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LA NATURE CENSURÉE

Cette fin absurde a connu de longs débuts. La civilisation de la machine et le fonctionnement du marché ont libéré les gens des formes anciennes de contrat social, mais ont détruit le fondement sacramentel de la société. Les arts, luttant pour accomoder la vision humaine à cela, ont dû rejeter l'académisme, la rhétorique et la sentimentalité bourgeoises, qui faisaient partie du nouvel ordre matérialiste en cours d'émergence à travers le XIXe siècle. Mais les efforts d'adaptation à la déshumanisation croissante des relations sociales ont poussé les artistes dans un désert nihiliste, où ils étaient menacés par une cohérence défaillante et, dans certains cas, immolés par les forces même qu'ils cherchaient à exorciser et à condamner.

La profondeur véritable de la crise ne fut pas apparente avant l'émergence d'oeuvres comme Les Fleurs du Mal de Baudelaire en 1857, et les dernières oeuvres de piano de Franz Liszt écrites dans les années 1880, et qui présentent un caractère squelettique. Il faut attendre le XXe siècle pour que les nouvelles possibilités de langage artistique suggérées par des oeuvres de ce genre, atteignent leur plein développement; mais ces oeuvres parlent aussi d'un univers moral où les valeurs pourraient être non pas transvaluées, mais plutôt dévaluées (Nietzsche, 1844-1900, avait envisagé la transvaluation des valeurs comme un moyen de renouveau moral; quand il utilisait cette expression, ce n'était pas une formule en faveur du nihilisme). Alors, seuls les hommes les plus spirituellement autonomes auraient quelque espoir de survie.

Tel est le fléau qui a tourmenté le développement de l'art au XXe siècle: d'une part, l'audace, l'inventivité et le véritable courage de tenter la mimesis dans une société chargée de pressentiments d'une atrocité sans précédent; de l'autre, le risque de perdre toute notion du bien tandis qu'on essaie d'objectiver et d'exorciser le mal.

Charles Baudelaire (1821-1867) nous a conduits tout droit à ce dilemme en se faisant le champion élégant d'un monde d'artifice humain. Ce grand poète du dégoût, rongé par les acides d'une sophistication urbaine récente, présageait de la fuite devant la nature, tellement à la mode à notre époque:

"Nous verrons que la nature n'enseigne rien, ou presque rien, c'est-à-dire qu'elle contraint l'homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l'atmosphère. (...) Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, (...) vous ne trouverez rien que d'affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, (...) est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle. (...)Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité; le bien est toujours le produit d'un art(15)."

Avec une élégance hautaine, Baudelaire nous sert un sophisme commun au XIXe siècle - "la nature crocs et griffes dehors" - la jungle terrifiante de l'esprit de compétition qui existait, ironiquement, non pas dans la nature, mais dans la société des hommes qui luttent pour leur survie au milieu des créations artificielles de leurs nouvelles cités industrielles.

La censure de la nature a une longue histoire. Même Socrate passe pour avoir dit qu'il séjournait à Athènes parce que la campagne ne lui enseignait rien; il apprenait davantage auprès des gens. Mais une technologie qui nourrit l'illusion qu'on peut se passer de la nature est un phénomène moderne. Associée à cette vision baudelairienne que le monde naturel est une sorte de réservoir de péché originel, elle a entraîné quelques répercussions extrêmes dans les arts.

Parmi ceux qui se sont prononcés en faveur d'un art qui célèbre les univers purement mentaux et techniques, on compte en grande majorité des théoriciens et des hommes qui pratiquaient les arts plastiques - Futuristes, Suprématistes, Néo-plasticiens et Puristes - dont les affirmations exercent leur influence encore aujourd'hui. Leur rejet de l'expérience et de la nature balayait un vaste champ: depuis un dédain platonique pour les sens, une vénération pour la structure mathématique et formelle de la conception humaine, jusqu'à un optimisme pour la machine, croyant naïvement que la machine pouvait améliorer la nature et libérer la plénitude du potentiel imaginatif de l'humanité.

