Ettore Gelpi Responsable de l'éducation permanente à
l'Unesco, auteur de Conscience Terrienne, Mc Coll Publisher, Florence, 1992.
1. IDENTITÉ NATIONALE, RÉGIONALE, URBAINE, TERRIENNE
L'identité nationale est peut-être le résultat de deux
processus contradictoires. Dans l'âge d'or de l'homme (mythique ou
réel), il n'y avait pas de nations parce qu'il n'y avait peut-être
pas de réelle continuité entre les premiers habitants de la
Terre. Progressivement, des spécificités se sont
manifestées qui, à travers les communications, les guerres, les
rencontres, ont donné lieu à la construction des nations, non
sans difficultés et déchirements. Villages et villes
pacifiés ont constitué les premiers noyaux de nations.
L'histoire des derniers siècles a vu des compositions et des
recompositions de ces nations ainsi que des groupements que l'on pourrait
appeler, dans le langage d'aujourd'hui, subrégionaux. Ces groupements
ont connu également des aventures alternées, expansion et
disparition. La deuxième moitié du XXe siècle
est particulièrement sensible à ces nouvelles configurations
souvent nécessaires pour permettre d'avoir, sur un plan
économique, politique, culturel, des économies
d'échelle.
Ces groupements coexistent avec des identités nationales et peuvent
favoriser - ou empêcher le passage à une future identité
terrienne. Jusqu'à présent, l'Internationale, a favorisé
les relations entre pays, mais il est évident qu'il n'a pas
créé une "identité internationale".
Une autre forme d'identité se précisant avec beaucoup de
contradictions, et parfois de tragédies, est l'identité urbaine.
à la fin du XXe siècle, 50 % de la population habiteront la
ville. Il est souvent difficile, dans les immenses périphéries
des villes, de distinguer l'identité propre des pays qui accueillent des
habitants dans leurs banlieues. Il y a le plus souvent, davantage
d'identités communes entre les habitants de ces parties de villes
privées d'histoire, qu'entre ces mêmes habitants et le reste de la
population du pays.
Le droit d'être soi-même (langue, culture, poésie, luttes
sociales, choix de sa propre joie et de son propre plaisir, etc.) est un aspect
important de l'identité individuelle et collective. Il n'y a pas de
logique pour faire violence à ce droit dont l'exercice ne peut
qu'enrichir les autres.
Les identités personnelles, ethniques, nationales, permettent à
l'homme d'avancer, mais leur dégénérescence peut le
bloquer. L'identité nationale peut engendrer le nationalisme qui exalte
la prétendue supériorité d'un peuple. L'identité
ethnique peut faire surgir le concept de supériorité d'une race.
De là sont issues l'élimination physique de l'individu, la
destruction de populations, les guerres, les anciennes et les nouvelles
barbaries.
Le processus d'identité terrienne ne peut pas être une aventure
intellectuelle solitaire. Elle doit s'ancrer dans le vif des forces sociales
qui existent dans différents pays et qui s'expriment dans la vie
politique, culturelle et syndicale. Des acteurs privilégiés
créatifs - souvent dans des conditions difficiles - sont et seront les
émigrés et les réfugiés, dont le nombre ne cesse de
croître.
Le respect de toutes les identités est le fondement d'une
identité terrienne qui n'est pas basée sur la disparition des
spécificités mais, au contraire, basée sur leurs
interactions et le développement de chaque culture, de chaque langue et
de chaque désir.
L'identité terrienne se développera à travers les
relations internationales et les intégrations de l'ensemble des
populations qui sont actrices, et non pas dans certains cas receveuses de
modèles unifiés de consommation, et dans d'autres d'espoir de
consommation.
L'identité terrienne se construira lorsque l'ensemble des populations
pourra produire et consommer. Il serait très risqué de renforcer
une division qui, malheureusement, se précise entre une partie de la
planèt, qui a les moyens de produire et de consommer, et une autre
partie qui est privée de ces moyens.
2. IDENTITÉ NATIONALE À L'EST ET À L'OUEST, AU NORD ET AU
SUD
L'identité nationale a permis aux populations du Sud de se
reconnaître dans leur lutte historique et contemporaine contre le
colonialisme. Il est aujourd'hui nécessaire, par cette même lutte
de passer à des unités plus vastes: subrégionales,
régionales et demain terrienne. Il est aussi évident que les
pouvoirs coloniaux et néo-coloniaux peuvent utiliser l'identité
nationale des minorités, ou l'identité nationale qui s'oppose
à des entités plus vastes, comme étant de
l'intérêt des populations. La lutte non-violente pour la paix
permet de mettre en évidence les limites de l'identité nationale
qui peut devenir un instrument de violence et de primauté.
