Étienne Parizot
Physicien, musicien.
Le seul mot qui ne pose pas problème dans le modèle d'inflation
chaotique de Linde, c'est le mot Linde, qui est simplement le nom du physicien
qui a proposé le dit modèle. Pour le reste, il nous faudra un
petit effort.
Chacun sait que depuis le big bang l'Univers est en expansion.
Mais qui sait vraiment ce que cela veut dire? On imagine à l'origine une
grande explosion. On peut même faire le geste avec les mains. On se
représente la matière éjectée à une vitesse
vertigineuse et on se dit que si on avait traîné dans les parages
à ce moment-là, on se serait vu criblé de particules en
tous genres. Pourtant il n'en est rien. Notre monde ne fut jamais un
pétard explosant aux mains de Dieu. Rassurons ses amis, le jeune enfant
ne s'est pas même écorché dans l'entreprise. Dans
l'expansion de l'Univers, chaque point est laissé tel qu'il est, sans
aucune violence, ni brutalité. Pour lui, rien, absolument rien, ne
change. Il constate simplement que ses voisins s'éloignent. Voici ce
qu'il en est en réalité:
On nous apprend à l'école à représenter la position
d'un point par ses trois coordonnées (une suivant chaque axe: par
exemple la hauteur par rapport au sol, la distance au mur de face, et la
distance au mur de côté). Un point fixe est, par
définition, un point dont les coordonnées ne changent pas.
Prenons alors deux points fixes. Que vaut leur distance? Et bien nous pouvons
répondre: elle vaut ce qu'elle vaut. C'est-à-dire que comme les
points sont fixes, leur distance ne varie pas. C'est d'une logique implacable?
On le dirait. Pourtant l'Univers se moque continuellement de cette
logique-là. Car l'expansion de l'Univers, c'est précisemment
ça. Bien que cela semble contradictoire, deux points fixes voient leur
distance augmenter, sans qu'ils aient bougé d'un pouce, ni vers le haut
(ou le bas), ni vers l'avant (ou l'arrière), ni vers la gauche (ou la
droite). Ceci est la stricte vérité: leurs coordonnées
restent rigoureusement les mêmes au cours du temps. C'est étrange,
mais c'est possible, et c'est ça l'expansion de l'Univers. Avouez que
ça fait douter. Et on comprend les détracteurs de la
théorie, lorsque vers 1920, on s'est aperçu qu'un tel état
de choses n'était pas exclu par les lois de la physique.
Répètons-le, aussi saugrenu que cela paraisse, la distance entre
deux points fixes dans l'Univers peut varier au cours du temps.
L'avantage de la science, c'est que tant qu'il s'agit d'équations, tout
le monde ne peut qu'être d'accord. Rien, dans les mathématiques ou
dans la physique, n'exclut cette mystérieuse expansion. En un mot, c'est
possible. Soit. Mais de là à ce que ce possible soit une
réalité, il y a un pas. En effet : quarante- cinq ans. Car
une preuve quasi irréfutable de cette théorie est alors
tombée sur les instruments des observateurs et la (quasi?)
totalité des scientifiques l'a adoptée. Cela valait bien un prix
Nobel!
Ceci étant vu, nous pouvons passer à l'inflation proprement dite
qui n'est rien d'autre qu'une expansion qui ne cesse de
s'accélérer. Mais soyons précis: de même qu'on ne
peut pas parler d'inflation en économie sans expliquer d'abord ce que
sont les prix, on ne peut pas aborder l'inflation en cosmologie sans
définir au préalable le facteur d'échelle de l'Univers,
car c'est lui qui augmente. Ce facteur d'échelle, que l'on note
R, est précisemment la distance entre deux points fixes de
l'Univers. Vous objecterez que suivant les points particuliers que l'on
choisit, cette distance est différente, et que R peut donc valoir
n'importe quoi. Bien sûr, mais les prix aussi varient d'un objet à
un autre. Lorsqu'on dit que l'inflation est de 10%, cela vaut aussi bien pour
une boite d'allumette à 1,00 F qui passe à 1,10 F, que pour une
canne à pêche à 100 F qui passe à 110 F. On peut
donc prendre deux points quelconques pour définir le facteur
d'échelle R, mais il faut ensuite s'y tenir (on ne compare pas le
prix de la canne à pêche le premier août avec le prix de la
boite d'allumette au premier juillet).
Comment les cosmologues savent-ils ce qu'il advient du facteur
d'échelle? Ils appliquent les équations de la relativité
générale d'Einstein à l'Univers dans son ensemble, en le
considérant homogène et isotrope (Isotrope : Qui
présente les mêmes propriétés physiques dans toutes
les directions) (ce qui est effectivement le cas quand on le regarde sur de
grandes échelles). On obtient alors une équation donnant
l'évolution dans le temps du dit facteur d'échelle, et cette
équation admet différents types de solutions suivant le contenu
énergétique de l'Univers au moment considéré. Si
l'énergie de l'Univers se trouve principalement sous forme de
matière, comme c'est le cas aujourd'hui et comme ce le sera demain,
l'Univers subit une "banale" expansion qui se ralentit lentement. Si R a
une valeur donnée quand l'Univers a un certain âge, alors R
vaut 100 fois plus quand l'Univers est 1000 fois plus vieux.
