Arnaud Desjardins
Bien qu'il ait à ce jour publié quatorze ouvrages et qu'il compte
de nombreux lecteurs, Arnaud Desjardins ne prétend nullement faire
oeuvre d'écrivain. Il n'est pas homme de plume mais plutôt
montreur d'images, ainsi qu'en témoignent les admirables films qu'il
réalisa autrefois pour la télévision française.
Tournés de manière artisanale par un homme seul au bout du monde,
ces films constituent de précieux documents. À travers ces
visages de yogis, de soufis afghans et de moines tibétains, c'est un
monde intérieur que nous ouvre le réalisateur dont les
commentaires, toujours justes, sobres mais vibrants de respect, aident à
ressentir la possibilité d'une vie autre, plus belle, plus digne, et
tout simplement plus heureuse.
Grand voyageur, Arnaud Desjardins s'est avant tout fait pélerin,
caméra en main, au service de la sagesse. Parmi les images de violence,
de misère, ou plus souvent encore de médiocrité satisfaite
dont nous sommes abreuvés, ses films demeurent des témoignages de
profondeur, de paix et de joie. Ils lancent un défi à notre
folie. Ils invitent à s'engager dans l'ultime aventure, à la
découverte des arpents de silence et des océans de
plénitude inexplorés en chacun de nous.
Voilà plus de dix ans qu'Arnaud Desjardins n'a pas repris la route.
Installé derrière les murs d'une belle demeure provençale
dont il ne bouge que très rarement, il vit aujourd'hui pleinement,
seconde après seconde, ce qu'il allait autrefois débusquer au fin
fond de l'Inde, au Bhoutan ou en Afghanistan.
Il utilise cependant le livre afin de transmettre à ceux qui en ont soif
un enseignement vivant et exigeant, bien éloigné des
panacées spiritualistes et des ésotérismes creux. Ici,
dans cette maison ensoleillée mais dépouillée, aux murs
ornés de visages rayonnants, ceux des sages rencontrés sur son
chemin, il reçoit à l'année longue certains de ses
lecteurs.
Porteurs d'une demande plus ou moins intense, plus ou moins sincère,
tous ont cependant su prendre la peine de venir rencontrer non pas tant une
personne nommée Arnaud Desjardins, qu'une conscience autre, un regard
pleinement ouvert, exempt d'envie, d'attente, de désir ou de crainte.
Les plus réceptifs reçoivent ce regard comme un puissant appel
à la métamorphose. Arnaud Desjardins ne donne pas de stages ni de
cours magistraux. Il est là, simplement. Il répond aux questions
et surtout vit parmi nous. * Gilles Farcet
Les Humains associés : Le climat intellectuel dans lequel nous vivons
privilégie les questions au détriment des réponses; s'il
est de bon ton d'être en recherche, il est pour le moins suspect de
prétendre avoir trouvé. Or, depuis la publication du tome 1 de
À la recherche de Soi (À la recherche de Soi aux
Éditions La Table Ronde, 1977), vous laissez entendre dans vos
livres que vous êtes parvenu, après de longues années de
recherche, au terme de votre quête. Bien qu'elle soit dans votre bouche
exempte de toute arrogance ou tout triomphalisme, cette affirmation vous
singularise nettement... Arnaud Desjardins : Il est certain qu'en
affirmant avoir trouvé ce que je cherchais, je me démarque de
ceux pour lesquels la quête compte davantage que les conclusions et les
certitudes. Ceci dit, nous possédons bien quelques certitudes dans les
domaines techniques et technologiques... mais les enseignements traditionnels,
ceux que nous pouvons qualifier de "sagesses", n'ont jamais craint de formuler
des affirmations.
Le sage, qu'il s'agisse de Socrate, du Bouddha ou d'un maître hindou
contemporain, n'hésite pas à affirmer. S'il le fait cependant,
c'est en se fondant sur son expérience intérieure, à la
lumière de ce qu'il est convenu d'appeler, en français comme en
anglais, sa réalisation. Pour ma part, j'ai depuis longtemps
adhéré à une famille d'esprit pour laquelle il est
possible, en matière de transformation intérieure, de
connaissance de soi, et même d'états de conscience plus
élevés, d'atteindre des certitudes non seulement intellectuelles
mais expérimentales.
