Marol
En fait, il n'y a rien à quoi renoncer. Trouvons plutôt
élan pour traverser la vie.
Après tous ses élans restreints, l'être humain doit
trouver le Grand Élan.
Sri Ma Anandamayi
La bonne nouvelle (eu angelos en grec) seul l'ange en nous peut la voir
! Mais peut-être un jour saura-t-on que rien n'est plus présent
que cette bonne nouvelle. On ne parle pas facilement de ce qui nous anime, de
ce qui nous paraît à nous si neuf, si nouveau. Mais puisque cette
fois telle est la règle du jeu...
Pour les civilisations les plus anciennes, nous sommes tous potentiellement sur
cette Terre des "hôtes de marque". Trouver sa marque (là où
nous sommes remarquables) est alors trouver le sens de sa vie.
C'est sans doute un des aspects redoutables de notre monde contemporain d'avoir
réservé la "marque" au seul domaine commercial.
L'empire du signe a été remplacé par les "espaces
publicitaires". La mutation est lourde à assumer et nombreux sont ceux,
dans notre civilisation, qui ont perdu leurs marques, qui ne savent plus
où ils en sont.
En un temps où les signes dominants sont les sigles des grandes firmes,
les monnaies mondiales, les sponsors... où nous nous voulons de plus en
plus "planétaires", "unifiés", "mondialistes", "universels" (les
épithètes fusent !), en réalité la proportion de
celles et ceux qui sont rejetés dans les marges de ce beau "consensus"
est accablante.
Curieusement, le marginalisé retrouve le besoin de "faire signe".
Il fait la quête et "s'exprime" dans les rames de métro, il dit sa
"faim de siècle", il chante parfois. Étrange retournement
où le plus démuni redécouvre le partage, où
même une modeste pièce de monnaie est reçue comme un signe
fraternel. Il n'est plus question là de pouvoir d'achat, mais de vie, de
"signe de vie".
Les historiens parlent généralement du blason comme d'un signe de
reconnaissance dans la cohue des batailles. Dans la cohue d'un monde qui l'a
laissé pour compte, le marginalisé (celui qui ne compte plus) a
un besoin vital d'être re-connu, d'être réellement connu
pour ce qu'il est.
À notre époque, à mes yeux, ceux qui redécouvrent
spontanément le sens du blason, ne sont pas les "élites", mais
les "paumés", ceux qui ne savent plus où aller et se posent
vraiment la question : "qu'est-ce que je fais là ?...".
Ce jeune homme assis dans un recoin de gare pour faire la manche, portait
tatoué sur sa gorge un superbe papillon. Nous nous sommes parlés.
Il sortait de prison. Il ne m'a pas dit grand chose de son papillon, sauf que
"ceux qui sortent de taule savent à quoi ça correspond". (Le
papillon passe librement entre les barreaux ?
On peut m'empêcher de tout faire sauf de parler ? Un jour, de chrysalide
inerte, je deviens papillon et je m'envole ?...). Il m'a montré d'autres
signes sur ses poignets. Il était seul, mais au moins sa vie
était là avec lui. Je me souviens combien il était
touché que je tente de le déchiffrer un peu...
Aujourd'hui les murs des villes aussi demandent la parole. Tags, graphs sont
tatoués sur le ciment. Notre société pénalise les
"taggeurs" ou les invite dans les musées. Deux façons de ne pas
les rencontrer.
Un lycée professionnel de la banlieue parisienne m'a invité
plusieurs fois sur une année entière. Ses élèves
(futurs métallurgistes) ont commencé par me montrer leurs projets
(ô combien appliqués) de tags. Je leur ai dit :
- Si vous avez pour vous un mot qui veut tout dire, un mot clef, alors
faites-en une sculpture en métal... un hyper-tag... en volume !
A suivi un an de travail. Les scies à disques et les lampes à
souder ont fait des étincelles. Les têtes aussi. Les coeurs aussi,
je crois.
Chacun a fait son "monument au mot". Un signe marquant. Tous les mots
sculptés ont été ensuite exposés. D'autres
lycées professionnels se sont lancés dans l'aventure.
L'expérience maintenant continue d'elle-même.
