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Le Serpent Cosmique

Récit de
Jeremy Narby
Docteur en anthropologie de l'Université de Stanford

Le serpent cosmique,
aux Éditions Georg, Genève, 1995

Ma démarche est partie du hasard, du moins c'est ainsi que je l'ai vécue sur le moment. C'était au début des années quatre-vingts, et en apparence rien ne me prédisposait à passer deux ans en Amazonie péruvienne à étudier l'utilisation des ressources des Indiens Ashaninca. Je suis né dans un faubourg montréalais, puis j'ai été éduqué dans un faubourg suisse.

À l'âge de 21 ans, je commence des études, un doctorat en anthropologie, étant donné mon intérêt pour le tiers-monde et le développement. Au cours de l'été 1983, je fais un stage dans le Centre des droits de l'homme des peuples indigènes à Boston. C'était juste à l'époque où je cherchais un endroit dans le monde pour faire mes deux ans de recherche anthropologique sur le terrain. Le monde est grand, c'est une mappemonde, on a une fléchette... où vais-je ? En tout cas certainement pas dans la forêt tropicale, peut-être au Népal, en Suisse...

Mais je rencontre un anthropologue de ce centre qui me dit : "Tu t'intéresses à la question des droits des peuples indigènes ? Le développement, le territoire de ces peuples, l'injustice ? En Amazonie péruvienne, me dit-il, il y a les Ashanincas de la vallée du Pichis, un grand projet de développement de la Banque mondiale. Personne n'est là-bas, et ce serait bien que quelqu'un aille étudier cela!" J'étais âgé de 23 ans, et l'on me servait sur un plateau ce qu'au fond je n'avais vraiment pas envie de faire... Mais vu que c'est le rite de passage de l'anthropologue, j'y suis allé par défi : "il faut faire ce que tu n'as pas envie de faire !", me suis-je dit. C'est ainsi donc que je me suis retrouvé au Pérou. Le but de mon étude était de démontrer que ces Indiens savaient utiliser leurs ressources rationnellement --contrairement à ce que disait la Banque mondiale.

En ces temps-là, on confisquait leurs ressources aux Indiens pour les donner à des gens inféodés au marché, qui eux rasaient la forêt, parce qu'ils ne savaient pas l'utiliser. Lorsque je suis arrivé chez ces Indiens, j'avais des couches de préjugés comme un oignon qu'il faut peler. La première nuit où j'ai dormi dans un village au milieu de la forêt avec ces gens, j'ai pensé : "Mais je suis entouré de Peaux-Rouges !".

Ce sentiment passe assez rapidement. Les gens sont sympas, on discute, on boit de la bière de manioc, et tout de suite, tout va mieux. Je me promenais en forêt avec eux, je leur posais des questions sur les plantes, et ils commençaient à me dire : "Ah, tu vois, cette plante-là, tu la prends, tu la malaxes et c'est telle teinture, ou celle-là guérit telle piqûre de serpent..." Quelle connaissance encyclopédique ! Je n'avais jamais connu de gens qui connaissent la forêt pareillement. Alors je leur demandais : "Mais comment savez-vous cela ?". Invariablement, ils répondaient : "Nos chamans prennent de l'ayahuasca (une substance hallucinogène) et dans nos visions, nous voyons des esprits qui nous expliquent tout". Et qu'apprend-on en anthropologie ? Que ce que les indigènes racontent est de toute façon abracadabrant, qu'il s'agit de l'interpréter, c'est-à-dire que ces Indiens "parlent en métaphores". D'accord, c'est une métaphore, mais alors qu'est-ce que cela veut dire ?

Les mois passent et un soir, nous sommes de nouveau sur le sujet des plantes et je leur pose la question : "Comment savez-vous tout ça, les gars ?" Un homme me dit : "Frère Jeremy, pour le savoir tu dois boire de l'ayahuasca. Si tu veux, je te montre". Deux semaines plus tard, il débarque : "tu ne dois pas manger de sel, de gras, de sucre, ni d'alcool...". Je ne le prenais pas au sérieux et je n'ai pas suivi ses instructions.