Ceci précisé, à quelles certitudes suis-je moi-même
parvenu ? Il m'est possible d'affirmer ce que j'ai découvert tout en
admettant qu'il me reste encore des découvertes à faire.
Permettez-moi d'avoir ici recours à une analogie : des voyageurs
entreprennent une traversée en mer dans l'espoir d'atteindre un jour une
île ; dès l'instant où ils touchent terre et posent pied
sur l'île, leur voyage est d'un certain point de vue terminé.
Ils se trouvent désormais à l'abri des tempêtes et des
risques de naufrages. Mais par ailleurs l'île entière demeure
à découvrir et leur exploration ne fait que commencer : où
y-a-t-il des sources, des zones désertiques, des forêts
tropicales?.. Cette analogie exprime bien ce que je ressens.
Mais qu'est-ce que "toucher terre" ? Quelle est donc cette île que
vous avez découverte ? J'ai en fait trouvé ce dont j'avais
entendu parler par des personnes ayant elles-mêmes "touché terre"
ou retransmettant fidèlement l'expérience des autres : un point
de conscience immuable, invariable, indépendant des conditions et des
circonstances extérieures, et auquel il est toujours, sans exception,
possible de revenir. Autrefois, j'oscillais, comme tout le monde, de
l'inquiétude à la sérénité, de la tristesse
à la joie, du découragement à l'optimisme...
En même temps, je lisais dans des ouvrages sur l'hindouisme, des paroles
de sages affirmant l'existence d'une conscience-témoin accessible
à l'homme et sous-jacente à tous les états d'âme,
quels qu'ils soient.
Cette possibilité de revenir librement à un état de
conscience immuable, que les pires vicissitudes de la vie ne peuvent atteindre,
consitue donc l'essentiel de cette découverte dont nous parlons. Cette
parfaite stabilité intérieure n'est pas seulement entrevue; elle
demeure alors à notre disposition, si j'ose m'exprimer ainsi.
Une fois cette découverte faite, l'approfondissement de ce centre intime
conduit, dans l'intérioration et le silence, à une
plénitude, une intensité, une richesse que traduit mal, en tous
cas pour des oreilles occidentales, une expression comme "le Soi"
utilisée par les Hindous.
Si quelqu'un affirme avoir découvert son propre soi, vous y verrez une
expérience limitée, de l'ordre de la psychologie, alors que le
Soi auquel je fais allusion possède une ampleur, une profondeur, qui
justifient pleinement l'emploi à son égard de termes n'ayant plus
rien de psychologique, tels que "transcendant", "surnaturel"...
Vous venez d'insister sur le fait que cette plénitude se trouve hors
d'atteinte de toute circonstance extérieure. Si l'on vous torturait,
comme cela est, hélas, arrivé à certains maîtres du
soufisme afghan, vous n'en seriez pas moins en paix ? Oui et non. Il y
aurait naturellement à un certain niveau une sensation douloureuse,
voire insupportable; et cependant, j'ai la certitude que quelque chose
demeurerait libre, inébranlable, et même heureux. Ceci dit, il est
évidemment facile de tenir ce genre de propos tant que l'on ne se trouve
pas dans une telle situation ! Je préfèrerais, pour vous
répondre, m'appuyer sur mon existence quotidienne depuis dix ou douze
ans.
Je peux en tous cas affirmer que la découverte de ce centre
intérieur libère de la peur sous toutes ses formes. Vous avez
formulé votre question en parlant d'une éventualité future
: or, s'il est bien évident que je ne souhaite pas être
torturé, pas plus que je ne désire voir cette maison
ravagée par un incendie, l'idée que de tels
événements pourraient se produire n'exerce plus aujourd'hui aucun
pouvoir sur moi.
