Jean Louis Aubert
Tout le monde veut aider, aider pour s'aider, aider pour vivre, au lieu de
vivre pour vivre, en aidant. Alors j'ai transpercé cette guerre d'un
grand éclat de rire, pour vaincre la peur, et contenu une larme pour
laver l'intérieur.
Ainsi le jour où on m'a poussé dans les bras d'une guerre, dans
les bras d'une image, mais pas tout à fait; l'attaché de presse,
fidèle à son image, me projeta sous un projecteur
braqué... sur une guerre. Le journaliste, fidèle à son
image, me convainquit de m'avancer sous le projecteur dans le but de donner une
image journalistiquement plus performante. Allons-nous survivre à la
dispersion des images en ignorant que nous sommes constamment des
générateurs d'images?
Ainsi je me prêtai, ou je prêtai mon image, sans savoir tout
à fait pourquoi, ayant bien l'intention de me donner quand le moment de
vivre en dehors des images serait venu. Je dois une fière chandelle
à cet univers d'images, qui m'invite à participer et à
témoigner. Pour aller chercher les images, il faut bien vivre,
m'échappant ainsi à la lourde condamnation d'être
spectateur des images des autres.
Dans une guerre, il faut trouver des solutions, il faut choisir un camp. Mais
je suis du camp des humains. Non pas pacifiste, mon camp est vibratoire,
il dépend de la personne, du lieu et du moment, non de l'uniforme, ni
d'une géographie antédiluvienne ou d'une religion vide comme un
oeuf pillé par des loirs.
Un regard peut me paraître si doux que j'ai du mal à penser que
c'est celui d'un assassin, que je suis un assassin. D'autres, somnambulaires,
auront du mal à me faire avaler leur vérité venue
d'ailleurs, qui ne fait qu'une pause transitoire dans le hamac percé de
leur mémoire.
Armé de ma guitare, j'ai caressé les mains, plongé dans
les regards et pris l'air d'assaut au son de quelques notes. Laissez-moi vous
conter cette musique.
Évadés de la visite organisée de la misère des
autres, nous partîmes tôt le matin voir les jeunes
réfugiés orphelins et les femmes, mères d'occasion, qui
prennent soin d'eux. Á peine entrés dans le réfectoire,
Merim 14 ans, à la vue de ma guitare, sort son accordéon. Nous
nous asseyons sur de minuscules tabourets d'enfants; nous nous asseyons en
état d'urgence, pas un mot, pas un geste inutile. De la musique tout de
suite, de la musique... Vite!
Cet enfant au regard pur, joue, joue bien. Je fixe ses yeux qui fixent les
miens, nous nous soufflons les accords, nous sommes l'accord. Femmes, enfants,
et militaires dansent et chantent autour de nous. C'est la guerre, la guerre
pour la paix. Enfin quelque chose de vivant.
Pourquoi n'enverrions-nous pas cette musique, cette image en France?
Après tout, nous faisons de la télévision. J'avertis le
commandant de la télévision... scepticisme. Mais enfin, nous
sommes là pour les Bosniaques... Alors? Un commandant des armées
me prend dans un coin plusieurs fois dans la journée: "Insiste
Jean-Louis! C'est bien que tu joues avec ce petit".
Journaliste endormi, te réveilles-tu dans la violence de ta
télévision et dans le fracas de ton commentaire monocorde et
bien-pensant? Mort! Mort, vous dis-je! Mort au point de ne plus ressentir
aucune autre violence que celle qu'il veut bien chercher.
Autre homme, autre image, Noël, homme d'image, photographe de terrain,
baroudeur cynique, mitrailleur au grand coeur. Il jette quelques mots qui
viennent iriser enfin l'apparente limpidité des choses. Beauté et
tristesse de son regard : <<Sarajevo, là-bas c'est la grande
partouze humaine, une orgie de violence. Ils se la donnent Hendrix de la
kalachnikov. Et moi j'aimerais bien avoir la Yamaha 1100. En moto tu es plus
dur à dégommer. Dans la grande rue, de l'aéroport à
l'hôtel, lorsque l'on sort du premier tunnel, on fonce à 160, 180.
Trop vite pour les snipers, on écoute, là-bas ça
tombe. On écoute. On écoute derrière les feux... du
bombardement, au cas où un autre animal viendrait d'une rue
perpendiculaire à la même vitesse, 160, 180, 200. On appuie. Tu
sais à Sarajevo, on meurt aussi d'accidents de voiture! Et on arrive
à l'hotel. Ils sont tous là, au bar, humanitaires, militaires,
journalistes. À croire qu'ils n'ont pas bougé, les cafards
nécessaires d'une guerre inévitable.>>
Seules quelques mères et les enfants ne comprennent pas, ne comprennent
réellement pas, c'est-à-dire, ne peuvent pas envisager de
solutions. Pour les autres, c'est déjà la guerre, c'est toujours
la guerre, c'est la guerre à jamais!
