Jean
Baudrillard (suite)
Est-ce de la lucidité ou de l'indifférence que de
dire : "ce
jeu ne m'intéresse plus, il n'y a plus de règles et par
conséquent je n'y joue plus" ? Être un
modèle de
référence est un piège. Si tu en deviens un,
à ce
moment-là, il vaut mieux justement tout casser... Il est
vrai aussi que
ce que tu dis n'est pas un discours de vérité et donc
les autres
en font ce qu'ils veulent.
Quant à donner des règles d'action, je ne crois pas
qu'il y ait
de règles d'action qui puissent se déduire d'une
pensée,
aussi lucide soit-elle. Les règles d'action ne se fabriquent
pas dans
l'usine de la pensée.
Elles se produisent aux confluents d'une multitude de
modèles,
d'intrigues, de stratégies, d'idéologies...
Individuellement, tu
n'as pas de prise, tu as une déprise, une emprise
négative.
Tu ne peux pas dire : "Voilà, ceci devrait être !" Il
n'y a pas
de devoir agir, il n'y a pas de devoir être. Mais tu peux offrir
un
modèle de "réactions" où, dans le passage de
sujet
à objet, on ne joue plus, on est joué... Oui,
c'est bien
cela qui a lieu, comme ça l'a été pour bien
d'autres
cultures que la nôtre. Mais on ne peut y faire allusion sans
péril, ni suggérer une inversion ou une
réversion totale
de notre perspective. On ne peut que se contenter de l'offrir en
modèle.
En te voyant, je constate que ceux qui te lisent ne peuvent pas
percevoir,
c'est qu'il est possible d'être à la fois lucide et
épanoui... Oui, cela existe mais il n'y a rien à
en dire.
Je fais ce que je fais et je ne dis pas que c'est parce que je crois
en quelque
chose. Je ne crois en rien.
Mais, quelque part, c'est parce que je veux ou que je ne veux pas
quelque
chose. Et si je le fais, c'est sûr qu'il y a quand même
une forme
d'énergie ou de volonté, sinon je ne ferais rien du
tout.
Mais celle-là n'est pas théorisable en tant que telle,
ni
généralisable. Ce n'est pas un impératif
catégorique, ni moral, ni rien. C'est vrai que la
lucidité peut
être considérée comme une valeur
intellectuelle.
C'est vraiment une valeur réflexive, mais dans ce sens-
là
secondaire. Il n'y a pas de problème, cela fait vivre. Je crois
que ce
qui faisait le système de réactions en chaîne
philosophique
- c'est-à-dire qu'une conscience pense quelque chose,
analyse une
situation et qu'ensuite d'autres la prolongent, l'acceptent, y
croient,
produisant ainsi une volonté collective - a
été
brisé, n'existe plus.
Cette possibilité de généralisation
dialectique d'une
pensée, d'un système de valeur, etc., a
implosé. Nous
sommes dans une situation, où penser radicalement veut
dire être
dans un autre espace, une sorte d'hyper-espace. On peut flairer,
pressentir,
mais de cela ne va plus découler aucune règle...
Alors, par exemple, dans l'hyper-espace... ? Le terme
bonne nouvelle
m'embête, et il ne marche pas pour ça, parce que
"bonne nouvelle"
c'est euphorique...
Je suis ravie que le thème te fasse réagir, parce
qu'il est
fait pour ça. Ça oui !
Euphorie ne veut pas nécessairement dire surexcitation.
Lucidité ne signifie pas nécessairement
dépression, sinon
c'est entrer dans un état de "tout va mal"
complètement
nihiliste. Mais je ne suis pas non plus là-dedans.
Lorsque toi,
tu dis tout cela, tu es enthousiaste et c'est ton énergie
propre. Tu ne
peux pas dire que tu puises cela dans l'air du temps.
Tu dois admettre que ton enthousiasme à toi est
parfaitement original,
singulier, exceptionnel, dans un sens c'est une valeur. Si tout le
monde
était enthousiaste dans un monde euphorique, je
crèverais.
D'ailleurs d'une certaine façon notre monde est aussi
euphorique. C'est
l'euphorie de la performance, de l'action, etc. C'est même
comme
ça qu'il nous rend dépressifs, qu'il induit son
contraire...
