Bernard d'Espagnat
Ancien directeur du laboratoire de physique théorique et particules
élémentaires de l'université d'Orsay, a enseigné la
philosophie des sciences à la Sorbonne et fut le premier
théoricien en poste au CERN à Genève.
* Regards sur la Matière (écrit en collaboration avec Etienne
Klein), Fayard, 1993
Les
Humains Associés : Qu'est-ce qui vous a amené à la
physique ?
Bernard d'Espagnat : Dès mon
adolescence, j'ai été intéressé par les
problèmes philosophiques. Je voulais comprendre le monde. Mais pour cela
il ne suffisait pas d'étudier ce que les Anciens avaient dit à
son sujet. C'est pourquoi, ayant étudié à la fois les
mathématiques et la philosophie, je me suis ensuite orienté vers
la physique. Après Polytechnique, je suis parti étudier avec
Fermi à Chicago, puis avec Bohr à Copenhague, avant de devenir le
premier physicien théoricien en poste au Cern, à Genève,
en 1954.
Votre vision du monde vous a-t-elle été donnée par vos
recherches ? Pas totalement. J'avais, comme tout le monde, une vision de
départ. Mais j'étais soucieux de la mettre à
l'épreuve des données objectives. Elle n'était pas
mécaniciste, mais si j'avais découvert que le
mécanicisme était une bonne vision des choses, j'aurais
totalement abandonné ma vision première. Car, en tant que
scientifique, si l'évolution des connaissances dément mes
conceptions, je suis prêt à les abandonner. Mais c'est le
contraire qui s'est produit. Si bien sûr mes recherches ont fait
évoluer la vision dont il s'agit, pour l'essentiel elles l'ont
renforcée, en complétant la perception quelque peu intuitive des
choses qui était la mienne à l'origine.
Vous êtes d'une génération qui a participé
à une évolution importante dans cette direction... Oui,
à l'époque la pression en faveur du mécanicisme
était plus forte qu'aujourd'hui, tout spécialement dans les
milieux scientifiques; plus exactement elle était moins
contrebalancée qu'aujourd'hui par des pressions en sens inverse.
Parmi les découvertes qui ont contribué à renforcer
cette vision non mécaniste du monde, qu'est-ce qui vous
paraît le plus important ? Je regardais récemment une
émission de télévision nous présentant les atomes
comme ayant un noyau avec des petites billes rouges et noires (les neutrons et
les protons) et avec des électrons qui tournent autour. C'était
très joli, très facile à comprendre... mais
complètement faux ! C'est cela l'apport essentiel de la physique
quantique : les constituants fondamentaux des objets ne sont plus des objets;
on assiste à une "déchosification" de la matière.
Ainsi la vision des fondements de la matière, actuellement
répandue dans notre société, est fausse ? Oui. Je
m'insurge contre ce fait que, non seulement des vulgarisateurs, mais aussi des
collègues, propagent des idées qu'ils savent fausses. On
reprochait aux prêtres du Moyen Âge de propager l'obscurantisme en
affirmant que l'enfer est en bas et le ciel en haut. Mais ce que disent ces
gens est à peu près aussi faux. Ainsi une certaine vulgarisation
propage de nos jours une sorte "d'obscurantisme scientifique". Parfois ils me
disent : "Tu comprends, c'est une première approximation." Mais c'est
comme dire aux gens que le Soleil est plus petit que la Terre et qu'il tourne
autour d'elle et que cela constitue une bonne approximation de l'astronomie
moderne.
En ce qui vous concerne, vous postulez donc un "réalisme
non-physique"? Ah non ! Ce n'est pas un postulat, c'est une
démonstration! Ou enfin, presque. Pour être tout à fait
exact, il y a bien un postulat à l'origine de ma démarche: c'est
qu'il existe une réalité indépendante de nous et que cela
a un sens de parler d'une telle réalité. J'ai des arguments en
faveur d'une telle idée, mais on ne peut véritablement la
démontrer; certains soutiennent à l'inverse le "solipsisme
collectif" (seuls nos esprits existent). C'est pourquoi je dis qu'il y a
là un postulat.
