Denys Trussell (suite)
L'ART EN TANT QUE CATHARSIS
De même qu'il permet à l'artiste, ainsi qu'au public, de
participer au processus de création qu'ils partagent avec la nature,
l'art est aussi un processus de clarification. C'est le célèbre
concept de la catharsis, la purgation de l'émotion par
l'évocation de la "pitié et de la terreur". Créer une
oeuvre d'art permet à l'artiste d'objectiver les sentiments qui ont
inspiré l'oeuvre; être le témoin de cette oeuvre, en tant
qu'émotion objectivée, permet à l'observateur de clarifier
les aspects vitaux du destin. Aristote a présenté la catharsis
dans sa Poétique, mais il a encore été mal compris.
On a laissé entendre que la catharsis est simplement un moyen comme un
autre de réconcilier les gens avec les cruautés et les injustices
de la vie auxquelles il vaudrait mieux résister. C'est une inepsie. Une
personne qui, au moyen de la catharsis, a acquis, du bien et du mal, une vue
objective "purgée", affranchie du sentimentalisme, est bien plus apte
à reconnaître les maux du monde dans leur ensemble, et à
agir contre eux, qu'une personne qui n'en serait pas là. Aristote nuance
soigneusement la catharsis dans le théâtre:
"La terreur et la pitié peuvent être suscitées par le
décor - le spectacle pur et simple; mais elles peuvent aussi surgir des
circonstances de l'action elle-même; ce qui est bien
préférable, et révèle un poète
éminent. Car la fable doit être construite de telle façon
que, sans l'aide de la vue, les incidents qu'elle rapporte éveillent
l'horreur et la commisération chez ceux qui l'entendent(Aristote,
Poétique, Livre de poche 6734 Classique)."
Ne pas donner dans l'horreur facile, ni dans la complaisance pour la violence
spectaculaire. Cela ne fait que nourrir les zones les plus sombres de notre
psychopathologie; et Aristote savait que cela n'aboutissait qu'à
obscurcir la conscience morale. La violence gratuite et le spectacle
médiocre - qui sont la marque de pratiquement tous les mélodrames
de télévision et films de second ordre - sont, dans une oeuvre
d'intégrité, tout à fait superflus. Cependant, la
suggestion d'Aristote est si mal comprise à notre époque, que
même des gens de lettres très cultivés peuvent commettre
l'erreur de rattacher à sa poétique les séries
télévisées nulles du style "tranches de vie". Rien
n'aurait pu être plus éloigné de son intention que la
prolifération de dérivatifs et de perversions qui
caractérise la majeure partie du divertissement de masse, et même
certaines oeuvres qui revendiquent la qualité d'art.
Le sensationalisme, cette drogue qui abrutit les consommateurs de
divertissements modernes, et les anesthésie en vue de l'acceptation de
l'Apocalypse, est loin d'atteindre l'intuition morale et l'objectivité
que suscite la catharsis. C'est l'ordonnancement honnête et artistique de
la compassion et de la terreur qui nous fait rechercher la signification dans
le cosmos, dans les affaires de l'humanité et de la nature; cela nous
oblige à travailler pour une société qui n'aura pas besoin
d'un dénouement apocalyptique.
FINALITÉ DANS LA NATURE: FINALITÉ DANS L'ART
Indiquer le sens : cela aussi a été une des tâches de
l'art. En dépit de l'affirmation, tout à fait impossible à
prouver, que l'univers n'a pas de signification, ni de finalité, l'art
et la nature nous font pressentir que, en fait, ils en sont chargés. Si
nous saisissons dans le concept de la Terre une grande entité qui
s'auto-régule, nous avons là un sens. Cela signifie quelque
chose, qu'une entité aussi vaste puisse être perçue comme
un processus resplendissant et unifié. Cela affirme quelque chose en
nous, qui devons aussi nous maintenir en tant que créatures stables et
unifiées. Percevoir dans le macrocosme ce que nous sommes en
nous-mêmes, c'est une véritable épiphanie - une
révélation que nous sommes un, et que nous faisons en même
temps partie d'un monde unique, d'un unique univers. C'est cette perception de
"l'un" - la texture continue et unifiée du macrocosme - qui constitue la
perception que partagent, dans une oeuvre d'art pertinente, l'artiste tout
autant que le public. La cohérence d'une telle oeuvre, quel que soit son
support ou sa forme, dépend de ce qu'elle détienne de la
gestalt - c'est-à-dire une suggestion que, dans l'oeuvre, il
s'agit de bien plus que la simple somme de ses composantes. C'est là le
corollaire artistique de l'intégrité, de la
complémentarité, que l'on peut trouver dans un
écosystème. En fait, l'art est une sorte
d'écosystème psychique et métaphysique qui défie,
en fin de compte, toutes tentatives de le disséquer d'une manière
réductionniste.
