Agnès Bertrand
Gros titres des journaux pendant des semaines entières, le GATT est
à nouveau repassé dans l'ombre. Et pourtant, seul le sommet de
l'iceberg est apparu sous les projecteurs. Dépassant largement le
domaine agricole, les négociations commerciales multilatérales du
GATT doivent dicter les règles pour le commerce mondial jusqu'au
XXIe siècle. Les péripéties de l'Accord
général sur les tarifs douaniers et le commerce sont plutôt
difficiles à suivre: "Rupture des négociations", "Reprise des
négociations", "Suspension des négociations". Autant de titres
d'un feuilleton dont le plus extraordinaire est que nous en ignorons le
scénario. Difficile de blâmer les journalistes: les
négociations du GATT se tiennent à huis clos. Seules les sessions
cérémoniales sont ouvertes à la presse.
Au détour d'un article, on apprend quand même que la Politique
agricole commune doit se plier aux exigences du GATT, que le boycottage du thon
mexicain - pour protester contre le massacre des dauphins pris dans les filets
dérivants - est en fait anti-GATT, que
la brevetabilité des espèces vivantes animales et
végétales, génétiquement manipulées, est
inscrite dans le mandat de Punta Del Este. En revanche, la
légitimité du GATT n'est pas une question à l'ordre du
jour. Pourtant, les enjeux de la huitième reprise "dépassent,
selon Surendra Patel, tous les accords et consensus intergouvernementaux depuis
la fin de la Seconde Guerre mondiale". Mais qu'est-ce donc que l'Uruguay
round, et comment en sommes-nous arrivés là?
À l'origine, en 1947, avec 44 pays signataires, les fonctions du GATT
étaient relativement restreintes. Elles se bornaient à
réglementer les exportations et les importations, pour mettre de l'ordre
dans le commerce chaotique d'après-guerre. Avec 117 pays signataires, le
GATT contrôle aujourd'hui les quatre cinquièmes des
échanges mondiaux, et peut dicter les politiques économiques
internes des pays. C'est dire que l'utilisation des ressources, la façon
de produire, de commercer, de consommer partout dans le monde, ne seront plus
fixées, ni par les gouvernements, ni par d'autres organismes
internationaux, mais par le GATT. On a peine à le croire, et pourtant...
En février 1992, à l'Assemblée générale de
la conférence des Nations unies pour le commerce et le
développement (CNUCED) à Carthagène, un diplomate nordique
déclarait que si les accords du GATT étaient signés, la
CNUCED serait réduite à "une école du dimanche
d'économie de marché pour pays en voie de
développement".
Des mesures environnementales considérées comme
anti-GATT
Quelques précédents auraient pu nous avertir du rôle de
législateur-gendarme mondial que s'octroyait le GATT. Quand en I989,
l'Indonésie voulut restreindre ses exportations de grumes (troncs
bruts), et commercialiser davantage de produits transformés sur place
afin d'obtenir plus de devises pour une quantité moindre d'hectares
déboisés, la mesure fut déclarée anti-GATT. Quand
le Canada voulut suspendre ses exportations d'eau douce vers les
États-Unis pour économiser ses propres réserves, le pays
fut accusé de faire obstacle à la liberté de commerce!
Mais que s'est-il donc passé?
Depuis les années 50, le commerce mondial est monté en
flèche. Les progrès des télécommunications et des
transports ont permis aux entreprises de se mondialiser, de contrôler des
milliers d'unités de production dans des dizaines de pays. Elles sont
aujourd'hui moins les servantes des économies nationales que leurs
maîtres. Les chiffres parlent: le chiffre d'affaires de Shell
dépasse les budgets réunis de l'Espagne et du Portugal.
Un arsenal d'acronymes propre à dérouter les professeurs
d'économie cinq étoiles
Ce contrôle croissant de la vie économique mondiale par les
transnationales ne date pas du démarrage de l'Uruguay round. Mais
le grand tournant s'opère avec leurs efforts concertés pour faire
passer ce contrôle d'état de fait à l'état de droit.
En I983, sous l'administration Reagan, les grandes firmes américaines
décidèrent que le moment était venu de faire sauter les
dernières entraves qui inhibaient leurs propres opérations
à l'échelle mondiale. Quel meilleur outil que le GATT? Une
instance qui agit au nom de la liberté puisqu'elle oeuvre pour le
libre-échange, qui se réclame de la famille de l'ONU sans se
soumettre à ses règles. En septembre I986, sur invitation
américaine, les ministres du commerce extérieur des pays
adhérents au GATT se réunissent à Punta del Este en
Uruguay. C'est le démarrage de la huitième reprise. Grâce
au huis clos, à la complexité et à la technicité
des débats, à un arsenal d'acronymes propre à
dérouter les professeurs d'économie cinq étoiles, une
réécriture totale de l'accord d'origine s'opère.
Malgré la réticence de la majorité des pays, de nouveaux
secteurs sont ajoutés aux prérogatives du GATT. Inscrits en
réalité comme thèmes à débattre, on ne sait
toujours pas par quel tour de passe-passe ils sont devenus "mandatoires".
Les nouveaux secteurs sont les Trips, les Trims et les
Services. Traduisons: les Trims, réglementations
commerciales sur l'investissement, prévoient l'interdiction de refuser
l'investissement étranger ou le rachat des entreprises nationales et du
patrimoine foncier par le capital étranger; les Trips,
réglementations commerciales sur la propriété
intellectuelle, prévoient le renforcement des législations sur
les brevets, leur extension à vingt ans, avec royalties à la
clé pour les grandes firmes détentrices des brevets; les
Services, c'est-à-dire les assurances, le tourisme,
l'information, les communications, la construction, les transports, et
jusqu'à l'éducation et la médecine, tombent
désormais dans l'orbite du GATT. Refuser l'accès au Club
Méditerranée aux Mc Donald's et autres Disneylands, devient une
transgression de la liberté de commerce. Plus question non plus
d'imposer un quota d'embauche locale ou autre mesure protectionniste.