Le dépassement de la contradiction entre l'Est et l'Ouest politiques
semble faire oublier l'importance et la nécessité de
reconnaître comme principaux interlocuteurs ceux qui représentent
le monde du travail. Les mutations technologiques et organisationnelles d'une
partie des travailleurs ne signifient pas que les acteurs de la vie productive
et culturelle ont une importance mineure. Si, par exemple, il y a un taux
mineur de syndicalisation dans les pays du Nord-Ouest, il y a, par contre, une
conscience syndicale plus aiguë dans les pays du Sud et, dans une certaine
mesure, dans l'ancien Est politique.
De nouvelles relations entre le Nord et le Sud, et entre ce qu'on appelait
l'Est et l'Ouest, vont devenir productives lorsque la rencontre entre nations
aura dépassé un stade purement défensif. La rencontre
culturelle peut jouer un rôle important pour permettre d'apprécier
la richesse de l'ensemble des 5 milliards 400 millions de Terriens, souvent
présentés à travers des stéréotypes. La
meilleure stratégie consiste à empêcher la division de la
planète entre producteurs et consommateurs, entre guides
éclairés et populations soumises, entre personnes
affectées de problèmes circulatoires dûs à une
hyperalimentation et les personnes affectées par la tuberculose et le
rachitisme à cause de la dénutrition.
Certains pouvoirs pensent qu'il est possible de développer - et parfois
de vendre - la démocratie sans les interlocuteurs. Le Sud et l'ex-Est
politique la voudraient bien, mais les populations de ces pays ne veulent pas,
en général, avoir à payer cette démocratie au prix
de nouvelles formes de dépendance.
3. PENSÉE COMPLEXE
La construction d'une identité terrienne est un objectif qui requiert
une pensée complexe et ouverte. Il ne s'agit pas de faire fi du
passé, des guerres et des violences, mais au contraire, sur la base de
connaissances approfondies des héritages coloniaux, de l'histoire des
luttes de classes, et des agressivités réciproques entre pays, il
est possible de voir et d'anticiper certaines politiques qui vont
dépasser l'histoire et non l'ignorer.
La pensée complexe est nécessaire parce qu'il faudra vivre dans
le cadre de contradictions multiples en les assumant et en les
dépassant. Un peuple est composé d'envahisseurs et de populations
qui ont refusé la violence d'autrui. La pensée complexe nous
permet de déchiffrer, dans toutes ces contradictions, le
développement économique, scientifique et technique; elle nous
aide aussi à comprendre la contradiction de l'être humain qui peut
être, en même temps, créateur et destructeur dans ses
fonctions de producteur et de consommateur.
L'éducation à la pensée complexe n'est pas toujours
favorisée par le pouvoir, car elle peut devenir l'instrument critique
dont les populations pourraient se servir.
Les guerres permanentes - auxquelles nous assistons notamment en cette
époque considérée comme une période de paix - sont
également le résultat d'un manque de pensée complexe de la
part des populations qui acceptent ces guerres déclenchées par
leurs leaders au nom des "valeurs".
La société contemporaine est en face de phénomènes
qui s'appellent: catastrophes naturelles ou provoquées involontairement
par l'homme, chômage structurel, nouvelles épidémies,
multiplication des conditions de marginalité, destruction des ressources
naturelles et humaines, et en même temps, avancement extraordinaire de la
capacité de l'être humain dans le domaine de la communication sous
toutes ses formes et de la manipulation positive et négative de la
nature. Encore une fois, la pensée complexe peut contribuer à
éviter de tomber dans le désespoir ou dans l'optimisme
béat fondé sur une confiance démesurée en la
science et surtout en la technologie.
4. ÉDUCATION ET CONSTRUCTION DE LA PAIX
L'histoire de l'éducation est une histoire de luttes et de conflits qui
semble échapper aux théoriciens et aux politiques de
l'éducation d'aujourd'hui, absorbés seulement par la dimension
économique et professionnelle de l'éducation.
L'éducation est un instrument d'émancipation des populations
marginales, des minorités écartées et des majorités
de travailleurs auxquelles l'accès au pouvoir était interdit ou
limité. Il y a aussi eu l'utilisation de l'éducation pour
uniformiser et "normaliser" les populations au nom d'une patrie, d'une
religion, d'une ethnie. L'ambiguïté de l'éducation est
permanente, mais avec ses spécificités historiques,
l'éducation a contribué en même temps au nationalisme
belliqueux et à l'internationalisme pacifique.
Adultes, éducateurs d'adultes, jeunes, enseignants, éducateurs
d'éducateurs, théoriciens de l'éducation, nous sommes tous
soumis à des pressions idéologiques de la part des structures du
pouvoir qui influencent théories, politiques et activités
éducatives. Si nous lisons la littérature pédagogique des
décennies précédentes, si nous analysons les politiques
éducatives, nous nous apercevons que l'éducation a subi la
logique des divisions politiques Est-Ouest, et des divisions politiques et
économiques Nord-Sud, et non pas une logique cohérente avec les
besoins éducatifs des populations. à l'Est, on a
célébré une idéologie éducative qui s'est
évanouie à cause de la crise de cette partie du monde. à
l'Ouest, on a célébré des théories
éducatives qui s'évanouissent à cause de crises sociales,
du chômage et des transformations rapides des structures productives.