Il arrive avec son ayahuasca, je bois une dose que j'ai tout de suite régurgitée. J'étais assis et tout à coup, les cheveux dressés sur la tête, d'énormes serpents fluorescents de quinze mètres de long et d'un mètre de haut, me fendent le front ! Ils m'ont communiqué que le point de vue rationnel de la réalité est une illusion : "Tu n'es qu'un être humain". Vingt-quatre ans sur la planète Terre, occidental, blanc, "supérieur", avec la connaissance des molécules et de la réalité, comprenant comment les choses fonctionnent... et soudain je me rends compte que cette compréhension de la réalité n'est elle-même qu'une petite illusion. J'ai quitté mon corps et j'ai volé au-dessus de la planète; j'ai vu les nervures d'une feuille et les nervures de la main : c'était la même chose.

Cela allait tellement vite, des images d'une cohérence, d'une beauté, d'une vitesse inimaginables et indescriptibles, une inondation d'informations... C'était comme entrer dans une machine à laver épistémologique pendant trois heures. Comment même en parler ? Prononcer des phrases comme je viens de le faire ? Dans le monde dans lequel nous habitons, cela s'effondre d'absurdité ! "J'ai vu des serpents fluorescents de quinze mètres de long qui m'ont expliqué que je n'étais qu'un être humain, mais sinon ça va !" (Rires).

Cette expérience m'a montré que ce que les Indiens racontent correspond à quelque chose, mais à quoi ? Mystère. De plus, cela contredit la démarche intellectuelle que je poursuis, à savoir démontrer que ces gens utilisent leurs ressources rationnellement. Si je raconte qu'ils disent que leur savoir tire sa source dans l'hallucinatoire, ça ne va pas.

J'ai donc écarté ces données gênantes.

Et j'ai vécu une année et demie de plus avec eux. Tout ce que j'ai vu, c'était des gens qui ne sont pas des menteurs, qui lorsqu'on leur demande : "Comment fais-tu telle chose ?", au lieu de te dire : "Tu fais comme ça !", ils te montrent. C'est ce qu'ils avaient fait avec l'Ayahuasca. Leurs explications en apparence abracadabrantes se retrouvaient vérifiées dans la réalité empirique. Par exemple, j'avais mal au dos, et ils m'ont dit : "Nous avons un breuvage, tu le bois à la demi-lune, cela transforme pendant 48 heures ton corps en caoutchouc et ensuite tu n'as plus mal au dos !". J'avais essayé de guérir mon mal à l'occidentale, ça n'avait pas marché. J'ai bu une demi-tasse de thé à la demi-lune qui m'a transformé en caoutchouc pendant 48 heures, et je n'ai plus eu mal au dos ! Ce qu'ils disaient était vérifié dans la pratique, mais inexplicable, en tous cas par ma logique.

Je suis resté en Suisse et j'ai écrit ma thèse en affirmant que leur utilisation du milieu était tout à fait rationnelle. Et j'ai pu travailler immédiatement pour une organisation d'entraide, où il était question de soutenir la sauvegarde de la forêt tropicale en démarquant et en titularisant des territoires indigènes. La logique étant que les seuls gens qui savent utiliser ce milieu de façon productive et durable, sans nuire à l'équilibre à long terme du milieu, ce sont les peuples indigènes qui y résident de façon ancestrale. Ils savent utiliser leurs ressources rationnellement, par conséquent soutenir les efforts de démarcation de leur territoire est la façon la plus concrète de sauvegarder la forêt. Comme n'importe quel collecteur de fonds, je donnais des conférences où j'affirmais que ces peuples indigènes utilisent leurs ressources rationnellement. Je ne parlais toujours pas d'hallucinogène.

Je suis allé à Rio de Janeiro en 1992 pour le Sommet de la Terre. D'un coup le savoir indigène était devenu acceptable pour tout le monde, y compris les gouvernements de la planète. Tous les Traités de Rio reconnaissent l'importance du savoir écologique des peuples indigènes, par la biodiversité, la forêt tropicale, le développement durable, etc. À Rio, tout le monde parlait du savoir indigène, mais personne de l'origine hallucinatoire d'une partie de ce savoir.

