Jean
Baudrillard (suite et fin)
Puisque cela est l'inconnu, on ne peut pas dire "voilà ce
qui va
être, et voilà ce qu'il faut faire". En ce qui me
concerne, au
plus profond de ce que je suis, il y a la certitude que dans le dos
des hommes,
il y a un emplacement pour des ailes. Cependant, restent de grands
problèmes, des projections de modèles abstraits
qui,
confrontés à la réalité au quotidien,
se dissolvent
comme du sel dans l'eau. La fin des illusions en quelque
sorte... Si tu
cherches à me dire qu'une fois toutes ces illusions
écartées, reviendra enfin une espèce de
raison
créatrice et que refleurira une spontanéité
créatrice qui est là, cachée... je n'y crois
pas.
Et même, je te dis tout de suite que tu as tort, parce que
je ne suis
pas si simpliste que cela, du moins je l'espère. Je ne sais
absolument
pas ce qui va arriver. En même temps, je fais confiance
à la vie
et nier cette confiance, c'est me nier moi-même. Je pense
que si nous
pouvons prévoir le pire, nous sommes aussi capables du
meilleur.
Bon, tu n'acceptes pas l'idée que dans
l'immédiat,
spontanément, réflexivement, l'homme - ma foi -
c'est bien.
L'homme est, et puisqu'il est, je préfère dire que
c'est bien
qu'il soit. Dans notre Histoire, il y a toujours eu de belles
lumières
brillantes dans l'obscurité. Une fois encore, nous
revoilà dans
le oui et le non. L'homme est bien et simultanément il ne
l'est pas.
C'est ! et je l'accepte. Je repense à la discussion que
nous
avons eue. En se disant : nous sommes partis de là, les
choses sont ce
qu'elles sont et de toute façon, qu'elles soient fatales,
objectives,
c'est-à-dire nécessaires ou pas, elles sont ainsi.
Très
bien.
Donc, il faut tenir compte de cela. Mais d'un autre
côté, il y a
des choses que tu n'acceptes pas. Et pourtant, cela fait partie aussi
de
l'état des choses. Il y a des tas de choses que toi,
subjectivement et
viscéralement, tu ne supportes pas. Et tu es bien
forcée d'en
tenir compte.
Oui, mais toi aussi tu disais que tu as deux
régimes. Mais
moi, j'en tiens compte.
Alors là, je t'ai eu, parce que j'essayais de t'attraper.
Bien
évidemment, en ce qui me concerne, je n'accepte pas cette
involution. En
même temps, la réalité c'est ce qui est, c'est
la
règle du jeu, il faut l'accepter. Mon acceptation n'est pas
passive. Je
cherche à comprendre les processus, afin de proposer une
autre
règle du jeu - prétention démiurgique certes
- car nous
sommes peut-être en échec, mais pas encore en
échec et
mat. Oui et non parce que toi, tu parles de règle du
jeu !
Moi, je crois qu'il y a un double régime. Tu peux
opérer et
faire les choses à un niveau qui n'est pas le niveau de la
règle
du jeu, du Grand Jeu.
La règle du Grand Jeu, c'est effectivement : les choses sont
ce qu'elles
sont. C'est autre chose que de considérer des raisons bien
au-delà. Et puis, il y a un niveau où tu réagis
parce que
tu existes et que tu es comme ça.
C'est le niveau de l'affect, de l'humeur, des colères, des
passions. Ce
niveau-là existe, mais sans illusions. Je ne prétends
pas changer
le monde à travers cela.
Si je participe à un mouvement pour Sarajevo, ça ne
va rien
changer. Parce que vu d'un autre niveau, ce problème peut
s'expliquer
tout à fait autrement, en dehors des idéologies,
etc.
Oui, mais peut-être que le seul vrai problème se
résume
ainsi : maintenant que nous avons fait l'état des lieux,
qu'allons-nous
faire ? Il ne faut pas me regarder (rire). Nous sommes
à un point
de départ extrêmement primitif, et c'est vraiment la
question
qu'on me pose tout le temps. "Bon, c'est très bien ce que
vous racontez.
Vous pensez bien. Mais, qu'est-ce qu'on fait avec ça ?". Il n'y
a pas de
réponse à ça.
Oui, tu fais quand même partie des penseurs qui ont nourri
cette prise
de conscience...
Ça n'a pas de rapport ! C'est là où il y
a
radicalité. C'est dans le fait qu'il n'y ait pas de
dépassement
dialectique possible, de pensée praxis, de théorie
praxis de tout
ce dont nous avons parlé.
Avant ça fonctionnait très bien - enfin ça n'a
jamais
fonctionné très bien, mais l'idéologie voulait
que cela
soit articulé. Aujourd'hui, ça ne l'est plus, il y a
déhiscence et il faut tenir compte de cela aussi.
Non ! Tu es forcé d'avoir un niveau de radicalité de
pensée qui ne peut plus se traduire, aujourd'hui, par un
niveau de
radicalité de l'action. Même le terrorisme n'est
même plus
une action radicale.
Sinon, j'en serais. Il n'y a pas de choix, je ne vois pas de solutions.
