Christiane Singer (suite et fin)
La souffrance en amour - si terrifiante, si variée -
apparaît
partout où il y a tension - où l'un ou l'autre se
cramponne -
partout où cette formidable énergie, qui ne demande
qu'à
nous traverser sans relâche est bloquée. La passion
est
destructrice parce que je tente de la retenir, d'en faire ma chose,
ma
propriété.
Or, je souffrirai jusqu'à en mourir - et beaucoup savent que
ces mots ne
sont pas exagérés - jusqu'à l'instant
où je
"passerai au travers". Le sens de la souffrance, c'est de traverser.
Nous
vivons dans une époque tellement poltronne qui nous
protège, qui
nous apprend surtout à ne pas souffrir, à rester en
surface,
à ne pas entrer dans les choses. Tout est superficiel.
Or "il n'est pas de petites portes, il n'est que de petits frappeurs".
La
passion nous offre une chance de traverser le mur des
apparences.
Mon Héloïse exprime cela mieux que moi.
"J'ai eu un rêve cette nuit: J'errais dans une ville à
la
recherche de ma maison. Je reconnaissais bien ma rue, les maisons
environnantes, mais impossible de déceler l'entrée.
J'ai
repassé dix fois sans la trouver. Et quel soulagement, pour
finir, d'en
découvrir l'interstice, la fente entre deux murs!
Ainsi m'a-t-il fallu, pour rentrer enfin à la maison, trouver
dans le
familier, la faille où pénétrer. Elle est
là, plus
proche que je ne l'avais soupçonné, dans le gras
même du
vécu. La plus haute espérance est au coeur du plus
proche et du
plus familier. Là où je passe et repasse
indéfiniment sans
la voir. Ta présence !
Dieu, ta présence à mon être, ta
déchirante,
exultante présence est au plus aigu de mon désir, au
coeur de ma
passion. Abélard et toi ne font qu'un ! Je ne l'ai pas
joué
contre toi ! Je ne l'ai pas préféré ! J'ai
frappé
en vain à mille portes!
En vain j'ai tout tenté pour me délivrer de la
souffrance
d'être séparée, en vain j'ai tourné mes
regards vers
les quatre horizons! D'où me viendra le salut? Du milieu
même de
l'amour, tu me regardes, et voilà que je ris aux
éclats, oui !
Le monde n'est que ton jeu de masques ! Sous toutes les apparences,
le
même visage, sous tous les visages, le même sang,
sous toutes les
écorces, le même aubier! Présent dans chaque
être,
différent en chacun de nous, unique dans l'infini
multiplié,
partout incognito, passager clandestin de nos entrailles, ton corps
est
composé de tous nos corps.
Ce que je croyais séparé vibrait en toi depuis
toujours! Aucune
tentative de fuite qui ne nous ait ramenés en toi! Traverser
l'épaisseur des choses au plus dru, au plus dense est encore
le plus
sûr chemin. Pour sortir de ma prison et Te rejoindre, il n'y
avait que
les murs à traverser!"
L'expérience de l'amour, c'est cela. L'expérience de
l'amour est
que, portée à son incandescence - que nous aimions
notre enfant,
notre amant, notre amante - dans la traversée, dans la
trouée,
nous entrons toujours dans la dimension du sacré.
On a tout à fait tort quand on dit que l'amour est aveugle. Je
crois
qu'il faudrait dire bien davantage que l'amour est visionnaire,
c'est-à-dire qu'il voit dans l'être aimé la
divinité
qui l'habite. L'amour voit tout.
Naturellement. Pas d'une manière réaliste et au
niveau des
preuves, mais dans la lucidité de la seule ferveur. C'est ce
qui
importe. L'amour est là comme cet apprentissage à
nous faire
entrer dans la ferveur. En toute chose la mesure est importante et
désirable, mais en amour la seule mesure est la
démesure.
Dans n'importe quelle forme d'amour, dans celui que nous portons
à nos
enfants, dans celui que nous portons aux hommes et aux femmes
que nous aimons.
La seule mesure est la démesure parce que c'est la seule qui
nous fait
entrer dans la ferveur et dans le sacré.
Mais comment pardonner quand on a beaucoup souffert
? Il est
important de comprendre que chaque réconciliation, chaque
pardon a un
rayonnement sur l'entière société.
"Réconcilie-toi
d'abord avec ton frère et reviens après." Cela
signifie que nous
devons aller nous réconcilier avec nos hommes, nos
femmes, et revenir
après pour discuter! Vous vous rendez compte de ce que cela
signifie ?
Nous réconcilier avec ces qualités qui nous habitent,
avec ces
haines, ces ressentiments qui sont en nous et qui, à un
autre niveau,
engendrent la guerre sur Terre?