Dans la formation de l'intellectuel moderne, tout, de nos jours, tend à
gommer le sens de la gestalt. Le langage universitaire et professionnel
trahit cette attitude. L'emploi maladroit et fréquent de mots comme
"composant", "unité", "module", "digital" et d'innombrables autres,
présente un attrait banal, bien que séduisant, dans presque
toutes les disciplines. Cela a donné un jargon atroce - synthèse
entre sociologie, critique et science, au caractère
réductionniste - qui envahit maintenant de façon
stupéfiante quantité de domaines. Ce n'est pas là
simplement question de mode ou de hasard. Cela nous avertit d'une rupture
subtile dans notre perception de la réalité, d'une
prédilection pour voir, sentir et penser en termes de composants, d'une
mauvaise grâce syntactique à exprimer l'intégralité
nouménale qui donne sens aux choses, d'une volonté perverse de
réduire ce qui, après tout, constitue une énigme majeure -
l'existence - à une série discontinue de banalités.
UNIFICATION DES PERCEPTIONS
Dans une oeuvre d'art, c'est la gestalt qui en est, peut-être, la
finalité la plus profonde. Elle nous aide à unifier nos
perceptions et, en langage simple, elle donne sens aux choses, nous
protégeant par là, tel un bouclier psychique, contre l'entropie
spirituelle et sociale. Si l'art est puissant dans sa gestalt, comme la
nature elle-même, il devient source de renouvellement et de valeurs,
offrant une autre alternative à l'entropie menaçante. Mais l'art
qui est miné par l'entropie qu'il développe, se prête au
processus de la dissolution. Les avant-derniers balbutiements
désespérés de T.S. Eliot à la fin de The Waste
Land (La Terre désolée) reflètent un art de ce type:
"J'étais assis sur le rivage, En train de pêcher, la plaine
aride derrière moi, Vais-je au moins mettre de l'ordre sur mes
terres ? Le pont de Londres est en train de s'effondrer s'effondrer
s'effondrer."
Le poème se poursuit pour s'achever par la citation de fragments
littéraires d'une intensité poignante qui, explique le
poète, sont les "fragments dont j'ai étayé mes ruines". Le
dernier vers, "Shantih, shantih, shantih", invocation à la "paix qui
surpasse toute intelligence", est la bénédiction d'une âme
tellement minée par le désordre historique qu'elle porte en elle
autant de dérision que de béatitude (T.S. Eliot, The Waste Land,
"La Terre Désolée", Poèmes 1909-1962, Faber & Faber,
Londres, 1963, 79).
Les célèbres fragments d'Eliot - le texte de The Waste
Land - réunis comme une réflexion sur le thème de
l'expérience historique, font l'objet, dans tout le monde moderne, d'une
appréciation mêlée d'un profond respect de la part des
écrivains et de ceux qui enseignent les humanités. Bien que
publié en 1922, c'est encore une oeuvre clé dans la formation de
la conscience contemporaine. C'est là un symptôme de notre
condition. Nous nous identifions à son paysage de traditions
désintégrées, d'impuissance personnelle et
d'écologie mentale détraquée. Nous en arrivons là
parce que c'est notre paysage, une amère mimesis de notre
non-faire, de notre acceptation que le temps de la passion, de l'engagement, de
la signification et de la vitalité soit passé, qu'il ne puisse y
avoir de gestalt ni dans la vie, ni dans l'art.
Mais le poème The Waste Land, qui laisse entendre qu'on ne peut
échapper à ses propres négations, est la fin. Si nous
voulons vivre, le poème est une fondation sur laquelle il est impossible
de bâtir. Si nous voulons survivre, il nous faut élaborer une
esthétique plus vitale, une poétique plus intégrante que
ce qui apparaît dans ce discours haché d'un lettré
conservateur, profondément timoré, qui a trouvé sa place
dans l'imagination moderne, tout en travaillant comme employé de banque
à Londres(Eliot a travaillé comme employé dans le service
des transactions étrangères de la Lloyd's Bank, à Londres
de 1919 à 1925).
ART ET COSMOLOGIE
Tandis qu'il ne prêche pas (ou ne le devrait pas), l'art
inévitablement implique ou incarne une cosmologie. Les sujets religieux
de la peinture du Quattrocento ne nous imposent pas une vision d'un
monde dans lequel l'exploration dynamique et optimiste de la nature serait
devenue une passion unifiante. Mais la fascination de la Renaissance pour la
nature perçue dans son aspect matériel, et la place qu'occupe,
dans cette nature, une conscience transcendantale et angélique est
implicite dans le style réel. Les tableaux, tout en étant,
à un certain niveau, des représentations de leurs sujets - qu'il
s'agisse de la Sainte Famille, de l'Annonciation, ou de la
Crucifixion - sont aussi des révélations d'un cosmos
où l'humanité est en train de devenir un participant toujours
plus dynamique et actif dans un monde naturel intensément
détaillé. Cela, bien sûr, marqua le commencement de nos
ennuis actuels, mais maintenant notre exploitation est purement utilitaire.
L'ange a été métamorphosé en homme
d'affaires-scientifique qui détruit la substance de la nature, objet
d'une observation si passionnée à la Renaissance.