Même si je sais très bien qu'au niveau
théorique ça
ne marche pas.
Tu ne vois absolument rien ? En terme d'action ? Non,
sauf là
où je sais que je peux agir, parce que je contrôle la
règle
du jeu qui est l'écriture et qui implique une sorte de
message qui
circule un petit peu...
Qui dit "écriture", dit "messages", et "lecteurs". Que
fais-tu de tes
lecteurs ? Je ne contrôle pas mes lecteurs. Je ne
contrôle
pas tout ce qu'ils feront de ça et je n'y peux rien. Je ne me
sens pas
du tout responsable de ce que ça deviendra.
Ainsi je garde ma liberté, parce que je suis irresponsable
de la
façon dont ça peut être
interprété -
heureusement d'ailleurs, parce que si j'assumais la façon
dont cela
l'est, mon Dieu que je serais malheureux. Je fais là
où je peux
savoir ce que je fais.
C'est-à-dire qu'il y a un bref moment où, lorsque
j'écris,
je contrôle la nébuleuse des mots, des idées
et la
radicalité. Et ça ce n'est pas uniquement de la
pensée,
c'est aussi une action.
Et pourtant, tu viens de dire qu'après tu ne
contrôles pas du
tout le message. Cela n'exclut pas le fait que tu écrives
pour les
autres aussi... Oui, c'est vrai, je suis assujetti au mode de
propagation des choses aujourd'hui... J'écris bien sûr,
parce que
c'est une sorte d'acte et ensuite c'est fini.
Nous sommes dans un univers qui n'est ni pédagogique, ni
instructif, ni
vraiment communicatif, ce n'est pas vrai, mais
complètement autarcique,
où il n'y a que des particules...
Des particules que tu nourris alors ! Oui dans des milieux
restreints
avec lesquels nous avons des affinités, mais cela ne
transforme pas le
monde. Nous parlions de domaine collectifs. Heureusement pour eux,
ils ont
d'autres éléments vitaux.
Ça t'arrange ! Et comment ! Enfin, tu ne voudrais
pas que les
gens en soient réduits, pour apprendre à vivre,
à lire ce
que j'écris ? Lorsque tu écris, je ne sais pas
à qui tu
parles, mais cela ne s'adresse certainement pas à un public.
Tu ne vises
pas un autre particulier.
Tu écris et cela est un acte total. Je ne fais pas de
mystique, mais
c'est vrai qu'à un moment donné, tu peux
écrire pour aller
jusqu'au bout des choses, en sachant pourtant que là, tu ne
seras
même pas suivi. Mais tu iras, parce que c'est la seule
chose que
tu ne te pardonnerais pas, si tu ne le faisais pas. C'est
l'inacceptable dans
son sens le plus fort.
Ce que cela devient, tu en es irresponsable. Non pas par
facilité, mais
parce que c'est ainsi. L'écriture dans ce sens-là,
n'est pas du
tout la communication.
Si tu fais de la publicité, tu parles pour être compris,
pas de
problème non plus si tu es engagé donc responsable,
pour ceux qui
parlent en terme idéologique et qui défendent une
cause, le
minimum est qu'ils soient responsables de ce qu'ils disent,
puisqu'ils veulent
le faire partager.
Moi non, ce n'est pas du tout une volonté de faire partager.
Elle ne
doit même pas être là. À un moment
donné, si
tu veux faire ton travail, tu dois être radicalement
coupé du
monde.
Ce n'est pas la forme directe de responsabilité,
d'échange, de
communication. Je n'y crois pas et je ne me fais aucune illusion
là-dessus. Que ça puisse toucher par une autre voie,
comme celle,
assez secrète, des couleurs, des choses, des
lumières, mais
ça ne se partage pas forcément.
Ça utilise un autre mode de passage. Et pour répondre
à la
sempiternelle question que pouvons-nous faire ? Et bien il
n'y a que
cela que je puisse faire en toute responsabilité et je
l'assume. Et
là, je ne me pardonnerai rien, et je ne vois pas pourquoi je
ferais des
concessions.
D'ailleurs, je n'en ferai pas ! Pour le reste, je peux concéder
au monde
d'être tel qu'il est. La règle du jeu est arbitraire,
celle-là je peux l'accepter. Je sais très bien,
qu'extrait du
contexte, tout va devenir contresens, deviendra autre chose.
Mais ce n'est pas très grave. Si je me sentais responsable
de ce que je
dis, je souffrirais tous les jours quand je vois les
absurdités qui
peuvent se raconter dessus. Voilà, tu crées un
événement insoluble en quelque sorte, et c'est tout
ce que tu
peux faire.
Après, les gens se feront les dents dessus. À partir
de
là, il se produira peut-être même des choses,
mais ce sera
sur un mode extrêmement complexe. Et tu ne pourrais pas du
tout dire :
"je m'engage, je vise tel objectif".
Je l'obtiens ou je ne l'obtiens pas. Ça, c'est dans l'ordre
idéologique. Je ne méprise pas pour autant ceux qui
font
ça, parfois seulement, mais à priori non !