L'artiste le plus célèbre, et peut-être le plus doué, engagé dans ces théories anti-naturalistes fut Piet Mondrian (1872-1944). Au début de sa carrière, il avait été un peintre de la nature, à la qualité expressionniste puissante, mais son purisme croissant l'entraîna dans un voyage intérieur où il s'éloigna de son attitude première ainsi que de tout ordre naturel. Figure de proue dans le mouvement de De Stijl, fondé en Hollande pendant la Première Guerre mondiale, il en partageait les aspirations pour la pureté, l'harmonie, la netteté et la clarté dans l'abstraction. C'était une esthétique austère qui puisait ses racines dans le calvinisme hollandais :

"Pratiquement le premier acte des premiers calvinistes fut de détruire les images du culte dans leurs églises... Les artistes du groupe De Stijl... invoquaient des raisons semblables pour bannir toutes les représentations de la nature: toute représentation d'un objet naturel était pour eux une déformation de la pureté divine des lois de la création. L'abstraction était le seul moyen de maintenir leur foi dans les valeurs universelles (Mildred Friedman (ed), De Stijl: 1919-1931, Visions d'Utopie, Phaidon, Oxford, 1982, 13)."

Pour Mondrian, comme pour Platon, la nature était une copie inférieure d'un original essentiel et superbe. Seule une image pure, géométrique pouvait révéler la nature morale et spirituelle de l'existence, qui était aussi l'essence de l'art:

"On peut exprimer ce qui fait notre essence même par des éléments de construction neutres; c'est-à-dire que nous pouvons exprimer l'essence de l'art ." (Piet Mondrian cité par Harold Osborne dans Abstraction and Artifice in Twentieth Century Art (Abstraction et Artifice dans l'Art du XXe Siècle), Clarendon Press, Oxford, 1979, 141)

Mondrian prédisait une technotopie esthétique où les formes organiques ne joueraient aucun rôle dans l'inspiration de l'art :

"Il serait illogique de supposer que l'art non-figuratif restera stationnaire, car cet art contient une culture de l'usage des nouveaux moyens plastiques et de leurs rapports entre eux... Cette conséquence nous porte, dans un avenir peut-être éloigné, vers la fin de l'art envisagé en tant que chose séparée de notre milieu environnant, ce qui est la véritable réalité plastique."

L'environnement de l'artifice supplanterait les environnements duels de la nature d'une part, et de l'art d'autre part, créant une nouvelle "réalité plastique" de pureté platonique et de formes platoniques abstraites: "une atmosphère qui ne serait pas seulement utilitaire ou rationnelle, mais également pure et complète dans sa beauté."

LE DÉCLIN VERS L'ARTIFICE

Ce qui est dommage dans cet idéalisme fervent, c'est qu'il était implicitement dirigé contre la nature en tant que monde de beauté elle-même. L'intérêt porté aux formes platoniques ultimes est une tentative pour échapper à la confusion de l'expérience et au fait que la nature est - et il n'y a rien là d'une conception naïve - rationnelle. En termes pratiques, cela a abouti à l'abstraction géométrique, tant dans l'art que dans l'architecture, créant quelques-uns des milieux environnants les plus stériles et les plus ennuyeux de l'histoire humaine (le groupe Bauhaus en architecture, également porté sur un idéalisme élevé et de fortes tendances géométristes, entretenait des liens théoriques puissants avec De Stijl).

Il n'est pas question de mettre en doute l'intégrité esthétique de gens comme Mondrian dans la première vague de la théorie avant-gardiste, et dans le meilleur de leur oeuvre ils s'attachent à la représentation de la beauté et de la tranquillité. Mais leur rejet du monde "extérieur" en état de confusion a donné une crédibilité esthétique à cette attitude de fuite devant la nature, ce dont ils n'auraient guère pu imaginer toutes les conséquences, puisque leur vie s'est déroulée avant la prise de conscience générale de la rupture écologique dans toute son ampleur. Il revient à notre époque d'évaluer avec moins de sympathie l'influence immense qu'ils ont exercée sur l'art et l'architecture, d'y relever l'idéalisme déplacé et naïf qui en est l'essence - interprétation erronée du fait que même le géométrisme le plus ésotérique sous-jacent, par exemple, à la construction d'un temple hindou, revêt la chair des formes organiques et figuratives afin que l'essence divine soit manifestée selon les termes du monde vivant. Nous pouvons à présent considérer comme une ineptie la croyance qu'ils avaient selon laquelle l'humanité pourrait vraiment élaborer des états physiques et psychiques indépendamment de la nature, de ses formes et de ses exigences.