Dans toutes ces différentes expressions institutionnelles, comment
rendre les éducateurs capables de résister à
l'idéologie dominante, à l'imposition du pouvoir; comment les
inciter à écouter les populations et à leur permettre de
parler comme des acteurs principaux?
Les éducateurs sont aux premières lignes dans ces transitions
ambiguës. L'éducateur doit savoir faire la distinction entre se
battre pour une langue et une culture qui signifient amour et respect, et
devenir un instrument contribuant à déclencher la violence d'un
groupe contre un autre, d'une nation contre une autre; l'histoire et
l'actualité sont riches de ces passages ambigus que les acteurs
principaux connaissent.
Les éducateurs, dans le sens le plus large, sont conscients du fait
qu'ils ne peuvent contribuer à la célébration du
nationalisme centré sur la violence, l'exclusion de l'autre et le manque
d'esprit critique. Encore une fois, l'indépendance de ceux qui
travaillent dans le domaine éducatif est importante. Cette
indépendance a son origine dans la participation des populations
à la définition et à la mise en oeuvre des politiques
éducatives et culturelles.
Pourquoi ne parle-t-on plus aujourd'hui dans les pays du Nord, de cette culture
populaire, de syndicats, de classe ouvrière? Cette culture et ces
acteurs continuent pourtant d'exister dans le Nord et dans le Sud, mais le
monde éducatif semble être lui aussi plus attiré par les
valeurs véhiculées - avec ou sans violence - par les structures
du pouvoir.
Le rôle de l'éducation se précise dans les mouvements, les
institutions et les pays face au problème de la guerre, de la violence
et de la construction quotidienne de la paix. C'est à ce moment
précis que le projet éducatif dévoile ses objectifs et
sort de l'ambiguïté. Les éducateurs qui participent à
des projets de violence, ou qui les tolèrent, deviennent complices d'une
régression de l'homme et pourront difficilement contribuer à des
projets d'élargissement de la communication humaine.
La construction de la paix n'est pas une action forcément
négative (paix = absence de guerre), elle signifie plutôt une
re-formation de la production, de la consommation, pour éviter ainsi une
violence indirecte, mais néanmoins permanente, de l'homme sur l'homme.
L'éducation, surtout lorsqu'elle est associée à la
culture, peut jouer un rôle essentiel pour faire prendre conscience de
l'importance des changements substantiels concernant production et
consommation, dont l'objectif semble être uniquement le profit
immédiat.
La construction de la paix est aussi une lutte contre le racisme dans toutes
ses manifestations, pour l'acceptation de l'autre, migrant ou minorité
autochtone, pour l'introduction de nouveaux indicateurs qui permettent
d'évaluer l'homme non seulement en relation au PNB (Produit National
Brut), mais aussi à sa capacité de production culturelle et de
jouissance.
5. LUTTES NON-VIOLENTES
Les luttes non-violentes pour la Terre sont aujourd'hui menées surtout
pour empêcher la destruction des ressources humaines et naturelles. On a
l'impression que la protection archéologique est plus importante que
celle de l'homme et de la nature. Ces luttes passent par les différents
types d'identité, la modernité, la rationalité, la
démocratie, qui s'opposent au nationalisme exclusif, à la
modernisation, à l'avantage des uns et au détriment des autres,
à la rationalisation dont souvent, la logique est la seule
rentabilité, à la démocratisation, dont on voit souvent
les amis des anciens dictateurs prêcher souvent les bienfaits et les
valeurs.
Ces luttes passent par une vie associative renouvelée, par une
décentralisation du pouvoir, par une participation des populations aux
décisions qui les concernent, par une soumission de la technologie aux
intérêts de la personne humaine et de la nature. Ces luttes vont
peut-être contribuer à renforcer l'identité de l'homme et
de la femme. La participation joue un rôle important, ainsi que la vie
culturelle, dans la période de transition, de reconversion, de remise en
cause, que l'homme et la femme sont en train de vivre.
La lutte non-violente, dans la meilleure tradition de I. Ferrer y Guardia, de
M. Gandhi, de M.L. King, de S. Allende, est aujourd'hui une
nécessité parce que les conflits, les violences, les destructions
ne peuvent pas être résolus seulement par la réflexion et
l'observation toujours indispensables, certes, mais insuffisantes à
elles seules, ni par de pieuses déclarations.
Faire: il s'agit d'en préciser le temps et les modalités, mais
les contenus sont clairs.
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