Après avoir tourné le dos pendant sept ans à cette énigme : "D'où vient ce savoir ?", je me suis dit qu'il y avait là quelque chose, une chose dont on n'arrivait même pas à parler. Or croire que ce que l'on voit en état hallucinatoire est vrai, est la définition même de la psychose. Ergo, aucune information vérifiable ne peut venir de l'hallucinatoire. On fait demi-tour, n'en parlons plus ! Et c'est pour cela que personne n'en parlait, et moi j'ai fait de même, je n'étais pas au-dessus du lot, j'étais le premier coupable. Comme tous les autres j'avais occulté la chose.

Cela me paraissait logique que, pour faire avancer la science, comme Kuhn l'a montré avec les structures des révolutions scientifiques, c'est là où il y a le paradoxe que l'on doit gratter; là où il y a des barbelés que les panneaux indiquent "Interdit d'aller plus loin"; là où tout le monde fait demi-tour, c'est là qu'il faut aller.

Alors, je me suis lancé dans une enquête personnelle. Et c'est au moment où tout s'était mis en place dans ma tête, que mon patron était d'accord pour me payer un salaire pour que j'écrive un livre sur ce sujet, bref que toutes les circonstances étaient réunies, c'est juste à ce moment-là que je ne pouvais plus quitter la Suisse : j'avais deux fils, l'un âgé de deux ans et l'autre de deux mois. Impossible de partir longtemps en Amazonie péruvienne pour faire une recherche sérieuse et participative sur le chamanisme hallucinatoire.

Je me dis : "Étant condamné à l'immobilité et à faire mes recherches uniquement à travers les livres dans les bibliothèques, je vais entreprendre ces recherches mais dans un esprit chamanique". C'est-à-dire : isolement social, haute dose de livres, jusqu'à atteindre la "vision" tout en restant l'observateur rationnel. Il me semble que le véritable chaman est celui qui entre dans une sphère terrifiante et déboussolante, debout, en observant.

Après avoir tourné autour du pot pendant neuf mois, j'en étais venu à la conviction qu'il y avait de l'information qui provenait de la sphère hallucinatoire. Prenons des exemples, le curare ou la constitution chimique de l'ayahuasca, qui sont des combinaisons de plantes. Dans la forêt amazonienne, il y a 80 000 plantes supérieures... Il y a une chance sur six milliards de combiner des plantes qui sont inactives séparément pour en faire quelque chose d'actif ensemble. Et les Indiens ne prétendent pas que ce sont leurs ancêtres qui auraient expérimenté au hasard les plantes. Ils disent : "Nos ancêtres ont pris des substances hallucinogènes, et dans leur vision, les recettes leur ont été données."

Cette hypothèse devenait pour moi possible, même si elle contredisait les principes de base de l'épistémologie occidentale. Il y a de l'information qui provient de cette sphère. Est-ce que les hallucinations viennent de l'intérieur, de notre cerveau, comme la science le dit, ou bien l'information vient-elle du monde extérieur, des plantes, comme les chamans le disent ?

Encore une fois, pendant plusieurs mois je travaillais à une énigme réduite à une question : "L'information vient-elle de dedans ou de dehors ?" C'est donc vraiment le réductionnisme au travail, la dichotomie typique de l'occidental entre le dedans et le dehors. Je me promenais dans la forêt, mettant ma tête contre les arbres pour voir s'ils communiquaient...

"Est-ce que ça vient de dedans ou de dehors ?"

Le jour vint où j'eus fini de lire, et je débutai l'écriture de mon livre dont le simple but était de baliser l'énigme. Je me dis alors : "C'est le premier jour du printemps, j'ai passé l'hiver à la lecture, je vais aller me promener !" Et c'est ce jour-là qu'en me promenant je me rendis compte d'une chose : "Peut-être que l'information vient et du dedans et du dehors, et qu'en fait je me pose mal la question !" J'ignorais ce que cela signifiait et de toute façon, aucune autre explication donnée jusqu'à présent ne me paraissait valable. Les images que j'avais vues, je ne les avais pas vues auparavant, ni stockées, ni même imaginées dans mes pires cauchemars, et ces images affolantes n'étaient pas issues du dépotoir chaotique de ma mémoire... Vu que les théories proposées par la science elle-même étaient improbables, les idées les plus folles semblaient possibles.