Si par euphorique, tu veux dire "bien-être" d'accord. Mais,
est-ce que
tu acceptes qu'on puisse être enthousiaste et lucide
? Oui, mais
qu'est-ce que ça veut dire enthousiaste ? Enthousiaste de
quoi ? Il n'y
a pas d'objet à ton enthousiasme. Sinon le fait de la
lucidité
elle-même, de savoir ce qui se passe, où tu en es,
etc.
Disons l'enthousiasme d'être vivant dans la vie. Tu
veux me
faire dire : "Oui, je serai toujours bouleversé par un
désert
américain, par un opéra de Monteverdi...". Mais
lorsque tu dis
ça, cela devient ridicule, parce que c'est faire la panoplie de
tes
jouissances...
Mais, c'est toi qui le dit... Bien sûr que je pourrais
toujours
le dire, je n'ai pas de problèmes, je ne vais pas nier ces
choses-là. Mais là, il est question de savoir s'il
existe un
mode, une modalité sur laquelle puisse fonctionner en
quelque sorte un
mythe collectif.
Quelque chose qui ne soit ni de type esthétique, ni
subjectif, etc. En
jouant sur les mots, effectivement, il n'y a aucune cause qui
m'intéresse. Par contre, en ce qui concerne tous les effets
possibles,
même les plus pervers, alors là je suis
enthousiaste.
La lucidité consiste à voir qu'il n'y a plus de
causes, plus
de causalité, il n'y a que des effets. Il n'y a plus aucune
cause,
dans le sens idéologique non plus, pour laquelle aujourd'hui
je
partirais, en terme de se vouer à quelque chose, avoir un
objectif, une
détermination.
Non ! La lucidité est fondée sur ce lieu vide, sur
l'indétermination. Quelque part, je ne suis pas dans cet
univers-là, et cela me donne, à la fois - à
moi ou
à d'autres - la possibilité de reprendre mes billes,
de revoir
les règles du jeu, etc.
Ce point de vue individuel pourrait peut-être servir de
modèle
? Idéalement pourquoi pas ? Je veux bien.
Voilà une bonne nouvelle ! Ne te fais pas plus
d'illusions que
je ne m'en fais. Concrètement qu'est-ce que tu vois dans cet
ordre-là ? Je vois moi dans cet état de chose - que
tu ne peux
sauver en terme de critères traditionnels - une ironie
fantastique, une
situation incroyable, au sens propre.
C'est-à-dire qu'on ne peut plus y croire, qu'elle n'est pas
crédible. Cela dépasse l'imagination. Alors
évidemment,
cela devient une espèce de surréalisme intellectuel
qui fait voir
ce monde comme ahurissant dans sa vulgarité la plus
ordinaire, dans sa
banalité totale.
Il est ahurissant, parce qu'on se demande comment cela est
possible et
jusqu'où ça va pouvoir aller. Et cela éveille
une
curiosité intense et c'est un objet de pensée, c'est
vrai.
C'est presque un objet d'émerveillement, mais
d'émerveillement
ironique. Dans ce monde-là, même le pire est
merveilleux, y
compris toutes les saloperies qui s'y passent...
On se dit toujours : comment cela peut-il prendre un tel cours ?
Comment cela
peut-il avoir lieu ? Et en même temps, rien n'a lieu. Cela
reste un
mystère.
Je veux bien que le mystère soit lié à
l'enthousiasme, ou
l'enthousiasme au mystère. Ce n'est pas une
révélation, ni
un enthousiasme où il y aurait une
révélation, comme le
mystère d'Eleusis ou je ne sais quelle autre incarnation.
Là, c'est un mystère d'un autre ordre, celui du
contresens de ce
monde et de son anomalie totale. Je dois dire qu'intellectuellement,
c'est une
sorte de ressource inépuisable, parce qu'elle est
insoluble.
La révélation peut être aussi la prise de
conscience, de
se dire que le monde n'est que le reflet de ce que nous sommes, que
tout est
relié, et que pour le meilleur comme pour le pire, nous
sommes
coresponsables. Là, je ne marche plus ! Tu veux
absolument
retrouver une responsabilité et sauver la mise. C'est trop
beau, trop
facile, même si cela a l'air difficile : "Je prends sur moi",
etc.
Effectivement, on peut reprocher à l'autre point de vue - qui
est
peut-être le mien - l'irresponsabilité. Tant pis, je ne
le prends
pas en compte ! Revenons à cette donne.
