Jean-Paul
Favand (suite et fin)
Dans tous les domaines c'est pareil. On ne peut plus être
spécialiste pour comprendre le monde
aujourd'hui... Donc, c'est
d'ouvrir les yeux, mais beaucoup plus largement que nous ne le
faisons
maintenant. Ce que je souhaite c'est que les gens se remettent
à voyager
et pas forcément en Inde, mais en Auvergne - je suis
sûr qu'il y a
autant d'aventures à trouver là-bas.
Les aventures, ça forge quelqu'un. Cette question que tu m'as
posée, les parents me la posent souvent. Je réponds :
action. Il
faut passer à l'action, faire des stages, même pas
payés.
Les deux ou trois mômes qui sont passés ici - ils
étaient
payés parce que je refuse de faire travailler quelqu'un sans
le payer -
étaient agacés, parce qu'ils se faisaient redresser
quand on leur
disait d'aller un peu plus vite.
En partant, certains ont compris, disant qu'ils avaient fait une
expérience, et d'autres pas, croyant qu'ils étaient
tombés
chez un esclavagiste. Mais ceux-là, ils continueront
à
s'ennuyer...
Si je dois parler d'une chose qui compte beaucoup pour moi, c'est du
Tribulum
bistrot. C'était un bistrot dans les Halles où l'on
changeait
d'exposition tous les six mois.
Deux personnes travaillaient sur la thématique à
travers des
artistes, des automates, des décors, etc. C'était un
endroit
où l'on se préoccupait de la façon dont les
gens pouvaient
se joindre.
Il y avait les cartes de diseuses de bonne aventure, ce qui
permettait à
un homme de dire à sa voisine : "je vais vous lire les lignes
de la
main." On les faisait rêver avec des cocktails astrologiques,
et il y
avait un singe au plafond, tenant dans sa bouche une boule.
C'était
considéré comme un lieu surréaliste, et
c'était ce
que je voulais faire, et quelque part j'ai réussi pendant
quelque
temps.
Je ne travaillais qu'à l'animation du lieu. Résultat,
je ne
m'occupais pas de la caisse - et dans un bistrot c'est ce qui
compte. Mes
serveurs m'ont volé un maximum.
C'était un des plus grands bistrots parisiens, et je
l'ignorais parce
que je n'ai pas vu l'argent. Finalement, je l'ai liquidé
à cause
de difficultés techniques.
Par contre, je vois, dix années plus tard que le Tribulum est
resté mythique, et je rencontre des gens, des artistes, qui
me disent
que c'était le lieu où ils étaient en
permanence.
À l'origine, j'avais trois ou quatre sociétés
et je
faisais des interventions dans des domaines complètement
différents. Et un jour, j'ai décidé de me
concentrer,
parce qu'on n'arrivait jamais à savoir sur quel terrain je me
situais.
Donc, je me suis dis cette fois-ci, je prends une seule cible.
Je
pensais me concentrer en prenant l'art forain. Je voulais faire le
plus simple,
et je fais le plus compliqué possible.
Je profite de notre entretien pour me demander si je ne fais pas
encore la
même chose. C'est-à-dire, j'étais simplement
brocanteur et
j'avais des manèges à vendre.
Une fois dans ce sujet, j'y ai découvert tellement de
transversalité, que lorsqu'on me parle cinéma, je dis
: "La
fête foraine est le lieu de naissance du cinéma" ;
sport, je
réponds : "la fête foraine, c'est toutes les formes de
sport" ;
cochon, je vais dire "Oui, le cochon a été un des
sujets les plus
illustrés de la fête foraine, après le cheval",
etc.
Donc d'un seul coup, cette spécialisation est devenue
holistique, et je
me retrouve en ce moment à collaborer avec des gens sur la
3-D, le
multimédia... Et j'ai voulu monter un musée, un lieu
culturel et
un institut pour étudier les problèmes de la
fête, afin de
réintégrer un peu plus d'efficacité dans ce
qui se passe
aujourd'hui dans le domaine des loisirs.
Quelque part, il y a une certaine reconnaissance de ma
démarche, parce
que les parcs d'attraction viennent me consulter.
Quelles sont tes propositions et les bonnes nouvelles pour toi,
par ces
temps difficiles ? Je pense que nous sommes
entourés de cinquante
pour cent de faux problèmes, et que si nous parvenions
à nous en
dégager, on vivrait mieux.
Qu'est-ce que tu appelles des faux problèmes
? En fait, il n'y
a pas de problèmes mais des choses à faire, des
actions à
entreprendre pour rectifier et continuer. Le mot "problème"
serait
pratiquement à bannir ou à proscrire.
Alors, trouvons autre chose. Il y a des choses à faire, des
solutions
à trouver. Et cela fait partie du système D. Le
système D
consiste à déplacer un problème et à
le
résoudre sous un autre plan.
Il est très difficile de trouver des exemples
pratiques de
tête, sauf, que j'ai l'impression de faire ça toute la
journée. C'est-à-dire, ne pas être sur le
terrain où
l'on t'a appris à être.