Le lendemain, j'ai lu par hasard et pour le plaisir un livre de Michael Harner. Rares sont les anthropologues qui ont pris de l'ayahuasca et raconté leur expérience, pour des raisons évidentes. Le premier à l'avoir fait, c'était lui. Dans ce livre, qui a d'ailleurs servi à le disqualifier de l'anthropologie officielle, il raconte son expérience sur dix pages. En 1961, chez les Shipibos-Conibos en Amazonie péruvienne, il étudiait depuis une année leur religion sans rien y comprendre. L'un d'entre eux lui dit que s'il voulait comprendre, il devait boire de l'ayahuasca. Il accepta et but un tiers de bouteille, ce qui est une "dose régulière", comme le disent les Ashanincas.

Dans ses visions, il remonta jusqu'au début de la vie sur Terre, il vit des petits grains tomber du ciel, ressemblant à des créatures reptiliennes géantes, puis il vit que ces créatures étaient à l'intérieur de son cerveau. Tout cela était comme un film projeté devant ses yeux, où on lui expliquait que ces créatures avaient créé la magnificence de la création sur la Terre, et se cachaient à l'intérieur de chaque forme de vie. Il vit des centaines de millions d'années d'évolution à une vitesse ahurissante.

À ce passage, il a mis une note : "On pourrait dire que ces créatures reptiliennes étaient comme l'ADN. Sauf qu'à cette époque en 1961, j'ignorais tout de l'ADN". À ce moment-là, j'ai cessé de lire; c'était ce que je cherchais ! C'est vrai, l'ADN est une source d'information qui est à la fois à l'intérieur du cerveau et à l'extérieur. Se pourrait-il qu'il y ait une connexion entre les serpents et l'ADN ? Les Ashanincas disent toujours : "Si tu veux comprendre le langage de la nature, fais attention aux similarités au niveau de la forme; c'est ainsi que la nature parle".

La plante guérissant la piqûre de tel serpent a des petits crochets blancs justement comme tel serpent. "Regarde la forme"... Créature reptilienne, ADN, deux serpents enroulés l'un autour de l'autre. À nouveau, les dix jours qui ont suivi l'apparition de cette idée, je me disais que c'était presque une idée de science-fiction, ludique, et pourquoi pas sérieuse. J'ouvris alors une catégorie de recherche "ADN/Serpent". Dès que je trouvais des choses qui allaient dans ce sens, je les notais.

Jean-Pierre Chaumeil a aussi étudié le chamanisme hallucinatoire en Amazonie péruvienne. Dans son livre, il parle du peuple yagua qui utilise aussi l'ayahuasca. Ce peuple dit que la vie a été créée par des jumeaux, et il y a aussi un serpent cosmique dans la combine. Nonchalamment, je mets dans la marge du livre "Jumeaux = ADN ?" et je continue.

Ma femme s'absente dix jours avec les enfants. C'était une période de solitude. Dix jours à disposition... je venais d'en passer six à classifier mes notes.

Avant de rédiger je voulais vérifier une dernière piste : celle des jumeaux. Dans l'ouvrage de Chaumeil, une note dit qu'on retrouve un peu partout le mythe des jumeaux. Je vais à la bibliothèque étudier la mythologie, qui n'était pas mon fort jusque-là. Et je commence à voir qu'il y avait des jumeaux dans tous les mythes de la création, non seulement en Amérique du Sud, mais sur toute la planète, la planète animiste, chamanique et même dans le mythe de création judéo-chrétien.

Le dernier livre de Levi-Strauss parle de l'histoire de Queltzalcoalt -- coalt signifie serpent et jumeau -- fils de serpent cosmique. Plusieurs peuples buvant de l'ayahuasca et habitant à des milliers de kilomètres les uns des autres racontent la même histoire. Un anthropologue américain rapporte que c'est la même chose chez les Shipibos-Conibos, les Yaguas, les Desanas d'Amazonie colombienne, et les Aztèques aussi... Mais qu'est-ce que cela signifie ? Je suis allé me promener dans la forêt avec mon magnétophone, et je me suis répété ce que je pensais et ce que cela signifiait. Je me suis trouvé bloqué. "Regarde la forme..." disent les ayahuasqueros.

Le matin à la bibliothèque, je regarde la forme de l'ADN, deux vignes entrelacées, deux serpents enroulés, et surtout une échelle torsadée. Parle-t-on d'échelle du côté du chamanisme ? Le symbole de la profession selon Alfred Métraux : a-t-on besoin des serpents cosmiques chez Mircea Eliade ? Sauf que les serpents ne sont pas uniquement présents chez les Aztèques ou en Amazonie; ils sont en Australie, et ils ont des cristaux de quartz comme ceux dont on parle en Amazonie colombienne !