Toutefois, leur idéalisme apporte une note de fraîcheur, comparé au nihilisme cynique de l'avant-garde qui a suivi. La répudiation de la nature continuait, mais elle comportait un côté mercenaire. À mesure que les vagues d'avant-gardisme ont déferlé sur l'art, celui-ci est devenu inévitablement moins "avant", et a représenté des valeurs toujours plus réactionnaires et plus commerciales. Ce qui avait débuté sous l'enseigne d'un idéalisme élevé a parfois dégénéré en coûteux et stupides divertissements pour la bourgeoisie contemporaine, dont les papilles sont si blasées par la nouveauté, qu'elle ne peut guère goûter la différence entre une originalité significative et un banal opportunisme.

Que des idées neuves et pertinentes puissent dégénérer en stupidité et en dogme, c'est ce qu'a bien reconnu l'un des idéalistes les plus grands et les mieux inspirés de la première avant-garde, Wassily Kandinsky :

"Progressivement, la nouvelle valeur conquiert l'homme. Et quand des hommes en grand nombre ne mettent plus en question cette valeur, indispensable et nécessaire aujourd'hui, elle se dressera alors comme un mur contre demain (Wassily Kandinsky, On the Question of Form, "Sur la Question de la Forme", dans Wassily Kandinsky et Franz Marc (eds), The Blaue Reiter, New Documentary Edition, Thames & Hudson, Londres, 1974, 149. (Écrits complets. 1. La forme, Denoël, 1970)."

Or, c'est la nouveauté superficielle, plutôt que la nécessité profonde, qui est à l'origine de nouveaux effets artistiques, pour la même raison que les constructeurs automobiles changent les détails superficiels de tas de ferraille. Chacun crée une illusion de progrès et de valeur là où, en fait, il n'en existe aucune. Cet état des choses n'a pas été modifié par la dislocation du monolithe théorique du modernisme qui a évolué en une phase de postmodernisme, plus éclectique. Depuis vingt ans, on voit s'afficher de la façon la plus flagrante quelques-unes des relations entre le contenu de l'art et la corruption du commerce. Selon Mario Amaya, le Pop' Art était censé être:

"Populaire, anti-conformiste, jetable, drôle, sexy, accrocheur, sensuel, peu coûteux et produit en série. Young and Big Business (Un jeune et énorme marché N.D.L.R.) ."(Mario Amayo, cité par Edward Lucie-Smith dans Late Modern (le Moderne Récent), Thames & Hudson, Londres, 1969, 139)

C'est une recette qui pourrait être utilisée pour décrire tout bien de consommation courant. Quand il s'agit d'exprimer une signification ou l'universalité, cet art est impuissant. En décrivant l'oeuvre de "l'artiste" français Yves Klein, un critique a écrit qu'il se contente d'enregistrer "la réalité sociologique sans aucune intention de controverse". Il n'y a pas de place pour les préoccupations humaines dans ce milieu (En français dans le texte) d'une banalité figée.

La variété kaléidoscopique - quoique essentiellement uniforme - de l'avant-garde ultérieure est illustrée par Andy Warhol (1930-1987), original charlatan et imprésario du consumérisme, qui confessait, peut-être avec ironie, qu'il voulait être une machine fabriquant, non pas de l'art, mais des produits industriels. Dans ses célèbres images pop, on trouve la boîte de conserve de soupe à la tomate, et des rangées de bouteilles de Coca-Cola juxtaposées. Qu'il exprime, ou non, dans ces productions un commentaire satirique sur la culture de supermarché, leur effet réel est d'anesthésier le consommateur de la production de masse et de justifier la banalité. Il se peut que cela nous amuse, mais du fait des urgences qu'il nous faut affronter, si cette culture de bazar nous amuse, cela fournit-il une base esthétique assez solide pour construire un avenir écologiquement possible?

Avec l'émergence du postmodernisme, apparut aussi un mariage chic entre les valeurs monétaires et l'art. Dans une phase de son oeuvre au moins, David Hockney (1937-) représente cette phase "monétariste" de l'esthétique. Son immense célébrité, en tant que peintre de baigneurs et de piscines, n'est pas due à une intuition profonde quelconque, mais au fait qu'il a touché une fibre de l'aspiration "yuppie". Ces oeuvres, un rien cyniques, élégantes, dans un climat de détente, et tout compte fait superficielles, expriment le désir de fuir la réalité qui a affecté récemment la nouvelle bourgeoisie; hôtes privilégiés dans une culture de banlieue, qui, pour payer le prix de leur confort, dépouillent la planète d'une grande partie de ses ressources.


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