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Accueil > Revue Intemporelle > No7 - Bonnes nouvelles pour des temps difficiles

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Jean Baudrillard (suite et fin)

Puisque cela est l'inconnu, on ne peut pas dire "voilà ce qui va être, et voilà ce qu'il faut faire". En ce qui me concerne, au plus profond de ce que je suis, il y a la certitude que dans le dos des hommes, il y a un emplacement pour des ailes. Cependant, restent de grands problèmes, des projections de modèles abstraits qui, confrontés à la réalité au quotidien, se dissolvent comme du sel dans l'eau. La fin des illusions en quelque sorte...
Si tu cherches à me dire qu'une fois toutes ces illusions écartées, reviendra enfin une espèce de raison créatrice et que refleurira une spontanéité créatrice qui est là, cachée... je n'y crois pas.

Et même, je te dis tout de suite que tu as tort, parce que je ne suis pas si simpliste que cela, du moins je l'espère. Je ne sais absolument pas ce qui va arriver. En même temps, je fais confiance à la vie et nier cette confiance, c'est me nier moi-même. Je pense que si nous pouvons prévoir le pire, nous sommes aussi capables du meilleur.
Bon, tu n'acceptes pas l'idée que dans l'immédiat, spontanément, réflexivement, l'homme - ma foi - c'est bien.

L'homme est, et puisqu'il est, je préfère dire que c'est bien qu'il soit. Dans notre Histoire, il y a toujours eu de belles lumières brillantes dans l'obscurité. Une fois encore, nous revoilà dans le oui et le non. L'homme est bien et simultanément il ne l'est pas. C'est ! et je l'accepte.
Je repense à la discussion que nous avons eue. En se disant : nous sommes partis de là, les choses sont ce qu'elles sont et de toute façon, qu'elles soient fatales, objectives, c'est-à-dire nécessaires ou pas, elles sont ainsi. Très bien.

Donc, il faut tenir compte de cela. Mais d'un autre côté, il y a des choses que tu n'acceptes pas. Et pourtant, cela fait partie aussi de l'état des choses. Il y a des tas de choses que toi, subjectivement et viscéralement, tu ne supportes pas. Et tu es bien forcée d'en tenir compte.

Oui, mais toi aussi tu disais que tu as deux régimes.
Mais moi, j'en tiens compte.

Alors là, je t'ai eu, parce que j'essayais de t'attraper. Bien évidemment, en ce qui me concerne, je n'accepte pas cette involution. En même temps, la réalité c'est ce qui est, c'est la règle du jeu, il faut l'accepter. Mon acceptation n'est pas passive. Je cherche à comprendre les processus, afin de proposer une autre règle du jeu - prétention démiurgique certes - car nous sommes peut-être en échec, mais pas encore en échec et mat.
Oui et non parce que toi, tu parles de règle du jeu ! Moi, je crois qu'il y a un double régime. Tu peux opérer et faire les choses à un niveau qui n'est pas le niveau de la règle du jeu, du Grand Jeu.

La règle du Grand Jeu, c'est effectivement : les choses sont ce qu'elles sont. C'est autre chose que de considérer des raisons bien au-delà. Et puis, il y a un niveau où tu réagis parce que tu existes et que tu es comme ça.

C'est le niveau de l'affect, de l'humeur, des colères, des passions. Ce niveau-là existe, mais sans illusions. Je ne prétends pas changer le monde à travers cela.

Si je participe à un mouvement pour Sarajevo, ça ne va rien changer. Parce que vu d'un autre niveau, ce problème peut s'expliquer tout à fait autrement, en dehors des idéologies, etc.

Oui, mais peut-être que le seul vrai problème se résume ainsi : maintenant que nous avons fait l'état des lieux, qu'allons-nous faire ?
Il ne faut pas me regarder (rire). Nous sommes à un point de départ extrêmement primitif, et c'est vraiment la question qu'on me pose tout le temps. "Bon, c'est très bien ce que vous racontez. Vous pensez bien. Mais, qu'est-ce qu'on fait avec ça ?". Il n'y a pas de réponse à ça.

Oui, tu fais quand même partie des penseurs qui ont nourri cette prise de conscience...

Ça n'a pas de rapport ! C'est là où il y a radicalité. C'est dans le fait qu'il n'y ait pas de dépassement dialectique possible, de pensée praxis, de théorie praxis de tout ce dont nous avons parlé.

Avant ça fonctionnait très bien - enfin ça n'a jamais fonctionné très bien, mais l'idéologie voulait que cela soit articulé. Aujourd'hui, ça ne l'est plus, il y a déhiscence et il faut tenir compte de cela aussi.

Non ! Tu es forcé d'avoir un niveau de radicalité de pensée qui ne peut plus se traduire, aujourd'hui, par un niveau de radicalité de l'action. Même le terrorisme n'est même plus une action radicale.