La solution vient, pour moi, de la marge, parce que le
système est
vérolé et coincé, de ceux qui sortent la
tête du
système de pensée qui correspondait à ce
problème ;
il faut le sortir de son domaine pour l'aborder de l'autre
côté.
L'important est de se mettre en mouvement pour trouver des
solutions. Je l'ai
fait dix mille fois dans ma vie, et je le fais sur des choses
à
résoudre de plus en plus importantes.
Donc, c'est très positif parce que c'est quelque chose dont
je suis
capable. J'estime que je suis la preuve vivante que l'on peut se
bagarrer dans
les situations les plus compliquées, les pires situations
financières, administratives et culturelles, pour s'en sortir
et faire
avancer un gros projet.
Non seulement je l'ai fait fonctionner, mais je pense avoir
réussi
quelque chose. Donc, ça aussi c'est une bonne nouvelle.
Ça montre
que face à cette adversité de l'immobilisme, des
problèmes
- enfin ceux des autres - j'ai quand même réussi
à
avancer.
L'autre partie de la chose, c'est que là, si je me mets en
jugement
moi-même, je crois que globalement, toute mon action pour
moi, pour ma
vie à moi, est un faux problème.
Les faux problèmes ce sont aussi les raisons ou les
justifications qu'on se donne pour faire les choses. Alors que si
nous vivions
dans une autre situation ou un autre état de pensée,
on ne
s'embarasserait même pas avec ça.
On va faire un rapport entre deux extrêmes. J'ai des copains
qui peuvent
être en faillite, avoir tous les ennuis possibles, et qui font la
fête de la même manière, en étant
heureux. Moi, dans
la même situation, je me prendrais la tête.
Quelque part, à la fin de leur vie, ils auront mieux
vécu que
moi, parce qu'ils auront connu les mêmes ennuis que moi, ils
les auront
certainement solutionnés de la même manière
que moi, mais
sans se prendre la tête.
Les faux problèmes peuvent aller jusqu'à se dire
qu'on aimerait
bien être un baba indien à poil, qui n'a besoin de rien
et qui a
même réussi à se libérer des liens
familiaux. C'est
un peu extrême, pour moi qui suis un Occidental
attaché à
des choses en tant que collectionneur.
Je dirais que c'est sortir d'un système binaire de
pensée
où il n'y a d'alternative qu'entre ceci ou cela, pour entrer
dans une
vision plus ouverte et multidimensionnelle, en disant par exemple :
"la
solution doit être quelque part, à partir du moment
où
j'élargis mon champ de vision et que j'accepte de regarder
dans toutes
les directions". En d'autres termes, il nous faut décrucifier
notre
douloureux schéma mental (rires). La bonne nouvelle
pour moi,
c'est aussi le fait que les gens se remettent en question, et qu'on
puisse
espérer que le futur ne soit pas comme le passé. Je
pense
qu'à partir du moment où on se remet en question, va
se
construire quelque chose de plus adapté.
On avait besoin de prendre une grande claque dans la gueule, on
vivait, et on
vit encore bien sûr, à crédit, sur des choses
complètement fictives et factices. Donc, c'est bien de se
tourner vers
des valeurs plus vraies. Je trouve ça plutôt positif.
Donc la crise c'est une bonne nouvelle ? Non ! La
réaction
provoquée par la crise est quelque chose que je
considère comme
positif, et la crise va permettre d'être très
bientôt
confronté à la bonne nouvelle.
C'est quand même la crise qui a provoqué
ça... Absolument, sinon on aurait continué
comme par le
passé.
Et la fête ? Oui ! Ce qu'on peut trouver comme
bonne nouvelle
future, c'est qu'une des conséquences, en temps de crise,
est que les
gens ont besoin de décompresser.
Quand on a besoin de décompresser, on se tourne, entre
autres, vers des
valeurs plus vraies. Ce n'est pas le même style de fête
qui va
avoir lieu, peut-être, plus populaire et conviviale.
Les gens se rendent compte un peu plus qu'ils sont capables de
bâtir
aujourd'hui. La télévision va peut-être entrer
dans le coup
parce qu'il y aura un moment où les gens en auront marre
d'être
seuls devant leur poste, et ils auront besoin de voir les autres.
Et voir les autres, c'est à travers les fêtes populaires
en
général. Pour moi, le nouveau
phénomène n'est pas
forcément la fête foraine, mais les festivals, nouveau
fonctionnement de la fête.
Les gens s'étourdissent, ceci est la conséquence de
la crise,
c'est ainsi dans chaque époque de crise, c'est ce qu'on a
appelé
les années folles. Il faut reconnaître que ce n'est pas
très positif de s'étourdir, mais en tous cas à
ce
moment-là, les gens s'expriment.
Voilà le rapport entre la crise et la fête. C'est que la
crise
provoque la fête, et une fête beaucoup plus nature,
vraie, et
réelle, moins show business que celles que l'on avait
montées.