Voyons s'il y a des serpents dans la mythologie... Je prends le livre de Joseph Campbell... mais existe-t-il un mythe du monde où les serpents soient absents ? Des serpents cosmiques chez les Égyptiens, dans le Pacifique, chez les Esquimaux, qui n'ont d'ailleurs pas de serpents ! Tout cela commençait à devenir fort. Je me disais : "Ce serait quelque chose si personne n'avait vu cette connexion : dans l'état de transe, la conscience serait d'une certaine manière réduite à un état moléculaire où l'on apercevrait l'ADN".

Le moyen de le vérifier serait de prendre de l'ayahuasca, me disais-je le soir où tout cela s'est passé. Étant donné que je n'en ai pas pour constater si je vois des molécules d'ADN, je vais regarder les peintures de l'ayahuasquero qui peint photographiquement ses visions. Je commençai à feuilleter le magnifique livre de Pablo Amaningo, rempli de doubles hélices, de serpents fluorescents et gigantesques. Par la suite, j'ai appris qu'il y avait aussi toutes sortes de détails, des triples hélices de collagène, des névrites, etc. Dans la réalité humaine, la biologie moléculaire et le chamanisme sont deux pièces de puzzle qui semblent si divergentes et si distantes qu'on ne les perçoit pas ensemble. Mais si on défocalise et si on voit double, regardant ces deux pièces de puzzle en même temps, alors on voit qu'elles s'emboîtent. Et c'est ce que j'ai vu.

Le lendemain, par exemple, j'ai trouvé que Francis Crick, le co-découvreur de l'ADN, avait lui-même suggéré que l'ADN pourrait être d'origine extraterrestre. Et c'est ce que disent les gens qui parlent du serpent cosmique : il est un principe vivant, une essence animée, unique, et animant l'ensemble de la nature -- c'est ce qu'ont toujours dit les animistes, qu'il est d'origine extraterrestre.

Pour finir, j'ai vu une représentation qu'ont faite les Aborigènes d'Australie du serpent cosmique entouré de ce qui ressemble comme deux gouttes d'eau à des chromosomes en forme de U, caractéristique à un stade spécifique du dédoublement cellulaire. Et c'est à ce moment-là qu'un épisode schizophrène s'est carrément déclenché. Pendant, six semaines, c'était : "Ha, ba, haba, beuh..." Un discours incompréhensible pour la plupart; pendant des heures et des heures, un monologue. Autour de moi, les Suisses raisonnables et remplis de doute empirique ont réussi, excepté à me calmer, à me faire comprendre que même si c'était la vérité avec un grand "V", comme je le pensais, c'était pour l'instant incompréhensible pour les autres.

Une fois que j'avais vu cette connexion, il ne restait plus qu'à coudre les deux morceaux ensemble. Il suffisait de comprendre ce que les chamans avaient dit; de les prendre au mot, et de traduire cela en biologie moléculaire. Et cela se rejoignait, et c'était tellement exact ! Par exemple, les chamans amazoniens disent : "Les esprits aiment le tabac". Drôle de notion pour des esprits; on n'a jamais entendu parler de fantômes fumant des cigarettes... Ils aiment le tabac parce que cela leur donne de l'énergie. Les esprits ont une faim quasi insatiable de tabac, et toutes sortes de peuples le disent, mais rares sont les anthropologues qui l'ont rapporté, parce que c'était trop bizarre.

Quand on regarde cela au niveau neurologique, lorsque la molécule de nicotine s'insère dans le récepteur nicotinique, elle ouvre un canal, celui-ci laisse passer les ions positivement chargés de sodium et de calcium, qui eux déclenchent une cascade encore mal comprise, entre le récepteur et le noyau de la cellule. Mais il y a une chose que l'on peut mesurer : c'est la stimulation de l'ADN, qui se met à coder pour la construction d'autres récepteurs nicotiniques, et plus on donne de nicotine à l'ADN d'un neurone, plus celui-ci en redemande.