Sinon, j'en serais. Il n'y a pas de choix, je ne vois pas de solutions. Même si je sais très bien qu'au niveau théorique ça ne marche pas.

Tu ne vois absolument rien ?
En terme d'action ? Non, sauf là où je sais que je peux agir, parce que je contrôle la règle du jeu qui est l'écriture et qui implique une sorte de message qui circule un petit peu...

Qui dit "écriture", dit "messages", et "lecteurs". Que fais-tu de tes lecteurs ?
Je ne contrôle pas mes lecteurs. Je ne contrôle pas tout ce qu'ils feront de ça et je n'y peux rien. Je ne me sens pas du tout responsable de ce que ça deviendra.

Ainsi je garde ma liberté, parce que je suis irresponsable de la façon dont ça peut être interprété - heureusement d'ailleurs, parce que si j'assumais la façon dont cela l'est, mon Dieu que je serais malheureux. Je fais là où je peux savoir ce que je fais.

C'est-à-dire qu'il y a un bref moment où, lorsque j'écris, je contrôle la nébuleuse des mots, des idées et la radicalité. Et ça ce n'est pas uniquement de la pensée, c'est aussi une action.

Et pourtant, tu viens de dire qu'après tu ne contrôles pas du tout le message. Cela n'exclut pas le fait que tu écrives pour les autres aussi...
Oui, c'est vrai, je suis assujetti au mode de propagation des choses aujourd'hui... J'écris bien sûr, parce que c'est une sorte d'acte et ensuite c'est fini.

Nous sommes dans un univers qui n'est ni pédagogique, ni instructif, ni vraiment communicatif, ce n'est pas vrai, mais complètement autarcique, où il n'y a que des particules...

Des particules que tu nourris alors !
Oui dans des milieux restreints avec lesquels nous avons des affinités, mais cela ne transforme pas le monde. Nous parlions de domaine collectifs. Heureusement pour eux, ils ont d'autres éléments vitaux.

Ça t'arrange !
Et comment ! Enfin, tu ne voudrais pas que les gens en soient réduits, pour apprendre à vivre, à lire ce que j'écris ? Lorsque tu écris, je ne sais pas à qui tu parles, mais cela ne s'adresse certainement pas à un public. Tu ne vises pas un autre particulier.

Tu écris et cela est un acte total. Je ne fais pas de mystique, mais c'est vrai qu'à un moment donné, tu peux écrire pour aller jusqu'au bout des choses, en sachant pourtant que là, tu ne seras même pas suivi.
Mais tu iras, parce que c'est la seule chose que tu ne te pardonnerais pas, si tu ne le faisais pas. C'est l'inacceptable dans son sens le plus fort.

Ce que cela devient, tu en es irresponsable. Non pas par facilité, mais parce que c'est ainsi. L'écriture dans ce sens-là, n'est pas du tout la communication.

Si tu fais de la publicité, tu parles pour être compris, pas de problème non plus si tu es engagé donc responsable, pour ceux qui parlent en terme idéologique et qui défendent une cause, le minimum est qu'ils soient responsables de ce qu'ils disent, puisqu'ils veulent le faire partager.

Moi non, ce n'est pas du tout une volonté de faire partager. Elle ne doit même pas être là. À un moment donné, si tu veux faire ton travail, tu dois être radicalement coupé du monde.

Ce n'est pas la forme directe de responsabilité, d'échange, de communication. Je n'y crois pas et je ne me fais aucune illusion là-dessus. Que ça puisse toucher par une autre voie, comme celle, assez secrète, des couleurs, des choses, des lumières, mais ça ne se partage pas forcément.

Ça utilise un autre mode de passage. Et pour répondre à la sempiternelle question que pouvons-nous faire ? Et bien il n'y a que cela que je puisse faire en toute responsabilité et je l'assume. Et là, je ne me pardonnerai rien, et je ne vois pas pourquoi je ferais des concessions.

D'ailleurs, je n'en ferai pas ! Pour le reste, je peux concéder au monde d'être tel qu'il est. La règle du jeu est arbitraire, celle-là je peux l'accepter. Je sais très bien, qu'extrait du contexte, tout va devenir contresens, deviendra autre chose.

Mais ce n'est pas très grave. Si je me sentais responsable de ce que je dis, je souffrirais tous les jours quand je vois les absurdités qui peuvent se raconter dessus. Voilà, tu crées un événement insoluble en quelque sorte, et c'est tout ce que tu peux faire.

Après, les gens se feront les dents dessus. À partir de là, il se produira peut-être même des choses, mais ce sera sur un mode extrêmement complexe. Et tu ne pourrais pas du tout dire : "je m'engage, je vise tel objectif".

Je l'obtiens ou je ne l'obtiens pas. Ça, c'est dans l'ordre idéologique. Je ne méprise pas pour autant ceux qui font ça, parfois seulement, mais à priori non ! Après tout, c'est un autre mode d'action, un mode extrêmement naïf, qui repose lui-même sur cette euphorie artificielle : passer par une universalisation de la pensée et de l'action.