Le cosmos, tel que le suggère la succession des styles qui a
balayé notre époque depuis l'Impressionnisme, est
présenté, généralement parlant, comme un univers de
discontinuité. L'humanité n'occupe plus le monde naturel avec
confiance, mais elle s'est retirée dans les mondes abstrus de la
technologie et de la paranoïa, où ses propres créations
apparaissent de façon indistincte et menaçante, quelquefois
chargées de malveillance. La ville-machine géante du film de
Fritz Lang Metropolis est l'une de ces productions. Et dans certains
cas, l'art a eu recours à une sorte d'anti-cosmologie, un monde de
douleur, de silence et d'atrocité que l'on peut pressentir dans
quelques-uns des tableaux de Magritte, ou le théâtre de Samuel
Beckett. De telles oeuvres, n'ouvrent pas sur une dimension d'existence plus
vaste où l'humanité pourrait avoir sa place, et elles n'y font
aucune allusion.
DONNER SENS À LA VIE
La cosmologie et la signification s'interprénètrent l'une
l'autre. D'ordinaire, ni l'une ni l'autre ne sont explicites dans l'art,
à moins qu'il ne s'agisse d'un travail d'iconographie ou d'illustration
des plus simples, mais chacune des deux constitue son propre fondement
métaphysique. La signification existe parce que l'humanité en a
besoin, tout aussi sûrement qu'elle a besoin de nourriture. Les
pessimistes extrêmes du matérialisme peuvent bien croire qu'il
s'agit là d'une illusion, mais la vie n'est pas vivable sans elle. Dans
sa pratique de la psychiatrie, Carl Jung a constaté, à maintes
reprises, que la maladie psychologique ne pouvait être totalement
guérie dans un contexte dominé par l'absence de signification. Il
dut en arriver à la conclusion que les explications mono-causales,
positivistes, portant sur la situation difficile dans laquelle se
débattait le patient étaient inadéquates:
"Bien que les théories de Freud et d'Adler, soient bien plus près
du fondement des névroses que toutes les approches
précédentes du problème proposées par la
médecine, elles ne parviennent toujours pas à satisfaire les
besoins spirituels plus profonds du patient, étant donné qu'elles
s'occupent exclusivement des pulsions. Elles sont encore liées par les
prémisses de la science du XIXe siècle, et elles accordent trop
d'intérêt à ce qui est évident - elles donnent trop
peu de valeur aux processus du fictif et de l'imaginaire. En un mot, elles ne
donnent pas assez de sens à la vie. Et c'est uniquement ce qui a du sens
qui nous libère (C.J. Jung, L'Homme à la découverte de son
âme, Albin Michel, 1989)."
L'expérience esthétique est un aspect important de la
signification. La volonté de donner une forme esthétique à
la vie est un comportement instinctif et inné. L'humanité
ancestrale nous en a laissé une abondance de témoignages :
"Qu'il y ait eu un motif esthétique conscient ou non, il est vrai en
tout cas que l'homme le plus ancien que nous connaissions savait dessiner,
sculpter, ciseler, modeler, et qu'il l'a fait; qu'il était capable de
satisfaire un intérêt, à titre indépendant ou
utilitaire, dans une variété de formes, de dessins et de
couleurs; et que les choses qu'il a façonnées nous sont parvenues
en conservant un attrait esthétique après un laps de temps de 25
000 années ou plus (Melvin Raker, Bertram Jessup, Art and Human Values
"Art et Valeurs Humaines", Prentice Hall, New Jersey, 1976, 97)."
Chez l'Homo sapiens, l'expérience esthétique est un
attribut de la conscience qui imprègne la vie de l'espèce, tout
autant que la sexualité. Signification, gestalt, cosmologie et
dimension esthétique convergent dans une grande confluence de
conscience, qui prend corps à travers l'art.
Sans cette confluence spirituelle, il y a mort psychologique, et finalement
physique. Dans sa pièce En attendant Godot, Samuel Beckett ne
faisait que dire la vérité quand il présentait un groupe
d'hommes, dépouillés de toute notion de signification, venus de
nulle part, sans racines, dans l'incapacité de communiquer, passant
leurs journées à attendre un dieu/un symbole/une signification
qui n'arrive jamais. Mais cette vérité est si omniprésente
dans la pièce, que de la dire ne peut nous permettre d'accéder au
sens. C'est la plus noire des comédies, et elle engourdit le centre
vital de ceux qui la regardent:
"Vladimir : - Nous nous pendrons demain (pause). À moins que
Godot n'arrive. Estragon : - Et s'il vient ? Vladimir : -
Nous serons sauvés (Samuel Beckett, En Attendant Godot, Minuit,
1952)."
Mais nous savons tous que Godot n'entrera pas dans ce désert
existentiel. Et le seul arbre dans la pièce jouera le rôle, non
pas d'arbre de vie, mais d'arbre de mort. Ce sera le gibet. C'est la
dramaturgie des cendres. Un monde d'holocauste que ne sous-tend aucune valeur.
Le suicide est la seule issue pour Vladimir et Estragon, bien que subsiste un
doute quant à leur esprit de décision: auront-ils, ou non,
l'énergie même de se pendre?
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