Jean-Paul Favand
Les Humains associés : Est-ce que pour toi la situation
dans laquelle
nous sommes est une période d'opportunité
? Jean-Paul
Favand : Je crois que c'est dans les moments tourmentés
que les gens ont
la faculté de s'exprimer, que la véritable nature de
chacun peut
ressortir. Tant, malheureusement, dans la guerre, que dans la
guerre
économique, puisque c'est ce dont il s'agit en ce moment.
Le système tel qu'il a existé depuis plusieurs
générations, s'effondre. Les structures
administratives et
économiques ne peuvent plus répondre aux besoins
d'une
époque, il faut donc que de nouvelles formes d'adaptation
existent.
Et elles proviennent, dans ces moments-là, de gens qui
vivent en marge
du système. C'est-à-dire qui sont les plus aptes
à
survivre, à considérer les choses, et qui ont
déjà
trouvé à s'adapter, connaissant la technique
française du
système D.
La plupart des gens croient que le travail alternatif va être
une
solution au chômage. Ça aussi c'est un travail de la
marge.
Je pense que la France va devenir un petit peu comme l'Italie, en
fonctionnant
économiquement à deux vitesses, avec des gens qui
vont se
débrouiller parallèlement à ceux qui
fonctionnent dans le
cadre de l'institution.
Alors, dans le contexte actuel où tout le monde dit : "Il
n'y a pas
de bonnes nouvelles, tout va mal !", où personne ne bouge,
surtout ceux
qui ont de l'argent par peur de le perdre, tu t'installes dans trois
mille
mètres carrés, et tu as fait un lieu qui est
merveilleux, quelque
chose de beau, de grand et de fou ! (Le musée des arts
forains de
Jean-Paul Favand est provisoirement présenté dans
un espace
féérique de trois mille cinq cents mètres
carrés,
rue de l'Église à Paris. Cependant sa destinée
est
d'être Ce musée vivant regroupe seize boutiques
foraines et
quatorze manèges restaurés, en état de
fonctionnement,
constituant une des plus grandes collections au monde couvrant
l'histoire de la
fête foraine de 1850 à nos jours. NDLR) J'ai
envie de dire
que c'est une bonne nouvelle, mais c'est surtout de l'inconscience.
La bonne
nouvelle c'est le résultat, mais elle ne me concerne pas
parce que j'en
suis l'acteur, celui qui fait.
J'estime que j'accouche en permanence dans la douleur. Je ne suis
pas
forcément heureux, parce que je me suis collé de
faux
problèmes, et que si je ne me voilais pas les yeux avec, je
trouverais
tout rose.
Si tu veux dire que c'est un lieu de rêve, que c'est un beau
spectacle,
oui, je crois que c'est équilibré, harmonieux. Je
pense que les
gens s'y sentent bien, et je vois à leur tête que j'ai
réussi.
Mais je peux l'amener encore plus loin, je voudrais qu'il soit
accueilli
définitivement dans un site. À l'extrême, ils
n'en ont pas
besoin, ce sont des exigences personnelles, je cherche toujours et
je ressens
l'imperfection.
Il n'y a qu'en allant à la perfection absolue que la
démarche
sera incontestable. J'essaye de briser l'immobilisme, parce que je
fais de la
conservation - et dans le système français c'est
l'école
de Chartres, c'est ce qu'il y a de plus institutionalisé, ce
que je veux
c'est que cela devienne tellement important, même essentiel
malgré
ses aspects de futilité, qu'on soit obligé de
l'accepter, que
ça bouscule les barrières.
C'est ce que je veux essayer de faire, et pas nécessairement
en restant
dans ce lieu. Donc, dans l'absolu c'est positif, mais pas pour moi. Je
voulais
faire un musée, un lieu culturel qui montre la vulgarisation
scientifique par les forains, mais qui ait aussi une application dans
le futur,
parce que je trouve qu'il n'y a pas d'utilité à ne
regarder que
le passé, si on ne s'en sert pas pour le futur.
Au lieu de travailler sur le musée, je monte un lieu de
reception
privilégié, événementiel, pour y
recevoir les
V.I.P. que je suis très content d'accueillir parce qu'ils me
font vivre,
pour ce qui relève des questions d'argent.
Tous les artistes, les intellectuels, et les conservateurs qui sont
passés par ici m'ont dit du lieu : "c'est fantastique ce que
vous avez
fait, c'est intéressant et il faut continuer".
C'est sûr "qu'il faut continuer", mais ils ne le font pas
à ma
place. Dans ces conditions, je pense qu'il y avait des risques ;
j'aurais pu me
tromper, et j'ai réussi.