Par contre, le reste s'inspire, on pourrait même presque dire
"découle", des principes de la physique quantique. Les
énoncés de la physique classique sont à
"objectivité forte". Une proposition comme "deux corps s'attirent en
fonction de leur masse et du carré de leur distance" est objective au
sens fort, elle ne dépend pas de nous. En physique quantique les
énoncés sont de la forme "on" a fait ceci et "on" a
observé cela. Ainsi le "on", l'observateur humain, fait partie de
l'énoncé. Il s'agit d'un énoncé à
objectivité faible. Or, malgré certaines tentatives, il semble
impossible d'éviter de tels énoncés quand on veut
décrire les fondements de la matière. Voilà pourquoi l'on
n'a pas accès au réel "en soi", lorsqu'on effectue une
démarche scientifique, mais au "réel empirique", voilà
pourquoi le réel véritable est au-delà de la physique,
au-delà des perceptions que nous pouvons avoir, au-delà des
mesures que nous pouvons faire avec les instruments les plus
perfectionnés existants ou pouvant être réalisés
dans le futur (pour plus d'information consultez : À la recherche du
réel, Bordas, Paris, 1979).
Les électrons, neutrons, protons ne sont pas des petites billes. Mais
alors comment peut-on se représenter un atome ? Il faut savoir se
passer de représentation ! Mais, rassurez-vous, des allégories
peuvent nous y aider. Par exemple celle de l'arc-en-ciel.
L'arc-en-ciel ? Oui, imaginez toute l'humanité
rassemblée sur une petite île au milieu d'un fleuve. S'ils voient
un arc-en-ciel, les hommes seront alors persuadés qu'il est aussi
réel que l'Arc de Triomphe, qu'il prend appui sur le sol. Mais s'ils
peuvent sortir de l'île, ils verront que, quand ils se déplacent,
l'arc-en-ciel se déplace aussi ! Ainsi l'arc-en-ciel existe de
façon indépendante de nous (il est lié à
l'existence de la lumière et des gouttes d'eau), mais certaines de ses
propriétés (sa position, par exemple) dépendent de nous !
Il en est de même pour l'atome: ce n'est pas un rêve, une illusion,
mais à lui tout seul ce n'est pas un objet, car une partie de ses
propriétés dépendent de nous, les observateurs humains !
Ce n'est donc pas un objet "en soi".
Un autre aspect important de la physique, c'est la
non-séparabilité. Oui, bien sûr. C'est très
important, car c'est la première fois que l'on peut montrer
scientifiquement que la proposition "Le tout est plus que la somme des parties"
n'est pas un voeu pieux. Dans le langage courant, on pourrait dire que, dans
les expériences qui ont montré la validité de cette notion
de non-séparabilité, deux particules restent reliées par
un lien étrange qui ne dépend pas de l'espace ni du temps. Comme
le formalisme quantique l'avait prévu, toute action exercée sur
l'une se répercute instantanément sur l'autre, quelle que soit la
distance qui les sépare. Et cela, même s'il est vrai que cette
non-séparabilité n'est pas exploitable pour l'action.
Peut-on dire que la non-séparabilité soit une
caractéristique du réel véritable? Il faut
être prudent. Lorsque l'on dit que le réel véritable n'est
pas accessible à la physique, on ne peut pas dire que par des
expériences de physique on a prouvé quelque chose concernant ce
réel! On peut faire une démonstration en "creux". On peut dire
que toute tentative de décrire le réel en soi comme quelque chose
de séparable est vouée à l'échec!
Vous ne pouvez pas nous en dire plus sur la
non-séparabilité? J'ai dit ce que j'avais le droit de
dire. Maintenant, les développements de la physique moderne nous ouvrent
beaucoup de portes... Mais le fait qu'une chose soit possible ne signifie pas
qu'elle soit vraie. Néanmoins, on peut faire des conjectures...
Dans Un Atome de Sagesse vous écrivez : "Dans les zones
tout à fait supérieures de la pensée, je fais une place
à certains discrets intuitifs - et intuitives - au moins
à tels ou tels moments privilégiés qu'ils ont connus. Un
nombre infime d'entre eux est parvenu à s'exprimer par le moyen de la
grande littérature. Les autres gardent le silence: mais je sais qu'ils
sont là, présents." Cette dernière phrase n'est plus
une conjecture mais une affirmation... Oui, j'ai connu un certain nombre
de personnes - telle cette amie de ma mère, qui écrivit des
recueils de poésie - qui avaient une vie intérieure très
riche.