Avez-vous extérieurement changé depuis cette
découverte? Un sage apparaît-il différent d'un autre homme
? Tout d'abord, est-il juste ou non de me qualifier de "sage" ? L'emploi
d'expressions de ce genre fait parfois soulever des réactions inutiles
chez les lecteurs... Qu'est-ce qu'un sage ? Certains auteurs parlent des
"grands sages de l'Inde", comme s'il existait des petits sages, des sages
moyens, et des grands sages... Il m'est cependant possible de comprendre un tel
vocabulaire car j'ai éprouvé, en présence d'êtres
considérés dans leur pays comme des sages, différents
degrés d'admiration.
Je retrouvai néanmoins chez tous une commune différence par
rapport aux autres hommes. Ils ont, ou plutôt ils sont, quelque
chose d'autre que l'on ne retrouve pas ailleurs, même chez des
êtres en eux-mêmes remarquables par leur talent artistique, leur
compétence professionnelle ou leurs qualités humaines. Quant
à dire ce que les autres peuvent ressentir en approchant Arnaud
Desjardins... C'est à eux de se prononcer !
Pour vous, la découverte de cette plénitude s'est faite
à travers des voyages en Asie, des séjours auprès de
maîtres hindous, bouddhistes, soufis... Cette conscience immuable
serait-elle liée à une culture ou un mode de vie ? Non,
cette plénitude n'est aucunement liée à une culture ou
à un mode de vie. Ceci dit, les conditions de vie ordinaire dans le
monde occidental moderne sont beaucoup moins favorables que d'autres à
cette découverte. En ce qui me concerne, ce qui s'est
révélé a effectivement été pour une part le
fruit de longues et laborieuses recherches menées en Asie auprès
des maîtres issus de différentes traditions ; il n'y a d'ailleurs
là rien de mystérieux et je peux, si on me le demande, donner des
dates, des lieux, ainsi que des noms propres.
Mais mon cheminement intérieur s'est également poursuivi à
travers une existence typiquement occidentale : vicissitudes amoureuses,
angoisses professionnelles dans la mesure où j'exerçais à
la télévision un métier de salarié au cachet qui me
valait d'être souvent chômeur... Bref, tous les
éléments d'un destin parfaitement ordinaire. Et c'est
précisément cette existence somme toute banale qui, peu à
peu, a pris son sens, jusqu'à devenir elle-même la voie ou le
chemin.
Autrement dit, il nous est possible de faire de notre existence tout
entière, y compris le métro, les bulletins de paye et les
entretiens avec l'inspecteur des contributions, un ashram ou un
monastère. Je m'en suis d'ailleurs longuement expliqué dans
un chapitre de À la recherche de Soi intitulé "Le Gourou"
(pp. 7-51).
Avez-vous rencontré des Occidentaux parvenus à ce degré
de plénitude intérieure ? Il m'est difficile de
répondre à cette question dans la mesure où certaines
personnes que je n'ai pas revues depuis des années se sont
peut-être transformées... Je fais en tous cas partie de ceux qui
éprouvent admiration et respect pour l'Allemand Karlfried Graf
Dürckheim, dont plusieurs ouvrages ont été traduits en
français et publiés pour la plupart au Courrier du Livre. Graf
Dürckheim a exercé une profonde influence auprès de nombreux
chrétiens, dont des religieux et des prêtres, et bien que ses
découvertes essentielles aient eu lieu au Japon, il tient à se
présenter lui-même comme un chrétien.
À ce propos, avez-vous reçu une éducation religieuse
? J'ai reçu une éducation nettement religieuse dans la
tradition du protestantisme français. Je connaissais très bien le
Nouveau Testament et étais imprégné de l'enseignement des
pasteurs, puisque dans le protestantisme, la première communion se
faisait vers l'âge de quatorze ou quinze ans et était
précédée de deux années d'instruction religieuse;
j'ai assidûment fréquenté "Les Saintes Assemblées",
c'est-à-dire le culte du dimanche matin au temple...
J'ai ensuite vécu entre vingt et vingt-trois ans des années
difficiles, et la découverte du monde adulte au moment de mon insertion
dans la vie professionnelle a sérieusement mis en cause mon
éducation familiale et religieuse. À cette époque, faute
d'avoir découvert l'approfondissement mystique, je n'ai donc pas
trouvé dans le christianisme, ou du moins dans le protestantisme, les
réponses que je cherchais.