Une superbe histoire soufie le résume ainsi: À
vingt ans, je
n'avais qu'une seule prière: "Mon Dieu, aide-moi à
changer le
monde, ce monde insoutenable, invivable, d'une telle
cruauté, d'une
telle injustice". Et je me suis battu comme un lion. Au bout de vingt
ans, peu
de choses avaient changé. Quand j'ai eu quarante ans, je
n'avais qu'une
prière: "Mon Dieu, aide-moi à changer ma femme, et
mes enfants,
et ma famille", et je me suis battu comme un lion pendant vingt
ans, sans
résultat. Maintenant je suis un vieil homme et je n'ai qu'une
prière: "Mon Dieu, aide-moi à me changer" et
voilà que le
monde change autour de moi.
Alors seulement commence la responsabilité envers le
monde, quand on
s'aperçoit combien de choses on fait souffrir de sa
souffrance, combien
de choses et de gens et d'êtres étouffent de notre
étouffement, de notre ressentiment, de notre haine, que de
choses sont
prises dans le réseau de nos désespoirs, que de
choses nous
entraînons dans nos dépressions, combien de plantes
meurent autour
de nous dans notre appartement, combien de morts entraînent
nos
dépressions.
Prendre conscience de toute cette queue de comète que nous
entraînons avec nous dans une existence! Prendre conscience
de ce qui se
produit dans un renversement d'une modestie infinie, quand nous
commençons à prendre au sérieux les gestes
que nous
faisons sur cette Terre. Quand je commence à comprendre
les
conséquences qu'a la manière dont je te verse
à boire,
dont je te tends la main, dont j'entre dans le jour du matin, et avec
quelle
pensée.
Est-ce que je vais grossir ce nuage noir au-dessus de la ville, ce
nuage noir
de pensées mauvaises, de ressentiments, de tristesse, de
colère,
d'impuissance, ou est-ce que je pose en ouvrant les yeux une autre
image, un
autre accent?
Est-ce que je crée un autre champ vibratoire où
d'autres,
peut-être en attente, vont pouvoir, comme dans un
réseau d'ondes,
se brancher à leur tour? Peut-être que quelqu'un
aujourd'hui a eu
une pensée d'amour et que sans le savoir je l'ai
captée. Que de
choses et que d'êtres nous entraînons, sans le savoir,
dans le
réseau de nos lumières, de nos espérances,
de nos
images!
J'ai cité une anecdote dans Les Âges de la vie -
un fait
divers qui m'avait bouleversée. Un employé des
chemins de fer
était entré dans un wagon frigorifique pour le
nettoyer, et la
porte s'était refermée derrière lui. Et le
voilà
enfermé dans ce wagon frigorifique.
Comme c'était un vendredi soir, il est resté tout le
week-end
dans ce wagon et évidemment il est mort de froid.
Seulement
voilà, la réfrigération n'était pas
branchée
et il y avait 18deg.C dans le wagon! A l'autopsie, son corps a
montré
tous les symptômes d'une mort par refroidissement. Cet
homme est donc
mort de la représentation qu'il avait du froid. Il est mort de
son
imaginaire!
C'est quelque chose d'extraordinaire! Nous vivons et nous mourons
de nos
images, pas de la réalité. La réalité
ne peut rien
contre nous. La réalité n'a pas de pouvoir contre
nous. C'est la
représentation que nous en avons qui nous tue ou qui nous
fait vivre.
Imaginez le contraire, imaginez un employé des chemins de
fer
enfermé dans un wagon frigorifique branché, mais
qui survivrait
en visualisant le soleil tout un week-end.
C'est aussi possible. Bien sûr que c'est possible et c'est ce
que nous
avons à faire dans cette société, où
nous mourons
de froid, où nos coeurs meurent de froid. Le pouvoir
d'aspiration du
négatif est quelque chose d'extraordinaire. C'est un puissant
aspirateur. Et pourtant la même force est à notre
disposition dans
la ferveur.
Faut-il rester indifférent au malheur qui existe dans le
monde autour
de nous? Ce que je vous dis n'exclut nullement la
communion avec le
malheur du monde. Bien au contraire. Mais on le rencontre dans une
toute autre
dimension de force et avec une puissance d'action que l'on acquiert
en ayant
cette force en soi. Annick de Souzenelle m'a donné cette
magnifique
phrase: "Un arbre qui tombe fait plus de bruit que toute une
forêt qui
pousse."
Nos actualités, nos informations ne sont faites que d'arbres
qui
tombent. Le monde aurait disparu depuis longtemps si ceci
était l'unique
réalité. Le monde tient debout par ce réseau
d'amour que
nous créons, vous et moi, chaque jour, et tous ces
êtres qui, en
cet instant, sont en train de faire quelque chose, des actes d'amour
dans le
monde, un regard de tendresse pour la Terre qui nous entoure, pour
la
création.