L'agriculture, secteur jusqu'ici considéré comme vital et
protégeable, doit se soumettre au GATT. Avec les Fogs, nous
sommes carrément dans le brouillard: c'est le fonctionnement du
système du GATT, qui prévoit un arsenal de représailles
croisées pour les pays "délinquants" selon la terminologie du
GATT.
"Un préalable indispensable pour la croissance future de l'industrie
chimique internationale"
Bien joué! On peut continuer à amuser la galerie avec des
conférences internationales, des conventions non assorties d'obligations
légales, comme celles issues du sommet de Rio. Les vraies affaires se
passent ailleurs. "Notre seule et meilleure chance de créer les
règles commerciales dont nous avons impérativement besoin pour le
XXIe siècle", déclarait Carla Hills, la négociatrice
américaine au GATT, dès 1990. Le P.-D.G. d'ICI, quant à
lui nous prévient que "le succès de l'Uruguay round est un
préalable indispensable pour la croissance future de l'industrie
chimique internationale" (International Herald Tribune, 7 avril 1992).
Le pire, c'est que cet acharnement des transnationales à soumettre le
monde à leur logique n'est même pas machiavélique. Les
"pauvres" transnationales sont contraintes à bouffer ou à se
faire bouffer! Dans certains secteurs comme l'agro-alimentaire, le rythme des
OPA (Offre Publique d'Achat) est devenu vertigineux. Les grands
P.-D.G. eux-mêmes sont piégés dans une course de rats.
Parmi les très rares exceptions, l'ex-financier franco-britannique Jimmy
Goldsmith a examiné avec lucidité la question. Dans son discours
au sommet économique de Davos, en février 1991, à propos
de la soumission de l'agriculture aux règles du GATT, il
déclarait : "Quand je porte mon regard sur le tiers monde, je
frémis... L'agriculture locale et les pêcheries seraient
dévastées par ce flot de denrées industrielles massivement
subventionnées...(Les paysanneries du Sud sont déjà
fortement touchées par l'écoulement des excédents du Nord,
soit à des prix inférieurs aux prix de revient (dumping), soit
sous forme d'aide alimentaire) Les sociétés dans lesquelles
prédominent encore les petites et moyennes entreprises seraient
englouties comme par une inondation catastrophique".
Le Grand Cru du GATT
On ne peut même plus aujourd'hui, faire la distinction entre les
conséquences écologiques et les conséquences sociales de
cet assaut généralisé sur les ressources
planétaires préconisé par les tenants du GATT.
Nous sommes en droit de pouvoir choisir entre l'avenir de quelques
géants de la chimie et l'équilibre des grands
écosystèmes: atmosphèriques, aquatiques et terrestres.
L'Uruguay round n'est pas encore signé. Au fur et à mesure
qu'elles sont connues, les prérogatives du GATT soulèvent la
surprise, puis l'indignation d'un nombre croissant de parlementaires.
Dans le monde entier les O.N.G. (Organisations non-gouvernementales.)
font campagne pour alerter les citoyens de la "GATTastrophe" et promouvoir un
commerce plus équitable. C'est une ONG du Sud, le Third World network
(Traduction: le réseau du tiers monde), qui a alerté les
associations du Nord. Face à cette érosion du principe même
de démocratie, dans divers pays, des alliances de citoyens se mettent en
place. En France, l'Alliance paysans-écologistes-consommateurs qui
regroupe une trentaine d'organisations nationales, a imaginé plusieurs
cadeaux-surprises: le Grand Cru du GATT, cuvée spéciale Arthur
Dunkel. L'Alliance invitait les ministres et parlementaires à
méditer, le temps d'un verre de vin, pour décider s'ils allaient
laisser saborder la démocratie, le monde rural et la planète
avec. La presse a parfaitement compris le message. "Le Grand Cru du GATT : une
infâme piquette", titraient des journaux jusqu'en Norvège et au
Japon. Et le 21 octobre 1992, pour dénoncer la perte de
souveraineté nationale, l'Alliance apporte aux députés des
oreillers "offerts par le GATT, sponsorisés par les multinationales" sur
lesquels ils pourront dormir une fois l'accord signé. La veille du
débat parlementaire sur le compromis agricole de Washington entre la CEE
et les États-Unis, quelques parlementaires demandaient jalousement
à la délégation de l'Alliance : "Où se procure-t-on
les cinq cents pages de l'accord final?"
Miraculeusement, c'est la France qui, par la menace de son veto (pour
protéger ses parts de marché et non par souci
d'égalité et de partage !), a fait échouer in
extremis la conclusion de la VIIIe manche du GATT. Mais ce n'est que partie
remise.
À moins que..? De plus en plus de citoyens semblent avoir
démasqué l'organisation. On voit même fleurir un peu
partout sur les pare-brise un autocollant qui rebaptise ses partisans :
Gangsters associés tous trafics...
PS: Si vous souhaitez agir contre le Gatt, vous pouvez signer la pétition
pour demander l'organisation d'un référendum avant la conclusion
des accords du Gatt, vous procurer l'autocollant et un dossier plus complet:
Alliance paysans-écologistes-consommateurs, 53, rue des Renaudes, 75017
Paris. Tél : (1) 42 67 04 11, ou Campagne Anti-Gatt, Ecoropa, 24, rue
de l'Ermitage, 75020 Paris.
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