C'est alors que je suis entré dans les "groupes Gurdjieff", juste avant
la mort du célèbre Gurdjieff. Là, j'ai pour la
première fois compris qu'il existait des méthodes ou des
techniques susceptibles de m'aider à changer en profondeur,
c'est-à-dire à transformer mon être, mon niveau de
conscience ; cette découverte a véritablement été
le point de départ de ma recherche.
Dix ans plus tard, j'ai pu faire un premier séjour en Inde dans des
ashrams connus, dont celui de la célèbre sage bengali Ma Ananda
Moyi, et en 1965, j'ai rencontré un maître indien nommé
Shri Swami Prajnanpad. Bien que jouissant d'une certaine réputation
auprès de quelques cercles restreints en Inde, cet homme était
fort peu connu du public ; sanscritiste, il avait autrefois enseigné la
physique au niveau universitaire et était extrêmement
cultivé: à mon grand étonnement, il m'a un jour
cité par coeur un passage de la traduction anglaise des
Misérables de Victor Hugo !
J'ai donc, pendant neuf ans, fait de nombreux séjours auprès de
lui. L'endroit où il résidait ne ressemblait en rien aux ashrams
connus de l'Inde dans lesquels une foule de dévots et d'admirateurs se
presse pour recevoir la bénédiction du maître; nous
n'étions jamais plus de trois ou quatre à y séjourner.
Swami Prajnanpad avait même lu dans sa jeunesse l'essentiel de l'oeuvre
de Freud et pouvait donc utiliser un vocabulaire très accessible
à un Occidental.
Votre éducation religieuse vous a-t-elle aidé pour ce travail
auprès de Swami Prajnanpad, ou l'avez-vous ressentie comme un handicap
? Cette éducation religieuse était, il faut bien le dire,
en grande partie une éducation morale ; la notion du bien et du mal et
la distinction entre les gens qui se conduisaient bien et ceux qui se
conduisaient mal y jouaient un grand rôle. Elle a donc, sans aucun doute,
eu des inconvénients, dont celui de me rendre assez limité,
prisonnier de certains conditionnements ; mais elle a également eu le
grand avantage de m'accoutumer à l'effort.
Une telle éducation vous faisait comprendre qu'il était
nécessaire de payer un peu de sa personne si l'on voulait atteindre les
buts que l'on s'était fixés, et que tout n'était pas
qu'amusement et facilité. Après avoir durant des années
considéré cette éducation comme plutôt
néfaste, j'aurais donc aujourd'hui un jugement beaucoup plus
nuancé.
Parmi les gens qui viennent à moi, en effet, beaucoup voudraient se
transformer mais sont totalement dépourvus de la capacité de
faire des efforts un peu soutenus ; ils ne saisissent pas la
nécessité de qualités telles que le courage, la rigueur,
l'exigence vis-à-vis de soi-même, qui ne conduisent pas uniquement
à la frustration ou à l'auto-mutilation.
Par la suite vous avez, si je ne me trompe pas, fréquenté
assidûment un monastère trappiste... Avant d'imaginer qu'il
me serait un jour possible non seulement de me rendre en Inde mais d'y
séjourner si souvent, j'ai effectivement passé trois semaines
d'affilée dans une abbaye cistercienne en France. Durant ce
séjour, antérieur aux aménagements introduits suite au
concile dans la règle cistercienne, je partageais en grande partie
l'existence quotidienne des moines, et cette vie monastique a été
pour moi une révélation, un souvenir inoubliable.
Des circonstances heureuses, dont je me suis bien souvent loué, m'ont
alors permis de devenir l'ami de l'abbé et du prieur ; certaines
lectures ascétiques et mystiques m'ont été
conseillées et ces livres m'ont révélé un certain
aspect du christianisme en lui-même fort connu mais jusqu'alors
ignoré de moi. Je suis par la suite retourné un certain nombre de
fois dans ce monastère et je corresponds toujours
régulièrement avec l'abbé et le prieur.
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