Mais il n'en reste pas moins qu'un coup réussi dans notre
société, semble-t-il, n'a pas le droit de survivre. Il
semble
qu'il n'y ait que les coups tordus qui marchent.
Ce qu'il faut savoir, c'est que les gens qui travaillent sur la
fête ne
font absolument pas la fête, parce qu'ils n'en ont pas le
temps (rire).
Il y a une théorie dans le spectacle qui est qu'on ne doit pas
y voir la
sueur. Quand on voit le spectacle, tout à l'air d'aller bien.
Mais derrière, celui qui l'organise rame un maximum. Donc,
ce n'est pas
forcément une bonne nouvelle pour moi, sauf si
j'étais
invité aux fêtes des autres.
Qu'est-ce qui peut être vecteur d'espérance,
justement à
présent, alors que la crise est la plus
forte. Après la
mort, la renaissance ! Je crois que nous sommes en train de mourir.
Il faut
donc que l'on se tourne maintenant vers le côté de la
renaissance
et on ne peut qu'y trouver des choses plus belles que dans le
passé.
Les périodes tourmentées accouchent d'une nouvelle
période. Le problème que nous avons actuellement,
c'est cette
adaptation et cette recherche d'une nouvelle période.
Nous avons donc un passage peut-être difficile, mais il y a
une belle
aventure qui s'offre à tout le monde. Les gens sont
obligés de
bouger, de sortir de leur léthargie.
Ce n'est peut-être pas encore suffisant, peut-être
faudra-t-il que
nous ayons encore quelques problèmes de plus pour que les
gens cassent
le carcan d'assistanat, de déresponsabilisation, de manque
de
créativité dans lequel ils se sont englués,
parce que la
solution va venir de là.
Quand on touche le fond, et nous n'en sommes pas loin, on remonte
et mon espoir
c'est ce renouveau. Je pense que c'est un espoir qu'ont eu la plupart
de ceux
qui ont vécu Mai 68. Il y a eu un grand bordel et nous nous
sommes dit :
"Il va y avoir quelque chose".
Mais ce qu'on pouvait attendre après Mai 68 n'était
pas
bâti sur un tourment suffisant. Il fallait que les choses
soient encore
plus profondes. C'était une période
économiquement
positive, résultat les gens ne se sont pas remis en
question.
Je trouve qu'une partie de la crise est positive dans la mesure
où c'est
un redressement de certaines choses, qui consiste en "cassages de
gueule" de
toutes les valeurs qui ont été
surinflationnées
à travers la publicité, entre autres. La
publicité a
poussé à la consommation dans un certain sens, les
gens se sont
tournés vers des produits de manière purement
fictive et non pas
par besoin.
Prenons comme exemple l'art. L'art est monté à des
prix, à
cause de la spéculation, qui ont dépassé la
raison et la
logique des prix. C'est normal que ça se soit cassé la
gueule.
C'est très sain, maintenant on regarde les choses avec un
oeil plus
vrai.
Tu parlais des gens de la marge et du système D. Est-ce
que tu te
considères comme quelqu'un de la marge ? Si oui, penses-tu
que les
marginaux puissent apporter des solutions parce qu'ils ont su
s'adapter ?
J'ai rencontré des gens importants, aussi bien sur
le plan
politique, administratif, qu'économique. Tous
considèrent
aujourd'hui que le système est fini, caduc, et ils ne font que
le
maintenir en survie, uniquement de façon à toucher
leur salaire
à la fin du mois, ils ne visionnent pas le futur.
Revenons à ma question (rire). Est-ce que oui ou non, tu
te
considères comme quelqu'un en marge
? Complètement,
complètement ! Je pense que mes actions et mon travail,
dans tous les
domaines que j'ai abordés, ont toujours été
marginaux et
encore plus ce que je fais maintenant.
Alors, nous ne nous sommes pas trompés ! Que peux-tu
partager et dire
de ton expérience à ceux qui sont ou étaient
dans le
système et qui ne savent pas comment s'en sortir
? J'ai
rencontré des responsables de haut niveau en leur proposant
des
solutions, mais ils m'ont aussitôt répondu : "Ce n'est
pas
mûr. Un gros travail d'information manque.
Les mentalités doivent changer, et tant qu'elles ne l'auront
pas
été, nous n'arriverons pas à faire passer ces
messages,
par exemple d'économie de fonctionnement."
Moi, mon musée je l'ai complètement monté
à partir
de récupérations. La moquette je suis allé la
chercher
après une exposition, porte de Versailles.
L'éclairage fonctionne
avec les néons qui étaient sur place, ça
coûte moins
cher que d'acheter des projecteurs, ça consomme moins,
etc.