Je me souviens : - Des lettres du mot RISQUE qui s'avançaient en
funambules sur un fil d'acier. Je sais que celui qui a fait cette sculpture a
depuis pris le risque de réorienter sa vie. Il s'occupe maintenant
d'enfants.
- Les lettres du mot PORTE s'articulaient et s'ouvraient en
grinçant. - ESPACE écrit d'un fil d'acier torsadé
lançé dans le vide ! Ces mots situaient chacun face à
lui-même, donc face à l'autre. Je sais que même les rapports
entre élèves et professeurs se sont réinventés
à partir de cette parole intime.
Des partages comme celui-là, j'en ai tentés sur plusieurs
années avec des milliers d'enfants, d'adolescents et d'adultes. Chaque
fois se libère une confidence fondamentale, un "acte de foi". Un tel
acte de foi aide à fonder une vie, cela se vérifie. Cette
fondation est un blason. Un mot peut nous blasonner.
Dans les temps médiévaux, nous l'appelions devise ou cri de
guerre (une parole qui nous rassemble "à la mort à la vie"...).
Si la confidence est refoulée (et tout nous porte à la refouler)
il y aura haine, démission, inertie, en tout cas refus de l'autre.
Voyons-le clairement : ce monde débordant d'outils de communication, en
a oublié un, celui qui nous lie réellement à
nous-mêmes, donc à "l'autre". L'insignifiance ne peut pas se
partager. Faisons-nous signe et partageons ! C'est-à-dire faisons de
chacun de nous un signe et partageons.
Il y a en soi-même un nom secret à deviner, un nom à
respecter. Si nous faisons cette découverte, nous découvrons du
même coup ce qui en toute chose, en tout être, mérite
respect.
Le monde devient plus vivable ! Plus exactement, nous savons mieux vivre au
monde ! Un monde si neuf qu'il mérite que l'on s'en émerveille
:
"Et la journée est entamée, le monde n'est pas si vieux que
soudain il n'ait ri..." (Saint John-Perse).
Deviner
son nom
Aujourd'hui où il est illégal de se déplacer sans carte
d'identité, où nos portefeuilles sont gonflés de carte
d'électeur, carte grise, permis de conduire, numéro
d'assuré social, où nous sommes fichés,
enregistrés, codés, il nous paraît étrange de devoir
décliner une autre identité.
J'ai déjà eu, en entreprise, l'occasion de poser cette question
: "Nous souhaitons tous être des personnes qualifiées. Mais
au-delà de vos diplômes, de vos états de service, qu'est-ce
qui vous qualifie vraiment ? Quelle est votre qualité ?".
En manière de parenthèse, il est intéressant de constater
qu'en latin qualis est à la fois le quel interrogatif et la
qualité. Se mettre en question, être ardemment ce "quel ?", ne
serait-ce pas notre plus haute qualité ?
Là est l'esprit aventureux. Notre monde moderne a un besoin pressant de
tels aventuriers, de telles aventurières, un besoin de ferveur.
Dans les rencontres qui m'ont été proposées en milieux
professionnels pour aider à la "communication interne", nous partons
d'un univers cloisonné, grillagé, "grillé"... Le but alors
n'est pas de repeindre les cloisons ou de suspendre des colifichets aux
grillages pour égayer l'atmosphère, mais de déceler les
qualités de chacun.
Là où je suis en question (en "queste" disait-on au Moyen
Âge) là est ma qualité... La queste en ancien
français est notre potentialité pure. Les armoiries donnent
à voir cette potentialité. Elles découvrent notre nom
intime...
"Et celui qui ne savait pas son nom le devine, et dit qu'il avait pour nom
Perceval ! Il ne sait pas s'il dit vrai ou non. Mais il dit vrai, même
s'il ne le sait pas", nous chante Chrétien de Troyes au XIIe
siècle dans son conte du Graal. Quel est notre nom ? Quelle est
notre face cachée ?
Aller
à l'essentiel
Toutes les civilisations anciennes ont joué de façon infiniment
variée sur les registres du signe, de la marque personnelle, du "faire
impression".
Les scarifications (incisions sur la peau), les tatouages, les peintures de
guerre, les masques de carnaval, les casques et les cimiers, les
vêtements de parade, les déguisements enfantins, sont (parmi
d'autres...) autant de signes de participation à un "corps" social. Tous
ces signes remarquables ont des implications festives, magiques et mystiques.