J'en parlais récemment, au sujet de Berlusconi, en disant :
finalement,
une des possibilités, une des perspectives, ni heureuse, ni
malheureuse
mais plutôt éclairée, est de dire que les
choses sont ce
qu'elles sont, ni plus, ni moins.
Si Berlusconi est au pouvoir, c'est que tout le système veut
aujourd'hui
que cet homme-là y soit. Il faut partir du fait qu'il est
là, et
non chercher à dire : "Il ne devrait pas y être et je
devrais
m'engager contre", etc.
Responsabilité peut signifier autre chose que
culpabilité et
contrainte. C'est la question de confiance : Est-ce qu'il y a
un
fondement sur lequel, en tout état de cause, tu peux
t'appuyer en tant
que sujet pour analyser le monde, dans une perspective meilleure?
Toi, tu dis:
"Cela pourrait être meilleur et devrait pouvoir s'arranger,
d'une
façon ou d'une autre". Je ne suis pas pessimiste, mais le
"ça
devrait pouvoir s'arranger" m'est complètement
étranger. Au fond,
cela m'est égal que les choses s'arrangent ou pas. Il y a
peut-être là une forme de nihilisme. Mais cela est
personnel
et subjectif, c'est ma névrose personnelle, et elle existe.
Par contre,
au niveau de l'analyse, la même mise en jeu veut dire que je
ne me
considère plus comme sujet.
C'est-à-dire, il est vrai que quelque part, si je fais
l'analyse lucide
de quelque chose, c'est parce que je ne suis plus sujet, que je ne
fais plus
entrer tous les espoirs, toutes les croyances, etc., que j'ai par
ailleurs,
comme tout le monde.
Alors tu te retires? Ce n'est pas que je me retire, je
disparais. Ce
n'est pas la même chose, je ne retire pas mon épingle
du jeu, je
ventile. Je deviens en quelque sorte objet.
J'essaye de rentrer là-dedans comme dans un cycle de
choses qui
tournent, mais sans position de sujet, j'essaye de devenir objet,
d'être
chose parmi les choses. À ce moment-là, chose
parmi les choses,
tu peux essayer de dire ce qu'elle est.
Donc, évidemment il est difficile d'extraire de cette
solidarité,
qui n'est ni idéologique, ni politique, une action, un
comportement
conscient ou officiel. C'est comme cela que la pensée
fonctionne.
Tu ne vas peut-être pas être d'accord avec moi,
mais ce que tu
dis, rejoint la métaphysique de tous les grands mystiques.
D'Ibn El
Arabi, à Khrisnamurti, en passant par
Jésus. Tant mieux !
Mais que veux-tu que je te dise (rires) ? C'est bien possible,
pourquoi pas ?
Mais ça m'est égal que cela rejoigne, par exemple,
les
philosophies orientales ou quoi que ce soit. Je les connais un peu
mais pas
assez.
En tous cas, même s'il est vrai qu'il y ait un rapport, je ne
peux pas le
prendre en compte, pour moi ce n'est pas une
référence. Parce que
ce que je voudrais obtenir, c'est le même diagramme
d'interprétation dans ce monde-ci.
Une autre culture, je ne la connais pas. Je n'aurai jamais la
vérité sur une culture orientale ou sur une
société
primitive. La seule culture à laquelle je puisse
éventuellement
m'affronter, pour au moins déblayer un certain nombre de
choses, c'est
celle-ci.
Je veux le faire ici et pour cela je suis forcé de me couper,
même
des pensées qui disent la même chose, c'est bien
possible, mais je
ne dois pas en tenir compte. Y a-t-il une bonne nouvelle quelque
part ? Bien
sûr qu'elle a existé, sans doute a-t-elle toujours
existé.
Sans doute est-elle même indestructible. Mais cela reste
à
l'état d'hypothèse. Je ne le factualise pas. Je ne dis
pas : "Il
y a un fond indestructible essayons de le retrouver".
Non ! en même temps, il est perdu, et tu dois l'accepter
comme perdu dans
ton propre contexte. Ce n'est pas pessimiste du tout, ni
dépressif. Mais
cela n'est pas non plus spontanément euphorique.
Il y a quand même de toutes petites difficultés... Et il
s'est
passé, dans cette culture occidentale, dominante, une forme
de mutation
qui tend à faire échec à toute cette
pensée-là, à rendre irréversible un
mode de
comportement de dé-réalisation des choses, auquel
nous avons
à faire - évidemment nous l'exportons, et à
présent
cela vaut pour tout le monde.