Alors la connexion, c'est tout simplement de dire la même chose, mais différemment. Autre exemple, les chamans disent : "Ces visions que nous voyons, c'est de la lumière, et elles parlent un langage formé d'images tridimensionnelles sonores, et la manière de communiquer avec ces hallucinations, c'est par le son".

Un chaman auquel j'avais demandé comment sont les esprits, m'avait répondu :

-- Ils sont comme des ondes radio.
-- Comment ça des ondes radio ?, avais-je ajouté.
-- Oui l'ayahuasca, c'est comme la radio, cela permet d'allumer la radio et ces ondes radio que l'on capte tournent autour de nous."

J'ai demandé à un ami journaliste scientifique si l'ADN émettait des sons, et il m'a répondu que l'ADN émettait des ondes analogues aux ondes radio, sous formes de photons. Dans la plupart des livres de biologie moléculaire, on ne parle pas de cette émission de photons. En fait, il y a des universitaires allemands qui mesurent ce phénomène dans leurs laboratoires depuis une quinzaine d'années. Et que disent-ils sur ces photons ? Que c'est exactement la longueur d'onde de la lumière visible, que c'est comme un laser ultra-faible. L'intensité de cette lumière est équivalente à celle qu'on recevrait d'une bougie à une dizaine de kilomètres, mais sa cohérence, c'est-à-dire la régularité avec laquelle les photons sont relâchés, est celle d'un laser.

Je savais que là, il y avait anguille sous roche. J'ai demandé à nouveau à cet ami ce qu'était concrètement un laser. Il m'a répondu : "C'est une lumière tridimensionnelle et fluorescente". Or, c'est exactement ce que voient tous ceux qui prennent de l'ayahuasca. Ils parlent de couleurs multipliées par dix, et tridimensionnelles. Cela ne prouve pas grand chose, mais en tous cas, cela m'a fourni une piste sur laquelle je n'ai pas hésité à élaborer une hypothèse.

De toute façon, tout ce qui touche à la conscience est une hypothèse. La science ne comprend pas comment fonctionne notre conscience, ni même notre système visuel. Si on me dit, lorsque je parle d'hallucinations : "Le mécanisme neurologique sur lequel vous fondez votre hypothèse est lui-même hypothétique", je réponds que cela prouve que je suis honnête.

Bref, si l'hypothèse est exacte, ces Indiens disposent dans leur chamanisme d'une source de savoir biomoléculaire insoupçonné, et l'ADN n'est pas un acide désoxyribonucléique inerte; ce n'est pas un simple produit chimique, c'est animé ! Le principe qui nous anime est lui-même animé, et il y a là une conscience qui se cache en dedans. Justement, les Ashanincas appellent ces êtres Maninkari "ceux qui se cachent". On peut dire non seulement que l'ADN est vivant, mais que nous pouvons communiquer avec lui. Pour tous ceux qui aimeraient savoir à quoi servent les 97 % d'ADN que l'on appelle camelote (dont la science actuelle ignore l'utilité), voilà une bonne question à poser... à l'ADN, par exemple. Le nombre de questions en rapport direct avec la biologie moléculaire et qui restent à éclaircir est énorme. Cela fait seulement quarante ans que la science regarde ce principe vital qui nous anime.

Et cela fait des milliers d'années que ces peuples connaissent cela. Il y aurait donc peut-être quelque chose à apprendre. Parce que c'est ainsi qu'il faut parler aux Occidentaux. Lorsque l'on dit : "Il faut sauver la forêt tropicale pour le droit des peuples indigènes", tout le monde dit : "Tu rêves mon vieux, on n'arrête pas le progrès !" Mais si tu leur dis : "C'est pour nous-mêmes qu'il faut sauver la foret, parce que c'est le poumon de la planète !", on te répond : "Ah oui ? À qui envoie-t-on l'argent ?"

Il y a des choses à prendre en se taisant, en les écoutant, en dialoguant avec les Indiens. On me dit : "Votre hypothèse est invérifiable pour l'instant". Mais non, il y a un test tout à fait empirique consistant à engager un véritable dialogue dans des conditions acceptables pour tous, entre des biologistes moléculaires pointus et ouverts d'esprit, et des Ayahuasqueros, et à voir s'il n'en sort pas de l'information vérifiable, qui ne serait pas connue actuellement...

Jeremy Narby


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