On peut espérer maintenant qu'il y ait des fêtes de
rencontres, un
peu plus conviviales et familiales.
Ces fêtes ce n'est peut-être pas seulement pour
s'étourdir, il y a comme une
symbolique... Effectivement, nous
allons nous retourner vers la fête des fous. Les gens vont
avoir besoin
de se défouler, pour cela il faudra inverser les valeurs. Je
parlais
tout à l'heure de participation, je constate des choses
ici.
J'ai deux catégories de manèges : ceux où il
faut se
laisser faire, un moteur les entraînent, et les gens sont
très
contents d'être dessus ; ceux où il faut
pédaler et se
balancer et ils préfèrent dix fois ceux sur lesquels
il faut
faire des choses. Et c'est ce qui manque aujourd'hui.
J'ai lu dans des bouquins professionnels, qu'aux États-Unis,
ils
restructurent les parcs d'attractions où tout était
électronique, en réintégrant la
mécanique, des
systèmes plus fiables, simples, et plus proches des gens.
Tu veux dire qu'on tente de retrouver plus
d'interactivité, un
contact physique, et pas au travers du petit
écran. C'est
action-réaction, entre autres. Baudrillard a écrit un
article
là-dessus il y a deux ans, plus il y aura d'ordinateurs, plus
les gens
auront besoin de se retrouver entre eux.
Parce qu'avec l'écran, on ne participe plus, nous sommes
dans
l'irréel et le fictif en permanence. L'homme n'a pas
été
créé pour ça. On ne peut pas dire que
l'informatique soit
la crise, mais c'est un de nos vécus actuels.
Ce qui m'intéresse, c'est le virtuel. Pour moi, c'est un
phénomène contemporain de mode et de technologie.
Parallèlement, il faudra compenser avec du réel, les
gens ne
pourront pas vivre que dans le virtuel.
Tu vois les choses ainsi ? Oui. Une des raisons pour
lesquelles on
vire l'électronique des parcs d'attractions, c'est que les
gens l'ont
chez eux. Ils veulent aller dans les parcs pour se changer la
tête, pas
pour retrouver ce qu'ils ont à la maison.
Lorsque le virtuel s'intègrera chez nous, on ne le voudra
plus dans les
lieux de spectacles, etc. Parce que c'est un produit et que ça
s'use.
Les fêtes du passé se faisaient à une
époque
où il n'y avait pas une telle accélération de
l'Histoire.
Les caractères étaient clairs. Par exemple, la
dépense. La
dépense correspond à un rituel de sacrifice. Ces
dernières
années, il y a atrophie et hypertrophie de ces
caractéristiques.
Hypertrophie de la dépense, et cela a provoqué la
frustration.
Lorsqu'on dépense trop, on prend moins de plaisir, parce
qu'on pense
à ce qu'on a dépensé. Atrophie de la
participation, par
exemple au carnaval de Nice, on te met derrière des
barrières.
Donc, ces modifications qui ont été
apportées aux
nouvelles fêtes, style un match de tennis, font qu'il n'y a plus
du tout
de participation. Parce que l'accélération de
l'Histoire n'a pas
permis de doser toutes ces caractéristiques pour que la
fête vive.
Cela a créé des scories qui vont être
abondonnées
petit à petit, parce qu'il va y avoir une demande et un besoin
des gens.
Les choses sont allées trop vite. Actuellement, les
nouvelles choses qui
se créent, ne mûrissent pas assez longtemps.
Résultat, on mange des fruits un peu verts et on finit par en
avoir
marre. Un travail de fond va se faire pour des choses plus solides.
Nous avons
besoin d'interventions de ceux qui, comme Baudrillard, pensent,
parlent, et
qu'on écoute.
Ils créent de nouvelles prises de conscience. Actuellement,
tout ce qui
est montré par la mode, me fait ressentir que ce sont des
choses
destinées à s'user très vite.
Je ne dis pas que le virtuel soit négatif, il fait partie de
notre
époque et de notre mode de vie. Je n'ai pris l'image virtuelle
que comme
un exemple symbolique. La télévision est aussi du
virtuel et
déjà nous envahit.
Ce n'est pas l'image virtuelle qui sera mise en cause, c'est
globalement la
virtualité. Ces produits qu'on nous donne et qui ne
correspondent pas
à nos besoins, inflationnés par la publicité,
rapidement
usés et remplacés par d'autres, c'est
commandé par la
société de consommation.
L'image virtuelle dans les parcs d'attractions ne durera que
quelques
années, après on trouvera autre chose.
Si tu avais carte blanche pour imaginer une fête,
qu'aurais-tu envie
de proposer ? La fête de l'an 2000. Une fête qui
fasse que
l'on découvre que ce que nous avons en commun dans le
monde entier, ce
n'est pas seulement la guerre, mais que cela peut être la
fête et
le dialogue.
Donc, faire une manifestation énorme pour l'an 2000,
basée sur le
dialogue et la communication, en se servant des techniques
contemporaines,
malheureusement, mais peut-être aussi des tam-tams.*
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