comme un bateau : il a une quille, des voiles, un gouvernail et
une cale
avec des rats. Les rats sont essentiels, parce que s'il n'y en a pas
ce n'est
plus un bateau.
D'ailleurs s'ils sont là, c'est que quelque part il y a une
utilité, peut-être celle de débarrasser le
bateau d'une
autre type de vermine. C'est aussi le signal qu'une certaine
discipline est
nécessaire pour les maintenir dans leur domaine. S'ils se
mettent
à déborder sur la table du capitaine, c'est que
vraiment
ça va mal.
De la même manière, peut-être que la
société
crée des esprits pessimistes et noirs qui sont des signaux -
par exemple
les skinheads, les assassins, les profiteurs, les abuseurs etc. Parce
que
dès que ces gens-là commencent à agir de
manière
trop visible ou trop efficace, comme la Mafia en Italie, le
baromètre
monte et c'est le signal absolu qu'il y a de la fièvre, que
quelque
chose ne va pas et qu'il faut absolument agir.
Les utopistes sont également un symptôme. Si la
société nous/vous crée, c'est qu'il y a une
utilité. À ce niveau-là, chacun défend
sa position,
et doit être le meilleur dans le créneau où son
histoire
personnelle l'a amené. Surtout si on a le sentiment d'y
être bien
et d'être presque missionné pour ça. Parce
qu'on ne peut
pas dire qu'on choisit.
Non, on est choisi. Oui, on ne peut pas dire qu'on ait
choisi
d'être utopiste. Tout nous y amène et ce parfois au
bord de la
catastrophe. Moi, je te vois comme une espèce de clocharde.
Tu fais des
choses, parce qu'on te fait cadeau des espaces publicitaires...
Une clocharde de luxe... Ouais, une clocharde
éthique S.D.F.
C'est-à-dire sans définition fixe. Mais, la
société
a besoin de nous, bon sang ! pour survivre ! Nous sommes des
ferments. Pour
faire du lin, qui est le tissu sacerdotal traditionnel, il faut prendre
la
feuille du lin, de l'eau et des ferments, ce qui provoque une
fermentation.
Il s'en dégage une odeur absolument nauséabonde.
Les anciens
Égyptiens mettaient les bacs de décantation du lin,
près
des endroits sacrés, des temples. Ce qui fait qu'ils
étaient
toujours environnés d'une épouvantable puanteur.
Une fois que la partie indésirable est
putréfiée, on sort
les fibres, et avec les fibres on fait ce tissu merveilleux. Qu'est-ce
que
ça veut dire ? C'est un symbole, c'est une métaphore
des ferments
sociaux qui sont les agents de la merveille, de l'extase finale.
Les agents de pourrissement et de fermentation, ce sont les
assassins, les
voleurs, les mal-pensants, les révoltés, aussi les
culs-bénis, les fachos, les gens qui résistent
à la vie...
Tout ces gens-là sont dans l'écologie sociale
absolument
essentiels.
N'oublions pas qu'un jour nous avons quitté, ou la
planète nous a
fait quitter, le berceau primordial de l'Éden. Et il ne faut
pas croire
que dans la Genèse, Adam et Ève aient
été dans
l'Éden dix ou quinze ans, ils y ont été des
millions
d'années.
C'est après des millions d'années que d'un seul coup,
ils ont
croqué le fruit de l'arbre de la connaissance et qu'ils s'en
sont
eux-mêmes éjectés. Mais qu'ont-ils
quitté ? Le
paradis de Dieu, mais avec sa bénédiction et ses
encouragements
en disant : "Vous avez bien fait, mais à partir de maintenant
vous allez
enfanter dans la douleur".
Donc, qu'est-ce que cela veut dire ? Ça veut dire qu'on
enfante dans la
douleur notre devenir tout le temps, tout le temps...
Si j'ai bien compris, dans la situation actuelle, les choses sont
ce
qu'elles sont, mais on peut faire l'analogie avec le lin et la
putréfaction, et dire que, de cet état-là
sortira un tissu
social plus lumineux et immaculé... Constamment. Il
va en sortir
un nouveau tissu social immaculé. Et de nouveau il se salira.
On ne peut
porter un vêtement sans le salir, parce que ce n'est jamais
stable et
fixe.
Je pense que ce qui nous attend sera quelque chose comme un
nouveau territoire.
Et les portes de ce territoire sont loin, loin, loin. Ceci dit, il y a
une
autre chose sur laquelle j'aimerais lancer un modeste message, je
pense que
l'humanité évolue quoi qu'on en dise.
Elle évolue dans un système un peu ternaire, pour
reprendre une
terminologie chrétienne, c'est-à-dire que
l'humanité passe
constamment d'un enfer à un paradis. Mais chacun de ces
stades est comme
une succession d'étages. Chaque monde ou sphère, a
son enfer, au
milieu son territoire de maturation stable et puis son paradis.
À l'heure actuelle, nous sommes dans une situation en
même temps
très favorable et très inconfortable. Aujourd'hui,
nous sommes
arrivés au sommet de ce qui était possible avec
l'ancienne
société, avec l'ancienne façon de penser.
Donc, nous sommes dans le paradis de notre ancien enfer. Nous
sommes en train
d'accéder à un nouveau paradis, mais on y
accède par le
dessous, c'est-à-dire par l'enfer de ce paradis.
Qu'est-ce qu'un enfer ? C'est une situation qu'on ne comprend pas,
qui est
indéfinie, inhospitalière, dont nous n'avons pas les
codes de
survie, donc à laquelle nous ne sommes pas encore
adaptés, nous
paraissant ainsi très, très inconfortable et
très
douloureuse.
Toutes les mutations nous amènent à des choses qui
sont dures
à accepter, qui sont d'abord l'enfer du nouveau paradis.
Mais toutes les situations dans lesquelles nous sommes bien et
confortables
sont dangereuses parce que c'est le paradis de l'ancien enfer.
Voilà,
c'est tout ce que je voulais dire. *
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