Cela tient le monde debout. Il ne s'agit pas de se détacher,
mais de
rencontrer le monde à partir d'une autre force. Sinon on est
entraîné dans le maelström de
l'épouvante. Il faut
savoir vraiment doser l'information que l'on reçoit. Je dois
dire que je
regarde de moins en moins les actualités à la
télévision parce que les images sont
indomptables.
Je préfère m'informer par la lecture sans me laisser
pénétrer par ces démons de l'image qui sont
si difficiles
à répudier ensuite, qui entrent profondément
dans
l'inconscient. Il ne s'agit pas de se désinformer,
certainement pas,
mais de rencontrer le monde d'une autre manière. Ne pas se
laisser
entraîner dans le maelström, ne pas en renforcer la
violence en se
laissant épouvanter.
Mais rester en contact, avec la profondeur, se pencher sur ce qui
m'habite, sur
ce silence des entrailles. Quelque chose en moi sait que rien ne
peut
m'arriver, que rien ne peut me détruire. C'est ce noyau
infracassable en
nous, ce noyau infracassable du divin en chacun de nous. Alors la
peur cesse et
quand la peur cesse, il y a un drôle de morceau en moins
d'horreur sur la
Terre!
Parce que la peur est la plus grande créatrice d'images qui
existe sur
Terre. Ce dont nous avons peur, nous le créons presque
irrémédiablement dans nos destinées. C'est
quelque chose
d'effarant. Vous avez dû le remarquer dans votre vie. La peur
a le
pouvoir d'engendrer images et réalités. Dans
l'univers
d'épouvante dans lequel nous vivons, tout tient debout par la
peur. Il
faut y répondre en congédiant en nous la peur, en
reprenant
contact avec ce noyau infracassable qui nous habite.
Je vis une division entre la relation amoureuse et le
sacré. Comment
les réunir, les vivre ensemble? Avez-vous un "truc"
à nous
donner? Je vais vous décevoir, je n'ai pas de truc!
mais cette
dissociation, c'est évident, elle est là aussi.
Éros est
une puissance, c'est la force atomique. Ça peut être
quelque chose
d'extrêmement destructeur. Vous n'avez qu'à le voir
en action dans
notre société lorsqu'il est scindé, lorsqu'il
est
séparé du sacré.
Nietzsche a dit quelque part que le christianisme a donné du
poison
à boire à Éros, qui depuis est devenu
Perversion. La
puissance de l'éros est quelque chose d'effarant. Les
malheureux
Pères de l'Église n'en sont pas venus à bout.
Le pire pour
Augustin était de se réveiller le membre
dressé. Que
malgré toute la "foi", l'éros reste invincible, se joue
de la
volonté de l'homme...!
Pourquoi cette violence de l'éros ? C'est celle de la
tempête,
c'est celle de la nature. Sans ce caractère sauvage,
l'éros ne
serait pas en mesure de fracasser nos vieilles armures, nos
égos. Il ne
faut pas moins un ouragan pour ouvrir portes et fenêtres
barricadées : en m'arrachant à ce que je croyais
être,
l'éros me jette dans un autre ordre - l'ordre de la
communion.
Je me croyais séparée de toute la création?
Voilà
que j'y suis immergée! Si vous croyez vivre un clivage,
entre la
relation amoureuse et le sacré, cessez d'y croire, car RIEN
ne les
sépare sinon la vision destructrice de notre
société, qui
est devenue aussi la nôtre !
Par ailleurs, nous sommes appelés bien sûr à
faire acte de
culture, c'est-à-dire à transmuer cette
énergie sauvage,
à la dompter, à la rendre bénéfique
pour la
communauté humaine.
Il y a des traditions, comme celle du Bouddhisme Tantrique qui ont
des
avantages extraordinaires sur la nôtre, et qui ont toujours su
utiliser
cette énergie de l'éros, travailler avec elle, la
transmuer.
Lisez le beau livre de René Nelli, L'Érotique des
Troubadours, qui analyse ces pratiques de "purification du
désir"
comme le domnei, qui ont existé aussi dans l'Europe
du XIIe
siècle. Le travail de transmutation des énergies de
l'éros
en chacun de nous est acte de culture. Cette concordance dont je
parlais tout
à l'heure entre amour, pardon des offenses, bonté,
clémence, douceur et tendresse, en est l'effet
civilisateur.
Cette colossale énergie est seule capable de fracasser nos
coeurs
endurcis et cadenassés et d'en libérer la tendresse
enfouie au
plus profond. Nous n'avons pas à notre époque la
moindre culture
de l'éros, le moindre rituel de l'attente, de la retenue. Le
sens de la
chasteté consentie, comme celle du jeûne est perdu.
Nous avons
cru, dans un univers permissif, jouir de tout - or nous avons
presque tout
perdu - car l'amour n'existe que dans le jeu subtil des tensions et
des
résonances. À nous de le réinventer !
Extrait de Terre du Ciel.
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