Après tout,
c'est un autre mode d'action, un mode extrêmement
naïf, qui repose
lui-même sur cette euphorie artificielle : passer par une
universalisation de la pensée et de l'action.
Moi, je ne crois pas à ça, mais au
phénomène
singulier de la pensée. Je ne crois pas du tout à
l'expansion
positive. Tu n'as qu'à voir le résultat de toute
l'histoire du
progrès, même intellectuel, et pourtant les gens y
croient
toujours, sinon ils ne travailleraient pas autant ! C'est Umberto
Eco, disant
au sujet de Berlusconi : "Mais ce n'est pas possible que les Italiens
votent
Berlusconi.
Enfin ce sont des cons, des veaux !" L'idée que les choses
devraient se
réaliser selon une règle morale inscrite dans les
coeurs et dans
les esprits, comme disait l'autre, c'est pour moi de la
naïveté.
D'ailleurs, à mon avis, c'est même pire que de la
naïveté, c'est criminel.
Je dirais plutôt qu'il fait partie des gens qui subliment
trop la
réalité. Oui, c'est un modèle de
pensée qui
substitue, une sublimation du réel. Il y a donc quelque chose
à
faire, qui peut être fait. Mais pas au sens de l'action, de
l'engagement,
du sacrifice, de la cause, etc.
Aujourd'hui, c'est un peu l'idée que nous avons de l'action,
à
travers le monde politique évidemment. L'écriture
n'est pas le
seul acte total, j'en parle parce que je suis dedans, mais je suppose
que l'art
et certains autres processus peuvent l'être aussi.
Je suis complètement optimiste à ce sujet, car je
pense que cette
possibilité-là est indestructible, qu'elle existera
toujours.
Pour la raison que nous ne pourrons jamais aller au bout, dans ce
sens-là, elle existe.
Tandis que l'action vulgaire, que j'appellerai pathétique,
c'est celle
qui veut résoudre vraiment une situation, aller au bout de
quelque
chose, tout clarifier, rendre le monde transparent, faire que
ça aille
bien.
C'est à la fois une illusion et une intoxication. Alors que,
dans ce
sens-là, on n'ira jamais au bout de l'écriture, peut-
être
en est-il de même pour d'autres choses comme l'amour et la
séduction, je n'en sais rien... mais ce sont des choses qui ne
s'accomplissent jamais au sens définitif du terme, et c'est
pour cela
qu'elles sont, à mon avis, indestructibles.
Incessamment en devenir. Oui, il y a une forme
d'échappée belle perpétuelle qui ne tombe
pas dans le
filet de l'expansion. Partout, il y a des tentacules de
modèles
d'investissements politiques, intellectuels qui te sont
proposés.
Et nous vivons tous là-dedans. Nous ne pouvons pas faire
autrement. La
plupart du temps, nous avons un mode d'existence qui n'est pas
radical, mais
vraiment banal.
Il y a, à mon avis, un autre niveau plus fatal et radical qu'il
ne faut
pas perdre de vue, et je ne crois pas à cette
réconciliation
existentielle, où l'on pourrait réunir une
théorie et une
praxis ensemble.
Je peux continuer à détester Mitterrand, et ainsi de
suite, mais
ce sont des affects vulgaires. Si je veux me passionner, je peux me
blinder
contre la politique française, le Rwanda, etc.
Je sais très bien in petto que je m'en fous, ce n'est
pas ce qui
m'importe. D'ailleurs, il y a un niveau d'analyse où les
choses prennent
un tout autre sens que celui au nom duquel tu t'insurges.
À un niveau, tu peux t'insurger, et à un autre,
être d'une
indifférence sublime par rapport à cela, en ayant un
autre type
de pensée. Je ne pense pas qu'il faille vraiment vouloir
résoudre
l'un au profit de l'autre.
On doit garder ses humeurs conjoncturelles et ses petites passions.
Pourquoi
pas, "c'est ainsi que les hommes vivent". Nous sommes heureux ou
malheureux
à un niveau, et à un autre niveau ça se passe
autrement.
Une sorte de double commande ? Oui, à mon avis,
parce qu'il y
a une part de jeu. Ce n'est pas de la schizophrénie. Non ! il y
a un
jeu, une forme d'ironie, dans les rapports entre les deux niveaux
respectifs.
C'est d'ailleurs très pratique et tu peux très,
très bien
faire une chose à laquelle tu ne crois pas.
Tu ne penses pas que moins on croit, et plus on peut mieux faire
(rire)
? Je suis tout à fait persuadé de cela. Nous
sommes
d'accord (rires). Les gens qui font de la gestion modelisée
n'y croient
plus. En fait, la seule chose en laquelle ils croient c'est que la
règle
est le modèle de gestion.
Quand on voit aujourd'hui la plupart de ceux qui font ce à
quoi ils
croient et la façon dont ils le ratent, on pourrait conclure
que des
gens parfaitement indifférents, agnostiques,
étranges et
étrangers auraient sans doute plus de succès.
On pourrait s'en servir. Ce serait une bonne hypothèse de
départ
et une vraiment bonne nouvelle. Mais peut-on y croire
raisonnablement ? *
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