Vous pouvez m'en lire une ? " Lorsque ton coeur frémit
d'une invisible approche,
Ne tourne pas la tête,
Laisse tes yeux se perdre au lointain de l'espace.
Ne cherche pas à connaître, cette présence,
Peut-être n'est-elle qu'un visage du silence et de la solitude...
Ose l'appeler en toi-même
d'un nom que tu croyais peut-être perdu à la Terre,
devenu ombre, souvenir,
et qui, arraché par l'amour à ton âme,
soudain ressuscité, jaillit d'entre les morts !"
Ce genre de poésie se rapproche de ce que je fais : elle évite
d'en dire trop, de tenter de donner des "détails techniques" - des
précisions sur cette réalité. Je trouve en cela un sens
très profond: l'idée que chaque individu peut avoir une
intimité avec quelque chose qui n'est pas simplement de l'ordre du
biologique ou du psychologique, quelque chose qui n'est pas une illusion. Pour
moi c'est cela l'essentiel, le centre de tout. Mais on ne peut pas nommer cette
chose, il n'y a pas de mots pour la décrire. C'est un indicible, un
inexprimable qui néanmoins peut être dit... mais sous forme
poétique seulement. Alors je parle de "profondeur du réel", je
tâche de me débrouiller... mais il n'y a pas de mots.
Peut-on résumer cela en disant que les connaissances scientifiques
que vous avez acquises vont dans le sens de certaines appréhensions
intuitives de la réalité ultime que vous avez ressenties, mais
qu'il est impossible de transmettre par des mots? Oui, c'est cela.
J'ajouterai que je crois que beaucoup de gens, la majorité des gens,
sont comme moi, ou pourraient être comme moi. Mais c'est une chose sur
laquelle on fait le silence, un silence total. Les gens n'osent même pas
réaliser qu'ils ont ce genre de possibilité en eux, parce que ce
n'est pas conforme à ce qu'on nous dit de penser, à ce qu'on voit
à la télévision, ce n'est pas à la mode! Il y a, je
crois, dans la plupart des hommes et des femmes cette espèce de
ressource là, qui est tue, cachée. Peut-être cela
aiderait-il un certain nombre d'entre eux à exister plus pleinement
s'ils la découvraient en eux-mêmes. C'est pour cela que je me sens
en désaccord avec la civilisation actuelle; parce qu'il y a eu une
époque où ce genre de choses était moins rejeté
dans les ténèbres extérieures que ce ne l'est
maintenant.
Quels arguments avez-vous pour affirmer que cette dimension qu'il y a dans
l'homme n'est pas illusoire, mais répond bien à un "appel de
l'Être"? Là aussi j'ai des arguments indirects. Des
arguments contre la vision opposée, celle qui consiste à dire :
"Ce n'est pas sérieux de parler d'appel de l'Être à
l'homme, parce que nous savons bien que l'éducation,
l'affectivité, la psychanalyse, peuvent expliquer cela; que pourrait-il
y avoir d'autre, à l'origine de cela, que notre cerveau, qui n'est
qu'une machine composée d'atomes, d'électrons et quarks?" Mais
une telle vision suppose l'existence en soi, indépendante de nos
aptitudes sensorielles et conceptuelles, de justement ces atomes,
électrons et quarks... Or nous savons que cette conception-là
n'est pas compatible avec la vision que la physique quantique nous donne de la
matière.
Quelle est votre "conjecture" personnelle sur l'Être ? Vous citez
souvent Spinoza, est-ce à dire que vous êtes
panthéiste? Tout d'abord, je réfute absolument
l'épithète de panthéiste appliquée à
Spinoza. Il dit qu'il y a la substance (qu'il appelle Dieu) et que cette
substance a deux modes d'expression: la pensée et l'étendue.
Ainsi la substance n'est pas l'étendue seule, n'est pas la
matière.
En ce qui me concerne, je suis assez proche d'une telle vision. L'Être
est avant la scission Sujet-Objet, ce serait donc le réduire que de
parler de lui comme un Sujet ou comme un Objet. Par contre, il importe de faire
la différence pour nous entre réel empirique et réel
indépendant. Par exemple, j'ai été intéressé
par Teilhard de Chardin dans ma jeunesse, mais sa vision est un petit peu trop
matérialiste, il prend trop la matière pour un "en soi".