Moi, je ne crois pas à ça, mais au phénomène singulier de la pensée. Je ne crois pas du tout à l'expansion positive. Tu n'as qu'à voir le résultat de toute l'histoire du progrès, même intellectuel, et pourtant les gens y croient toujours, sinon ils ne travailleraient pas autant ! C'est Umberto Eco, disant au sujet de Berlusconi : "Mais ce n'est pas possible que les Italiens votent Berlusconi.

Enfin ce sont des cons, des veaux !" L'idée que les choses devraient se réaliser selon une règle morale inscrite dans les coeurs et dans les esprits, comme disait l'autre, c'est pour moi de la naïveté. D'ailleurs, à mon avis, c'est même pire que de la naïveté, c'est criminel.

Je dirais plutôt qu'il fait partie des gens qui subliment trop la réalité.
Oui, c'est un modèle de pensée qui substitue, une sublimation du réel. Il y a donc quelque chose à faire, qui peut être fait. Mais pas au sens de l'action, de l'engagement, du sacrifice, de la cause, etc.

Aujourd'hui, c'est un peu l'idée que nous avons de l'action, à travers le monde politique évidemment. L'écriture n'est pas le seul acte total, j'en parle parce que je suis dedans, mais je suppose que l'art et certains autres processus peuvent l'être aussi.

Je suis complètement optimiste à ce sujet, car je pense que cette possibilité-là est indestructible, qu'elle existera toujours. Pour la raison que nous ne pourrons jamais aller au bout, dans ce sens-là, elle existe.

Tandis que l'action vulgaire, que j'appellerai pathétique, c'est celle qui veut résoudre vraiment une situation, aller au bout de quelque chose, tout clarifier, rendre le monde transparent, faire que ça aille bien.

C'est à la fois une illusion et une intoxication. Alors que, dans ce sens-là, on n'ira jamais au bout de l'écriture, peut- être en est-il de même pour d'autres choses comme l'amour et la séduction, je n'en sais rien... mais ce sont des choses qui ne s'accomplissent jamais au sens définitif du terme, et c'est pour cela qu'elles sont, à mon avis, indestructibles.

Incessamment en devenir.
Oui, il y a une forme d'échappée belle perpétuelle qui ne tombe pas dans le filet de l'expansion. Partout, il y a des tentacules de modèles d'investissements politiques, intellectuels qui te sont proposés.

Et nous vivons tous là-dedans. Nous ne pouvons pas faire autrement. La plupart du temps, nous avons un mode d'existence qui n'est pas radical, mais vraiment banal.

Il y a, à mon avis, un autre niveau plus fatal et radical qu'il ne faut pas perdre de vue, et je ne crois pas à cette réconciliation existentielle, où l'on pourrait réunir une théorie et une praxis ensemble.

Je peux continuer à détester Mitterrand, et ainsi de suite, mais ce sont des affects vulgaires. Si je veux me passionner, je peux me blinder contre la politique française, le Rwanda, etc.

Je sais très bien in petto que je m'en fous, ce n'est pas ce qui m'importe. D'ailleurs, il y a un niveau d'analyse où les choses prennent un tout autre sens que celui au nom duquel tu t'insurges.

À un niveau, tu peux t'insurger, et à un autre, être d'une indifférence sublime par rapport à cela, en ayant un autre type de pensée. Je ne pense pas qu'il faille vraiment vouloir résoudre l'un au profit de l'autre.

On doit garder ses humeurs conjoncturelles et ses petites passions. Pourquoi pas, "c'est ainsi que les hommes vivent". Nous sommes heureux ou malheureux à un niveau, et à un autre niveau ça se passe autrement.

Une sorte de double commande ?
Oui, à mon avis, parce qu'il y a une part de jeu. Ce n'est pas de la schizophrénie. Non ! il y a un jeu, une forme d'ironie, dans les rapports entre les deux niveaux respectifs. C'est d'ailleurs très pratique et tu peux très, très bien faire une chose à laquelle tu ne crois pas.

Tu ne penses pas que moins on croit, et plus on peut mieux faire (rire) ?
Je suis tout à fait persuadé de cela. Nous sommes d'accord (rires). Les gens qui font de la gestion modelisée n'y croient plus. En fait, la seule chose en laquelle ils croient c'est que la règle est le modèle de gestion.

Quand on voit aujourd'hui la plupart de ceux qui font ce à quoi ils croient et la façon dont ils le ratent, on pourrait conclure que des gens parfaitement indifférents, agnostiques, étranges et étrangers auraient sans doute plus de succès.

On pourrait s'en servir. Ce serait une bonne hypothèse de départ et une vraiment bonne nouvelle. Mais peut-on y croire raisonnablement ? *


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