Si maintenant on imagine que l'énergie de l'Univers se trouve
principalement sous la forme d'un champ scalaire (être physique simple
à l'extrême, qui est un cas particulier de la matière)
constant, uniforme et interagissant peu avec le reste de la matière,
alors le facteur d'échelle doit subir une croissance exponentielle. Si
R croît d'un facteur 10 pendant un laps de temps donné,
alors il croît d'un facteur 100 pendant un laps de temps double, d'un
facteur 1000 pendant un laps de temps triple, etc.
Un tel état de choses ne se produit pas actuellement, mais il n'est pas
exclu qu'il se soit produit par le passé, très peu de temps
après le big bang. C'est ce qu'on appelle l'inflation.
Toutefois, il ne s'agit pour l'instant que d'un comportement possible (non
exclu) de l'Univers. Et de là à ce que ce possible soit
une réalité, il y a un pas qui n'est pas franchi. Certes
l'inflation résoudrait joliment quelques problèmes que les
cosmologues se posent, mais ça ne suffit pas pour adopter une
théorie. Par ailleurs, non seulement nous n'avons aucune preuve, aucune
trace d'une inflation qui aurait pu se produire par le passé, mais nous
ne connaissons même pas le champ scalaire qui serait susceptible de
l'avoir engendrée. On en a bien quelques-uns sous la main, mais aucun
d'eux n'a les propriétés requises pour réaliser
l'inflation cosmologique. Il nous reste alors la possibilité d'en
inventer un, en espérant qu'on le découvre un jour, lui ou un
frère jumeau qui conviendrait pareillement. C'est ce qu'a fait Linde.
Mais il nous faut encore dire deux mots de la particularité de ces
champs scalaires.
L'habitude a été prise d'appeler "faux vide" l'état de
l'Univers où l'énergie est principalement sous forme d'un champ
scalaire constant, uniforme, déplacé de son état
d'équilibre qui constitue, lui, le vrai vide. Cette mauvaise habitude a
été prise parce que les propriétés de l'Univers
sont alors les mêmes que dans le cas d'un vide qui possèderait de
l'énergie. Et ces propriétés sont tout à fait
singulières. La pression dans un tel Univers est négative. Par
exemple -3500 millibars, ou -20 cm de mercure. Eh oui, c'est possible !
D'ailleurs, après tout, pourquoi pas ? La chose devient plus
étrange encore lorsqu'on considère la situation suivante:
imaginons une bulle de faux vide dans un océan de vrai vide. Comme nous
l'avons vu, le faux vide conduit à l'inflation, et par conséquent
la bulle voit son volume croître de façon vertigineuse. Mais pour
un observateur situé dans le vrai vide qui entoure la bulle, il en est
tout autrement. En effet, comme nous l'avons dit, la bulle a une pression
négative, tandis que le vrai vide, lui, a une pression "normale",
positive ou nulle. Or que se passe-t-il quand la pression à
l'extérieur est supérieure à la pression
intérieure?
Nous avons tous fait l'expérience d'aspirer l'air contenu dans un
récipient déformable. Aussitôt les parois se rapprochent
les unes des autres et le volume du récipient diminue. De même,
pour l'observateur dans le vrai vide, le volume de la bulle va diminuer
jusqu'à devenir... zéro! Pourtant un observateur dans le faux
vide ne se rendrait compte de rien. Au contraire, son espace à lui ne
cesse de croître. Voilà à nouveau un paradoxe troublant. Et
pourtant, une fois de plus, c'est possible. Car la théorie de la
relativité générale résout ce paradoxe. L'espace
qui est créé dans la bulle de faux vide, au nez et à la
barbe du vrai vide environnant, va se disconnecter totalement de l'Univers de
vrai vide, et évoluer de façon indépendante, comme s'il
avait toujours été seul au monde ! ... Ainsi est-il.
Il ne nous reste plus qu'à signaler que dans le modèle
d'inflation chaotique de Linde, des bulles de faux vide se forment à
loisir au sein de l'Univers, pouvant, sous certaines conditions, conduire
à autant d'univers disconnectés. (Le mot chaotique s'applique
à la formation désordonnée des bulles de faux vide, et
fait référence à un domaine de la
physique-mathématique qui étudie les systèmes ayant un
comportement aléatoires bien qu'ils soient issus de
phénomènes parfaitement déterministes.)
Voilà, nous savons à présent ce qu'est ce modèle
d'inflation chaotique. Mais rappelons encore qu'on ne connaît aucun champ
scalaire répondant aux conditions voulues pour générer
l'inflation et que même en faisant l'hypothèse de son existence,
on ne connaît rien qui pourrait conduire à la création
chaotique de ces bulles, qui doivent de plus avoir des propriétés
bien particulières. Mais c'est possible, et rejeter un modèle
parce qu'il nous effraie peut faire perdre beaucoup plus de temps que de
l'étudier avec objectivité.
Les moyens actuels ne permettent pas de trancher le débat de l'inflation,
mais puisqu'il a lieu, pourquoi ne pas s'amuser avec les cosmologues?...
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