Je travaille de cette manière. Le double de ce que j'ai
investi, pour le
musée, aurait été nécessaire en
passant par
l'institution.
Conséquence, cela ne pourrait pas se faire, parce que ceux
qui passent
par la voie institutionnelle ne sont pas encore habitués
à
fonctionner comme je le fais. D'abord, parce qu'ils ne sont pas
responsables.
Moi je ne suis responsable que vis-à-vis de moi-
même. C'est le
problème d'être directement concerné dans
son propre
portefeuille. À partir de là, on change de
technique.
Peut-être dans sa conscience d'abord
? Sincèrement, je
crois vraiment qu'il faut que ça passe par le portefeuille. Le
jour
où ils sauront que c'est eux qui seront touchés, ils
se poseront
vraiment des questions.
C'est pour ça que je te dis qu'il faut que ça se casse
la gueule,
il faut qu'on se pose le problème : "et si on fonctionnait
autrement ?"
Effectivement, je suis de la marge, et il y a autre chose qui
m'apparaît
: les gens de la marge voient des choses que les gens qui sont
dedans ne voient
plus. Actuellement, on parle d'évidences dans beaucoup de
domaines, et
on les répète pendant dix ans.
Tu parles d'institutions, mais comment chaque citoyen peut-il
interagir
? Je dis que l'institution telle qu'elle est ne peut plus
fonctionner,
tous les rouages sont coincés.
Il faut que des gens venus de systèmes parallèles se
mettent en
place. Mais quand je dis la marge, la marge est grande.
Mais il y a pas mal d'associations de gens qui localement font
des choses
aussi, sans qu'ils soient dans le système... Oui !... Le
système associatif, à mon avis, va
énormément
fonctionner dans le futur.
Mais même ce système-là a un
problème énorme
en ce moment, c'est qu'ils ont tous des initiatives, chacun dans son
coin, et
que si on fédérait un minimum...
Nous sommes en train de fédérer... ...Et s'il
y avait
un minimum de communication dans les systèmes
associatifs et pas
seulement humanitaires... Un système remplacera toujours
un autre
système, le seul problème c'est qu'il faut
espérer qu'il
sera meilleur que le précédent pendant au moins un
temps.
Nous sommes trop d'individus sur Terre, et ça ne peut
fonctionner
qu'avec une forme de structure. Quoi qu'il arrive, il ne pourra pas y
avoir que
des individus.
Je crois que c'est Durkheim qui dit qu'il y a une grande
différence
entre chaque conscience prise individuellement et l'addition des
consciences.
Nous sommes à l'addition des consciences.
Tous les individus effectivement peuvent faire des choses
très belles
dans leur coin, mais à partir du moment où tu en
additionnes, ce
n'est plus à la même entité que tu as
affaire...
L'évolution des consciences est un processus à
long
terme... Oui, je suis d'accord, mais elles évolueront
toujours
avec un temps de retard sur le présent.
Que pourrais-tu dire à quelqu'un qui a vingt ans
aujourd'hui et qui
ne veut pas rentrer dans le système, par rapport à
ton
expérience de marginal justement ? J'ai fait des
études
pour être notaire. Le notaire c'est l'image d'une personne
intégrée. Peu de temps avant d'être notaire,
j'ai
arrêté pour fonctionner sur un autre système,
celui de la
brocante.
Ça m'a forcé à me débrouiller,
à agir par
moi-même. Je crois qu'aujourd'hui il faut surtout avoir une
culture
générale et se lancer dans l'action. Tu me poses une
question
difficile, parce que j'imagine que le gars de vingt ans qui veut se
lancer dans
l'action va se dire "qu'est-ce que je vais faire?"; et je peux
très
difficilement me mettre à sa place, parce que lorsque
j'avais vingt ans,
j'avais dix fois plus à faire que ce que j'étais
capable de faire
tout seul puisque je générais le travail.
C'était à l'époque fantastique post-68 des
hippies
et des mecs qui voyageaient et avaient des idées en se
frottant aux
autres.
Ils faisaient leur humanité ! Ils faisaient leur
humanité. Aujourd'hui, on crée des
mécaniques
stéréotypées de gens qui ont des
diplômes et qui ne
savent plus quoi en faire.
C'est bien qu'ils aient des diplômes, c'est bien qu'ils aient
une culture
générale, et c'est très important. Je trouve
qu'on manque
maintenant de culture, et le problème c'est d'être un
spécialiste; on en a trop, ils sont coincés.
Lorsqu'ils sont obligés de bosser à
côté c'est fini,
ils sont paumés parce qu'ils ne savent pas ce qui s'y
passe.
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