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Au-delà de la fin

Jean Baudrillard
Philosophe et sociologue.


Les Humains Associés: Dans votre dernier ouvrage (L'Illusion de la fin ou la grève des événements, Galilée, Paris, 1992), vous parlez de ces phénomènes qui aujourd'hui nous touchent particulièrement, comme si l'histoire était devenue cyclique, comme si nous étions dans une dimension de totale reversibilité. Pourriez-vous nous en parler?
Jean Baudrillard: Oui, le livre l'Illusion de la fin est parti d'une désillusion, il pourrait aussi s'appeler "Désillusion de la fin" ou "La fin de l'illusion", enfin on peut tourner la chose comme on veut (rire); c'est-à-dire qu'il y a toujours eu une sorte d'espoir, d'espérance, de perspective sur: les choses ont une finalité, l'histoire a une finalité, le progrès, enfin toutes les valeurs, nous portent vers un accomplissement futur. Là, il y a une espèce d'utopie qui est vive, en tout cas dans la culture occidentale, et il m'a semblé que toutes ces finalités, toutes ces valeurs, on les avait déjà dépassées, que nous étions passés au-delà, que nous sommes au-delà de la fin.

C'est une situation paradoxale qui voudrait dire qu'au fond, toutes les utopies ont été en quelque sorte réalisées, l'utopie de la libération, l'utopie du progrès, l'utopie de la production massive, enfin l'utopie de l'information, etc. Tout ça est en place, et nous n'en voyons plus la finalité, parce que nous avons peut-être simplement dépassé la fin, nous sommes allés ou trop loin ou de l'autre côté. Nous nous trouvons dans un espace instable, où il n'y a plus exactement de règle du jeu. C'est-à-dire que la perspective linéaire du temps, la perspective de l'histoire ne fonctionne plus, et qu'il y a paradoxalement une curieuse réversion des choses, qui fait peut-être qu'étant allés au-delà, étant dans une sorte de vide de la finalité, de vide de la fin, tout revient sur ses propres traces pour les effacer.

C'est cela qui m'avait un peu préoccupé. Cela vient d'une situation très curieuse et il est difficile d'en parler justement parce que c'est comme un système qui se serait emballé, qui serait passé au-delà de ses propres fins, et en même temps avec une espèce de nostalgie de tout ce qui a été dépassé, de ce qu'on a laissé et qui est en quelque sorte perdu. On n'arrive pas à trouver notre fin, et en même temps, on l'a déjà dépassée. Nous sommes dans un état tout à fait paradoxal, qui se traduit je crois par une frayeur, une sorte de panique collective devant cette situation où tout est déjà arrivé, où les utopies sont réalisées, où en réalité nous sommes dans la désillusion totale. Il y a une forme de vertige rétrospectif qui nous fait redescendre l'histoire pied à pied, revenir sur nos propres traces, une espèce de récurrence vers... je ne sais pas jusqu'où, mais jusqu'à une origine introuvable. On voit bien aujourd'hui, partout la préoccupation de l'origine, de retrouver jusqu'au big bang, d'essayer de remettre en place le point zéro, d'essayer de savoir d'où nous sommes partis, pour savoir où nous sommes arrivés, ou plutôt où nous ne sommes pas arrivés.

J'ai l'impression qu'il y a une forme de réversibilité des choses, qu'en tout cas, nous n'étions plus dans la forme linéaire de développement, qu'il y a un mouvement peut-être pervers, je ne sais pas, qui est aussi propre à notre culture. Il faut prendre quelques précautions dans cette histoire de reparcourir les stades antérieurs pour peut-être essayer de les corriger, de les blanchir. Nous sommes dans une phase de blanchiment intense, de révisionnisme, et on a l'impression qu'on va faire la même chose avec notre histoire, reprendre tous ces événements violents, meurtriers, etc., et essayer de les corriger, d'en faire les procès ou de remettre les compteurs à zéro, pour repartir, je ne sais vers quelle autre histoire.

Alors, c'est cette chose-là que j'avais appelée "l'illusion de la fin", dans la mesure où, nous n'avons plus de fin, en fait, nous croyons et nous espérons que les choses vont finir, parce qu'au fond, si on arrivait à trouver la fin, ça voudrait dire que quelque chose a eu lieu, et si quelque chose a eu lieu et que cela prend fin, on a l'impression que plus rien n'a vraiment lieu, plus rien ne parvient à trouver son but, son objectif, sa fin, que toutes les choses sont un petit peu confuses. Mais cette illusion de la fin est à la fois une perte de l'illusion et une perte de l'utopie de la fin, on est forcé de se débrouiller avec un état transfini - c'est un terme que je ne maîtrise pas, il est mathématique - instable, hyper-réel. L'histoire elle-même, c'est-à-dire même le passé qui en principe a réellement eu lieu, se trouve reprise dans la même instabilité; il faut arriver à faire la preuve de ce qui a eu lieu. On voit bien ça avec les procès rétrospectifs de l'histoire, qu'est-ce qui a vraiment eu lieu? Y compris les questions posées sur la guerre, sur les camps de concentration, etc. Nous sommes obsédés par faire la preuve que le passé a réellement existé.