Il n'y a plus de fond, de fond de patrimoine anthropologique d'une
pensée, d'une sagesse, d'un temps cyclique. Tout cela a
véritablement été mis à sac.
Oui, mais ce sentiment d'être allé au bout de
tellement de
choses, d'être parvenu au bout du temps, c'est vraiment une
situation
nouvelle qui procure un sentiment de
liberté. Justement cette
limite-là est originale. Et c'est là où
j'opère.
Nous sommes d'accord pour dire que parallèlement, il y a
des
organismes très sains qui émergent. Des jeunes gens
qui n'ont pas
plus de vingt ans et qui, malgré le constat de l'état
des lieux,
sont là dans la vie, vivants, agissants, ni amers, ni
morbides. Ils ont
compris l'interdépendance du tout, ils savent qu'une chose
ne va pas
sans son contraire. Pour eux, il y a aussi de bonnes et de mauvaises
nouvelles.
Pour eux, fort heureusement, tout reste à faire. L'espoir est
là
! D'ailleurs, j'ai constaté qu'il suffit que les gens soient
amoureux,
pour que tout devienne beau et gai... Ah oui ! Cela peut
même
arriver aux vieux (rires).
Donc, ça peut arriver à tout le monde. L'amour
aussi est
là, n'en déplaise à ceux qui ne veulent pas en
parler.
L'amour est une donnée en positif, pas en négatif. Je
dis que
d'un côté ça va mal, et que de l'autre ça
va bien.
C'est et ceci et cela. Oui et non. C'est exactement le
discours que
tient Balladur en ce moment - enfin, je ne veux pas faire l'analogie
: "Voyez
la France est un beau pays qui fonctionne relativement bien. Qu'est-
ce que
c'est que ce ressentiment collectif ?" Curieusement tout
fonctionne
relativement bien, mais les gens, même les jeunes, quoi que
tu en dises,
n'ont pas vraiment l'air tellement enthousiastes.
Ils ont quand même du mal à s'y retrouver, à
faire la
preuve qu'ils existent, et cela n'est pas facile. Ils ne sont pas du
tout dans
la même situation où nous étions.
Ils n'ont plus exactement les mêmes possibilités de
rupture parce
que d'une certaine façon, l'ensemble est mou. Et les jeunes
comme les
vieux sont un peu phagocytés.
Effectivement, tu peux tabler sur l'énergie luminale
des
jeunes... Tu te fais une mystique de l'amour, c'est bien, mais si tu
vois les
choses collectivement, cela ne fonctionne pas ainsi, tu comprends
?
Ils ne vont pas mal parce qu'ils manquent de tout, comme en
situation de
pénurie ou de faim. Parce qu'avant, une multitude de gens
allaient
beaucoup plus mal qu'aujourd'hui, et ils avaient des raisons
objectives
à cela.
Maintenant, paradoxalement les gens vont mal alors que les
conditions
objectives sont relativement moins pires qu'avant. Pourtant, ils
vont
effectivement mal.
Donc, cela prouve que cette recherche du bonheur, du bien-
être, de la
démocratie est une impasse. Nous sommes en train de
frôler la
limite de ces choses-là.
C'est intéressant, parce que le fait que les gens aillent mal
n'est pas
un constat définitif, ça ne veut rien dire en soi. Il n'y
a pas
à faire de bilan du bonheur ou du malheur.
La question est : est-ce qu'un système est en train de
s'engorger, de se
détruire lui-même, etc, entraînant tout le
monde dans son
orbite? Il faut bien voir que nous sommes les jouets d'une chose
dont nous
avons perdu le contrôle.
Avant, les valeurs d'espoir étaient toujours fondées
sur les
conditions objectives, sociales et politiques. Dans cette
perspective-là, cette hypothèse favorable est
court-circuitée par le fait qu'on a déjà un
état de
choses objectivement favorable et que, malgré tout, le
cours des choses
est défavorable.
Oui, aujourd'hui nous sommes dans la remise en question de
toutes les
valeurs, modèles, etc. Et je perçois cela comme une
excellente
nouvelle, que les demeures mensongères soient abattues,
ainsi que toutes
ces illusions préfabriquées d'un schéma
mental
défectueux qui, en se cassant la gueule, nous laisse en face
de
l'inconnu, de l'indéterminé. Je crois que
là-dessus, nous sommes d'accord !
Suite
|