Néanmoins, bien que nous soyons dans le monde de la
séparabilité, je ne vois pas pourquoi un certain lien avec
l'Être n'aurait pas pu être conservé. Il me semble que c'est
le cas et que notre esprit est peut-être une image déformée
de certaines structures de cet Être.
Pensez-vous que la diffusion d'une telle vision puisse être positive
pour la société? Sans aller jusqu'aux valeurs, je crois
que cela peut nous donner une échelle d'importance pour nos actes. Nous
avons tous besoin d'exister. Alors il est évident que pour ceux dont les
besoins vitaux ne sont pas satisfaits, nos considérations ne seront pas
d'un grand secours. Mais comment existe-t-on dans notre société
occidentale, où ces besoins sont remplis pour la très grande
majorité de la population ? En acquérant du pouvoir, de l'argent,
ou les deux. Ainsi les actes de bien de nos concitoyens sont dirigés
dans ce seul but. Ils se lancent dans l'action pure, l'action pour l'action.
Je pense ainsi que quand nous avons compris ce que nous venons de dire, il en
découle qu'il y a d'autres façons d'exister, et donc on peut
orienter sa vie autrement. Bien que je ne me sente pas une âme de
cénobite, je crois qu'il faut prendre en compte la manière
d'exister que nous enseignent les moines (et pas seulement les moines
chrétiens), car elle se situe aux antipodes des tendances actuelles.
Notre société serait un petit peu meilleure si une grande partie
des gens avaient un peu de moine en eux.
On pourrait vous objecter qu'il y avait déjà des civilisations
qui avaient une vision non matérialiste, et qui pourtant n'ont pas
été très charitables... Bien sûr, mais c'est
parce qu'il leur manquait quelque chose de fondamental: le sens critique. C'est
pour cela que les gens s'entre-tuaient pour des détails. J'ai ici un
texte de Grégoire de Tours qui décrit des batailles sanglantes
entre gens qui n'étaient pas d'accord... sur la date de Pâques!
Les conflits entre religions sont dûs à l'absence de sens
critique! Et ils sont d'autant plus absurdes, qu'il y a dans toutes les
religions des théologiens pour dire que Dieu est indicible, donc
indescriptible... et que ces gens se tuent parce que chacun veut décrire
Dieu à sa manière!!
Or la Science donne le sens critique. C'est pourquoi il faut que chacun,
à défaut de faire de la Science, ait une bonne connaissance des
fondements de la connaissance scientifique. Dans la situation quelque peu
morose qui est la nôtre, il y a là un véritable espoir:
voir surgir une société qui aurait à la fois une
aspiration à une intimité avec l'Être et un sens critique
largement développé. Une telle société
représenterait un réel progrès par rapport aux situations
antérieures.
Mais comment peut-on faire évoluer la
société? D'une certaine manière j'aime assez le
mouvement hippie. Aux États-Unis, ils ont failli réussir à
changer la société, justement en refusant de vivre simplement
pour l'argent, le pouvoir ou le statut social.
Mais c'est un mouvement qui a souvent dégénéré:
drogue, nihilisme... N'était-ce pas par manque de
fondements? Vous avez tout à fait raison. Si je citais cet
exemple, c'est pour montrer que tout espoir n'est pas perdu, et qu'un mouvement
porteur de certaines des valeurs qui nous sont chères peut influencer
une société.
Et pour l'avenir... Je fonde un certain espoir sur l'écologie.
C'est un bon moyen de changer les choses en montrant qu'il y a un autre but
à la vie que l'activité pour l'activité. Le sentiment de
la Nature, c'est quelque chose qui est accessible à beaucoup de gens,
alors que mes livres ne sont pas accessibles à tous, bien que je fonde
quelque espoir sur le dernier.
Mais pour avoir une consistance durable, il faut que l'écologie soit
complétée par une démarche visant, à partir des
ouvertures apportées par la Science, à prendre conscience de
cette profondeur du réel. Si les responsables écologistes
comprennent que c'est là qu'ils pourront trouver des fondements à
leurs actions, il y a un espoir que, petit à petit, les choses puissent
évoluer grâce à cette double redécouverte: celle de
la nécessité d'une quête de l'Être et celle de la
nécessité d'autres rapports avec la Nature.
|