Michel Cassé Astro-poète
"Ayant vécu comme science, je me résoudrai en poésie."
"La littérature, dit Nabokov, est née le jour où un jeune
garçon a crié `au loup, au loup', alors qu'il n'y avait aucun
loup derrière lui."
L'astronomie a surgi de la dune, non de l'imagination fertile d'un savant
philosophe, mais bel et bien de l'esprit d'observation de quelque nomade
illettré, sans aucune autre ambition qu'un bol de lait et une
poignée de dattes, à moins que ce ne soit de l'esprit
d'orientation de quelque pêcheur aux mains caleuses, ou de quelque
marchand intrépide. Le pas des bergers et le sillage des chaloupes
s'inscrivirent dans les constellations. Et se guidant aux étoiles,
l'esprit du voyageur survécut au voyage.
Ce que l'horloge est au temps, la grille de coordonnées le devint
à l'espace. Et la distance devint nombre aussi bien que le temps. Le
calcul put offrir aux hommes un second oeil, plus lucide que l'oeil du voir.
L'astrophysique naquit lorsque Galilée, pointant sa lunette vers la
Lune, y vit des montagnes. Selon son propre dire, la Lune est terreuse. Il est
tentant d'inverser la proposition et de dire que la Terre est céleste.
Ce qui est ici, est comme ce qui est là-bas. Ce qui n'est pas ici n'est
nulle part.
Les lois matérielles du ciel sont celles de la Terre. Par
conséquent le ciel est intelligible. Les lois invisibles gouvernent le
monde visible, sur la Terre comme au ciel. Les forces furent exhaussées
au-dessus des choses, et les lois furent exaltées au-dessus des
forces.
Le destin de la tragédie grecque s'effaça devant l'ordre de la
nature. Les lois de la physique devinrent les nouveaux décrets du
destin. Le premier Newton unifia la physique de la Terre et du ciel. Maxwell,
le second Newton, montra que la lumière peut être décrite
comme une tresse d'électricité et de magnétisme. Einstein,
le troisième Newton, maria l'espace et le temps, et égala
matière et énergie. Weinberg et Salam, le quatrième
à eux deux, établirent l'identité formelle des
interactions électromagnétiques et faibles. La cosmologie,
école du Dehors, et la physique des particules, école du Dedans,
formèrent une seule et même école. L'ambition avouée
de la physique depuis, est l'édification d'une théorie unitaire
des forces maîtresses de la nature...
Au dire du physicien, les quatre interactions, forte, faible,
électromagnétique et gravitationnelle, n'en faisaient
peut-être qu'une à l'origine. Mais lorsque le nombre d'objets tend
vers un, le langage tend vers un zéro. La physique ne va-t-elle pas vers
son extinction, une extinction de voix?
À l'oeil sec des télescopes, l'Univers se présente
éparpillé et en fuite. En fuite sont les galaxies et elles
rougissent de vitesse. Sociétés d'étoiles, elles
s'éloignent d'autant plus rapidement qu'elles sont
éloignées. Quelle rage froide d'expansion a saisi l'Univers?
Qu'est-il advenu de l'être pour qu'il invente l'astrophysique, les
neutrinos et la matière noire? Et qu'elle est cette mer dont les
neutrinos sont le rivage?
Le big bang est si beau que je me permets d'en douter. Nous les
cosmologues, nous ne sommes pas les astrologues de la science. Nous voulons
servir la raison et non l'illusion.
Poètes et physiciens, vous avez même âme et mêmes
droits au ciel. L'unité du monde est poétique car l'homme
s'exprime avec des symboles.
La poésie et le vrai se confondent, et je déteste le mensonge. Le
vrai est poétique. L'illusion ne l'est pas.
Nous allons sur la Lune, mais Eschyle est toujours notre contemporain. Il y
avait le choeur chez les Grecs en lequel ils retrouvaient l'un et le multiple.
De même, l'Univers n'est qu'un outil pour faire que le spectateur se
regarde.