Le colonel casqué de bleu, fixe mes yeux rouges. C'est un homme franc,
il est là, il veut être là, il veut joindre l'utile
à l'existence, il peut faire, il sait faire, mais il ne peut rien dire,
c'est un militaire. Il peut envisager toutes les solutions, il est la paix de
la guerre, la guerre organisée. La violence non pas contenue mais
dirigée, organisée. Il est le lait bouilli,
désinfecté, qu'on ne laisse pas déborder. Le chien sage,
mais de garde tout de même.
16h, les réfugiés arrivent pour l'émission et sont
parqués dans un hangar. Nous réussissons à en extraire
Merim, c'est presque une évasion. Nous répétons dans le
dortoir. Le commandant de la télévision, qui entend la musique
à travers les toiles des tentes, arrive enthousiaste: "C'est bien,
ça! Il faut faire ça! C'est un scoop!".
Il renie une heure plus tard: "C'est quoi cette chanson? Je ne veux pas que
quelqu'un chante, ni le petit, ni les autres enfants! Et si c'était un
chant purement bosniaque? D'accord Jean-Louis, de la musique mais pas de
paroles! Dis-lui!"
Merim s'en fiche, il veut jouer de son accordéon qu'il appelle
harmonica, il me répond que c'est le plus beau jour de sa vie.
Pas de rapport entre l'injonction et la réponse. Je ne m'étonne
pas, c'est la guerre.
Arrive l'heure H de l'émission en direct. Je n'ai pas grand chose
à dire de l'émission, puisque rien n'y a été dit,
rien qui n'eût été préparé avant, avant le
direct, avant la répétition, avant d'arriver, avant de quitter
Paris, "une sorte de témoignage avec préméditation". Nous
devions clore l'émission, jouer sur le générique.
Je laisse donc la régie d'où je suivais le déroulement des
hostilités. J'entends encore le réalisateur surtendu, envoyer ses
ordres au micro pendant la chanson de Florent Pagny: "Non pas ce gosse. Ne
cadre pas ce gosse, bordel! Celui-là sourit, un autre bordel, un autre,
celui-là ne fait pas vrai, un autre gosse, un triste, magne-toi!"
Je vais m'installer au milieu du cercle fermé par deux mille militaires,
face à Merim. Nous jouons un peu, puis je m'arrête:
- What do me do, me demande-t-il dans son anglais appris... à la
télé. - Waiting, dis-je.
Il sourit. Nous jouons, nous arrêtons, "waiting". Il sourit: "Later, when
war finish, me professional musician. Today, big day for me." Nous attendons.
La turbulence est autour de nous. Je copie son calme. Il me pince la jambe:
"Jean-Louis and Merim, professional musicians, now I know... waiting".
J'éclate de rire.
Enfin, c'est à nous. Nous commençons à jouer, la musique
est belle. Je pense que l'émission est déjà
terminée, mais Dieu que la musique est belle. Un colosse en uniforme
sort du rang, sans prévenir, s'agenouille entre nous. La danse des
caméras continue autour de nous, j'entends des crachouillis d'insultes
dans le casque du cameraman aussitôt répétées:
"Dégage connard! tu n'as rien à faire ici, fous le camp!
dégage!"
La musique s'envole, Merim répète à l'infini sa phrase
à l'accordéon, une mélopée arabe,
européenne, hindoue, je ne sais pas, une mélopée
bosniaque... Les femmes et les enfants n'y tiennent plus, ils resserrent le
cercle et commencent à chanter. Le cameraman est piétiné,
l'émission terminée, sûrement... Ce n'est plus qu'une foule
dense (danse?) autour de nous: uniformes, réfugiés, humanitaires.
Des humains en rangs serrés.
La voilà, mon image de la guerre. Je suis derrière ma guitare,
dans l'amour de la vie; devant moi un petit prince m'envoie droit au coeur une
mélodie tombée du ciel; entre nous, à genoux un G.I.
géant et noir, en tenue de camouflage, pleure les mains sur nos jambes;
au fond la télé nous insulte, mais nous n'entendons plus. Autour,
des êtres se resserrent autour de ce feu, jusqu'à ce que l'image
disparaisse éternellement, alors... alors, réveillez-vous! Tout
cela n'était qu'une image pour la télévision! Vous ne
l'avez pas vue? Défaut de réception.
Si Seulement
Jean-Louis Aubert (c) Édition La Loupe.
Où es-tu Que deviens-tu La ville est si grande Cette vie et ces
gens forment un tel brouillard J'ai peur de ne plus jamais te revoir
Oh Si, Si seulement Oh Si, Si seulement
On disait un regard peut changer une vie On disait une vie peut changer le
monde Mais le monde a changé et moi je t'ai perdue Oui je t'ai
perdue le monde a disparu
Oh Si, Si seulement
Si seulement on avait pris le temps de s'asseoir De regarder le temps comme
avant Comme si on ne lui appartenait pas Comme si on ne l'avait jamais,
jamais inventé
Si, Si Fais-moi un signe Si, Si J'ai besoin de toi Je te cherche dans les
rues Je te cherche je me noie Dans tout ce que je ne t'ai pas
dit Écris-moi Écris-moi Écris-moi Si Si S
seulement Oh si seulement Oh Si seulement, Si seulement, salement
seul
Oh si...
Fais-moi un signe
Si seulement
Si seulement
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