Si nous pouvions faire la preuve du passé, nous aurions encore droit au futur. Et la mémoire devient de plus en plus impalpable, nous sommes dans une société "sans mémoire"; nous avons de plus en plus de mémoires artificielles, d'ordinateurs, etc., et de moins en moins de mémoire vivante de ce qui a eu lieu, et du coup nous avons aussi de moins en moins de perspectives possibles. Le problème origine-fin, c'est-à-dire une linéarité, une continuité des choses qui permettrait d'en trouver le sens, c'est cela qui, en quelque sorte, nous échappe.

C'est une étrange sensation que l'on vit de retour vers le passé, où l'on voit les grands événements de notre époque être blanchis. Cela démontre quelque part que l'histoire est cyclique?...
Ah non! Non, non, ce n'est pas un cycle, ce n'est pas le retour d'un cycle, ce n'est pas une éternité qui se reproduirait. Non! C'est véritablement un retour en arrière. Ce n'est pas une régression non plus, parce que ça voudrait dire qu'elle est aussi linéaire, comme la progression. Nous ne sommes plus dans un temps linéaire, nous sommes peut-être dans un temps un peu chaotique, où il y a des récurrences, des turbulences, etc. Mais non, non, ce n'est certainement pas un temps cyclique, ce n'est plus le temps linéaire, continu et projectif de l'histoire traditionnelle.

Alors, sommes-nous encore dans l'histoire? De l'histoire il n'y a pas de définition, elle n'est pas aussi vieille que ça, il faut dire que les bases simplement théoriques de l'histoire ne sont vieilles que de quelques siècles. Peut-être que ces postulats ont cessé d'exister et, qu'à ce moment-là, c'est autre chose qui a lieu, c'est-à-dire une perte de polarité du temps, une forme aussi d'accélération. Il y a trop d'événements, et l'histoire n'est pas définie par des événements, elle se nourrit quand même d'enjeux événementiels et maintenant, avec l'information et les médias, l'événement est multiplié; il est lui aussi centrifugé et projeté dans une diffusion mondiale, il est immédiatement répercuté et immédiatement volatilisé aussi d'une certaine manière. Il perd son sens dans sa diffusion même; ça c'est l'effet médiatique, c'est un effet de disparition. L'information, contrairement à ce qu'on croit, est une sorte de trou noir, c'est une forme d'absorption de l'événement, de diffusion, de transmission, c'est l'événement à haute dilution, il perd sa concentration, donc son sens.

Pour qui les événements ont-ils encore un sens? Et cela nous y sommes confrontés tous les jours. Les événements actuels, Yougoslavie, guerre du Golfe, etc., tout le monde a su, a été informé, superinformé et en fait n'en a rien su, parce que la véritable expérience d'un événement, ou le véritable sens qu'on peut en tirer, échappe finalement à tout le monde, puisqu'il se dilue dans une forme d'information généralisée. C'est une des formes, presque chaotique de notre univers, il y a une sorte d'accélération, et l'histoire meurt par l'accélération même, par la centrifugation des événements. Elle meurt aussi par ralentissement, mais là c'est plus compliqué, parce qu'au fur et à mesure que cette information tombe dans la masse, elle fait masse elle aussi. Tous les messages que nous recevons font masse, au sens où ils deviennent une forme de déchets inertes que nous n'arrivons plus à traiter ou à recycler... (rire).

Nous avons l'impression que l'information est fluide, qu'elle passe par des réseaux, qu'elle circule, c'est sa définition. Mais en réalité elle tombe, et là où elle tombe, elle reste, parce qu'elle n'est plus transfigurée, métabolisée, etc. On parle de déchets industriels évidemment, et matériels, mais il y a un énorme déchet informatif, communicatif, informationnel, qui est aussi une masse inerte, c'est une force d'inertie en quelque sorte, qui pèse sur l'événement même. Alors, soit par accélération, soit par inertie, l'histoire a bien du mal à passer au travers, au sens où elle ne peut exister que s'il y a, à la fois bien sûr, une énergie et une volonté historique, une possibilité de représentation de l'histoire, et c'est celle-là qui nous échappe un peu aujourd'hui. Les éléments qui forment l'histoire - y compris le récit qu'on peut en faire, parce qu'il n'y a pas d'histoire sans récit, sans possibilité de la narrer, de la réciter - nous échappent un peu aussi parce que l'information s'empare trop vite de ce qui se passe, cela passe de plus en plus par l'image et non plus par le texte, ou par des mémoires écrites, ou très peu et c'est trop fugace, trop volatile et cela se dilue dans un espace qui n'est plus tout à fait le nôtre.