"Ce qui est mystique dit Wittgeinstein, ce n'est pas comment est le monde, mais
le fait qu'il est." Mais le physicien n'a nul besoin de savoir ce que signifie
être. Il décrit comment les choses se comportent. La science, de
fait, rapporte et coordonne mathématiquement le résultat de
l'observation. À bien y regarder, en effet, l'Univers ne donne que de la
matière et des situations. L'Univers n'a d'autres sens que celui que lui
donne l'humain. La science ne saurait résoudre dans le langage des
hommes les problèmes que son langage propre interdit de penser.
Ne cherche pas le salut dans la cosmologie. Elle n'offre rien, rien que des
images du plus grand. Si l'homme de science est seulement celui qui sait rendre
indispensable les produits de sa rêverie, je prophétise
l'échec de la cosmologie.
L'objet possédé comme en songe a toujours le visage du mensonge.
La nuit, pure apparente et source de rêverie, est terme relatif. La nuit,
c'est le jour vu de dos. Pire: le soleil des neutrinos ne se couche jamais.
Arme ton oeil invisible.
Ne crois, comme Pascal, que les histoires dont les témoins se seraient
fait égorger. Les métaphores fragiles et envahissantes, le
sentiment obscurément poétique et mythique de l'Univers, tu dois
les oublier, car la vérité du coeur n'est pas la
vérité du monde. L'hypothèse scientifique ne relève
d'aucun état d'âme. La relativité n'est pas une
mécanique passionnelle, même si on dit souvent qu'Einstein enfant
rêva de chevaucher la lumière et que ce rêve lumineux
fleurit en théorie. L'hypothèse, longtemps tenue en suspicion est
toujours révocable. L'esprit de finesse fuit la preuve pour la
présomption, le plausible pour le possible. Le physicien opérera
inversement, différents observateurs ont une perception relative de la
réalité. Tu substitueras au relativisme de la perception
l'absolutisme des lois. La poésie est l'absolu dans les
équations.
Examine la toile et l'habit du monde et médite sur l'univers-tisserand
et l'univers-tailleur.
Contemple ce que contient l'espace pour en établir l'inventaire.
Pèse le ciel et les étoiles pour savoir si l'Univers est ouvert
ou fermé, s'il se diluera indéfiniment ou s'il ira vers sa
renaissance. Et ton esprit s'infiltrera toujours plus avant dans la jeunesse
turbulente de l'Univers, jusqu'aux jours orageux de son enfance. Tu couperas
à travers bois vers le zéro du temps.
Après ta mort, ta volonté servira de guide aux nouveaux guetteurs
du ciel car l'astronomie est faite de mille vies d'astronomes. Un seul individu
interprète l'astronomie au sens de tous. Attachés à la
roue laborieuse de la science, ils tournent à l'unisson. Ils passent
leur temps à élever des théories et à les abattre,
à suer sang et eau dans l'exécution de mille projets, au bout
desquels ils n'embrassent que fumée, mais cette fumée est
lumière, cette fumée est équation. Les équations
qui ont un air aussi innocent que E = mc2 ne révèlent que
tardivement leur potentiel explosif. Les ouvriers en formules parlent en termes
identiques un langage immuable: le désordre est un ordre caché.
Il faut être pur pour les entendre. Ils n'ont d'autres ressources que de
rationaliser leurs échecs. Ils extraient les scories, et laissent l'or
des lois. Incapables de réfuter leur étrange idéal,
affligés de l'esprit de recherche, ils se noient dans la nuit pour
naître, alors que d'autres s'y enfoncent pour mourir. Ils ont
affronté mille échecs et n'en sont que plus humbles. La
fréquentation assidue des étoiles ne les a pas rendus pour autant
plus brillants, mais peut-être moins sombres.
Ô nuit qui loge tout en haut, là où les gens ne veulent pas
être dérangés; animal qui ne se nourrit que de noir et
d'argent, parle pour eux. Parle avec des étoiles.
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