Une encyclopédie ne pourrait jamais être complète qui
voudrait témoigner de tous ces modes de communication, de relation,
de... religion (ce qui relie).
Le seul mot de "scarification" explique l'enjeu. Il y a eu collusion dans le
latin classique entre scarificare (inciser avec un stylet -- skariphos en grec)
et sacrificare (sacrifier, c'est-à-dire faire un acte sacré).
L'interpénétration de ces deux mots est
révélatrice. Il est une famille de marques qui nous consacre, qui
montre ce qu'il y a de sacré dans notre présence au monde.
La ronde de tous ces modes d'intense relation au monde créé n'en
finirait pas de s'élargir -- chaque culture a apporté sa
contribution splendide, irremplaçable.
Aujourd'hui, notre temps moderne apporte aussi sa contribution, par exemple :
à force d'entrer dans la matière, nous entrons aussi dans son
mystère.
Nos sciences physiques deviennent poésie pure !
Poésie
d'ici et d'ailleurs
La poésie est toujours d'actualité. Le savant, le poète
sont dilettantes (de delectare en latin). Ils savent se délecter du
monde. Soyons dilettantes... avec vigueur ! Avec droiture ! Tous ceux qui
savent voir, il s'agit là aussi d'une ascèse (je
préfère dire, en fait, qu'il s'agit là d'un art : l'art de
vivre).
Les grands moines eux-mêmes montrent ce qu'est une présence
entière au monde et d'autant plus entière, qu'elle est stable et
"dépassionnée". J'ai vu cela si précisément et
pendant tant d'années auprès d'un précieux père, le
métropolite Antoine, je citerai ici un ancien moine de sa tradition
Hésichyus :
"Celui qui renonce aux `choses d'ici-bas' veut faire le monde que l'on
voit. Celui qui renonce à la pensée `passionnée' de ces
`choses' fait moine au-dedans. C'est lui le moine". Un tel "moine"
saurait entendre joyeusement, je le sais, ce moment d'un chant Navajo dit
"chant nocturne des premiers danseurs"... "Joie et
beauté... Les douces plantes de chaque espèce viennent
à toi jusqu'aux limites de la Terre. Joie et beauté Les
doux biens de chaque espèce viennent à toi jusqu'aux limites
de la Terre. Joie... que t'accompagne tout cela qui est devant
toi. Joie... que t'accompagne tout cela qui est derrière
toi. Joie... que t'accompagne tout cela qui est au-dessous. Joie... que
t'accompagne tout cela qui est au-dessus de toi. Joie... que t'accompagne
tout cela qui t'environne".
François d'Assise a lui aussi chanté et dansé ainsi.
Apprenons à redanser cette joie ! (Cela s'apprend-t-il ?) Les passagers
de cette Terre sauront-ils un jour retrouver leur identité ?
L'identité est être "le même" (idem en latin).
...Le même que tout cela qui m'environne... Le même que... cela.*
Il y a quelques années, à Niort un maître et ses
élèves (ils avaient environ neuf ans) entreprennent l'adaptation
théâtrale d'un de mes contes.
"Feudou, dragon secret". Une année de travail où des parents se
sont aussi portés volontaires. L'aboutissement fut un spectacle
incroyablement maîtrisé.
Vers la fin de la pièce, le dragon avait tout perdu : écailles,
mufle, griffes, force... De ce dénuement complet un être fragile
se relevait... un jeune humain. Je me souviens de Sébastien. Sur
scène, dans la pénombre, il ne "jouait pas" cet
événement, il naissait sous nos yeux. Dépouillé,
absolument blanc. Nous suivions ses gestes, bouleversés.
Quatre ans plus tard, Sébastien est renversé par un voiture :
trois mois de coma entre vie et mort. Un jour, il a articulé...
- Feudou...
De ce jour, ses soignants, ses parents lui ont réappris la parole et le
mouvement en s'aidant du dragon et de son histoire. Pour Sébastien
où était le mythe, où était la
réalité ? Aujourd'hui, il a retrouvé toute sa vie. Son
ancien maître lui rendait parfois visite. J'ai appris la nouvelle en
repassant par cette ville. Jean, le "maître", avait les yeux brumeux en
me confiant l'histoire de "l'enfant-dragon".
En dire plus ?
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