Nous sommes passés au-delà de ces points dont parlait Queneti, quand il disait: "Peut-être que l'espèce humaine a franchi un point aveugle au-delà duquel rien n'est plus ni vrai, ni faux, ni historique, ni non-historique, et qu'au-delà on ne sait pas vraiment ce qui se passe, on ne connaît pas vraiment les règles du jeu". Bien sûr, il y a toujours plus d'événements, mais il ne suffit pas d'événements pour faire de l'histoire; il y a de plus en plus de violence, mais ce n'est plus une violence historique comme l'analysait Marx, nous avons affaire à autre chose. Au-delà de ce point, c'est un peu la panique; d'où, sans doute, l'impulsion collective de reculer, de retourner en arrière, pour essayer de retrouver le point en deçà duquel il y avait de l'histoire, il y avait de la vraie violence, si je puis dire (rire), où il y avait de véritables événements, où il y avait... des révolutions, des contradictions, enfin des choses qui faisaient qu'il y avait un enjeu, alors que maintenant il se passe beaucoup de choses, mais l'enjeu a un peu disparu à l'horizon de l'histoire.

Dans les années soixante-dix, la relation entre société et intellectuels était beaucoup plus filtrée par les partis politiques. À partir des années quatre-vingt - marquées par la crise des grands mouvements idéologiques - la présence des intellectuels est devenue plus personnelle. Il y a paradoxalement des maîtres à penser qu'on ne sait pas où situer. Faites-vous partie de cette catégorie?
Mais, est-ce qu'il y a encore des maîtres à penser? Justement, on a l'air de regretter qu'il n'y en ait plus; les partis politiques n'existent plus tellement non plus (rire). De toutes façons, toutes les parties sont en train de plus ou moins disparaître... mais la relation intellectuels-partis politiques était fondée quand même sur un mouvement de l'histoire. Il est évident que l'histoire présentant ces symptômes alarmants, la relation se défait, mais j'ai l'impression qu'elle se défait au dépens des deux. D'une part, la classe politique a bien du mal à exister dans son enfermement, dans son immunité, coupée de la société ou du corps social, et aujourd'hui elle crève en quelque sorte de cette indifférence. D'autre part, les intellectuels sont aussi dans une mauvaise passe, puisqu'il n'y a plus exactement d'histoire dans ce sens-là, comment peuvent-ils être la conscience historique ou la conscience morale, lorsque les règles éthiques, morales et politiques présentent cette confusion, cette instabilité, lorsqu'on n'est plus sûr des distinctions, etc.?

J'ai l'impression que l'intellectuel avait une case, avait une bonne niche, et n'avait pas de problème tant qu'il y avait encore une possibilité de représentation. Aujourd'hui, la représentation politique est durement touchée, et la représentation au sens intellectuel étant dans la conscience de cette société, pouvant la représenter, c'est cette possiblité critique qui a aujourd'hui disparu, c'est-à-dire, ce monde où il n'y a plus de recul, tout se passe là aussi peut-être trop vite, il n'y a plus la distance qu'il faut, le temps qu'il faut, pour le jugement critique, pour le jugement moral, etc.

Mais je ne suis pas tellement sûr, de toute façon, que l'intellectuel ait jamais existé, c'est un terme qui m'a toujours échappé (rire). À la fin, il s'est donné le statut d'intellectuel; une forme de complicité a été orchestrée et on a fini par croire que les intellectuels représentaient une sorte de classe très privilégiée. À mon avis, aujourd'hui cette classe intellectuelle, comme la classe médiatique, comme la classe politique, est en train de dépérir derrière le mur qu'elle a dressé elle-même, derrière l'immunité qu'elle s'est donnée. Tout le problème aujourd'hui c'est d'arriver, en fait pour toute cette classe politique, à se désimmuniser (petit rire), c'est-à-dire à faire tomber le mur qui la sépare de la société réelle. L'intellectuel a aussi son privilège et il essaye aujourd'hui de le négocier, de le remettre en jeu, de retrouver une espèce de cordon ombilical avec le monde réel ou avec les événements.

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