Sur les Fondement de la Physique (Suite et fin)
Avec de la Romanée Conti ou de l'acide sulfurique, ce serait pareil. De
même la forme de la bouteille n'y est pour rien, ni la présence du
figuier. Nous avons donc remplacé 27 000 lois physiques
différentes et non comprises - une pour chaque type de vin, chaque
température extérieure, etc... - par une seule loi, toujours non
comprise, mais qui contient toutes les autres.
Bien sûr une véritable et définitive compréhension
de cette loi ne peut qu'être hors d'atteinte (quelle en serait d'ailleurs
la signification ?), mais le pas qui vient d'être franchi est capital !
D'abord d'un point de vue pratique. Il nous permet de savoir nous servir un
verre d'un liquide que nous ne connaissons pas encore et sur lequel nous
n'avons donc aucune donnée expérimentale, ni personne d'autre
d'ailleurs puisqu'il ne sera inventé que demain : le coca-cola à
la betterave verte.
Mais surtout d'un point de vue constitutif. Associé à d'autres
"pas" tout aussi évidents et tout aussi fondamentaux, il nous permet de
nous situer dans le monde, de reconnaître des objets, des mouvements,
etc... , et de ne pas être en arrêt à chaque instant devant
chaque événement.
Car le simple fait de la "constance" d'un objet est une énigme
colossale. Voir un verre à un instant, et le voir encore, identique,
l'instant suivant, devrait nous être une source centrale de
réflexion. Or on comprend que cette "loi de constance" est capitale pour
notre orientation et même simplement pour notre présence en ce
monde.
Ce mode d'appréhension du réel est parallèle à
celui du langage. C'en est un, d'ailleurs, ni plus ni moins, et mieux encore,
c'est le même. Nommer un objet, par un son ou une représentation
mentale, nous permet de l'isoler, de le distinguer, de se positionner par
rapport à lui.
Cette pratique est très certainement abusive, spécialement en ses
contours : distinguer une table d'un verre peut s'avérer très
arbitraire suivant la précision que l'on demande, de même que
parler d'un verre sans le désigner dans sa totalité peut n'avoir
aucun sens. Mais l'idée même qu'on puisse atteindre une telle
totalité à propos de quelque objet isolé que ce soit est
illusoire.
Ceci nous ramène à notre point de départ. Les mots, comme
les concepts physiques, sont des "notions ouvertes" que l'on peut "remplir",
c'est-à-dire préciser suivant les besoins, mais à partir
desquels on peut énoncer des théorèmes, établir des
liens généraux, valables entre les concepts eux-mêmes, et
conséquemment entre tous leurs représentants éventuels.
Mais le "flou" attaché à ces notions ne doit jamais être
négligé ou sous-estimé. Si je dis, comme plus haut,
" une table est plus volumineuse qu'une fourchette ", je m'expose
à d'inévitables erreurs.
Par exemple, cette affirmation est devenue fausse, énoncée dans
cette généralité, le jour où un menuisier
miniaturiste a eu l'idée de fabriquer pour ses enfants une maison de
poupée, avec des accessoires proportionnés. Je dois dire
maintenant : " une table qui n'est pas un jouet est plus volumineuse
qu'une fourchette ".
Mais en réfléchissant quinze secondes, nous aurons tôt fait
de trouver un contre-exemple à cette affirmation. Pour la rendre juste,
je vais devoir me perdre en précisions, et de toute façon je n'y
parviendrais pas totalement.
Certaines histoires derviches illustrent, parmi d'autres, ce point avec humour.
Ce problème est également récurrent dans le domaine de la
législation.
Chacun sait que l'on peut toujours contourner la loi, car le code civile ne
peut pas prévoir l'ensemble des circonstances des conflits, d'autant que
les données, ne seraient-elles que matérielles, ne cessent de
changer. C'est pour subvenir à ces difficultés que la notion de
jurisprudence a été introduite.
Par ailleurs, un mot comme le mot " table " est plus riche qu'il
n'y paraît à première vue. Il peut se prêter à
des descriptions infinies, mais de nouvelles notions peuvent également
venir s'y attacher à tout moment. Ainsi la distinction entre une table
Louis XV et une table Empire n'est évidemment que récente. La
réalité même du mot " table " est donc
malléable.
Il apparaît également qu'il est nécessaire d'apprendre
certains concepts pour pouvoir les désigner et les distinguer. Si je n'y
connais rien, il n'y a pas moins de différence pour moi entre deux
tables Louis XV qu'entre une table Louis XV et une table Empire. De même,
pour un extra-terrestre fraîchement arrivé qui n'aurait pas
été suffisamment "brieffé", la notion de frontière
entre des pays n'existerait peut-être pas.
On a bel et bien l'impression qu'en creusant convenablement le coeur ou les
limites d'un concept, on peut le modeler à sa guise, et donner à
la réalité l'image que l'on désire. Nous recommandons
vivement à ce sujet la lecture du livre de Jean Baudrillard "Le Crime
Parfait", fournissant une excellente matière à
réflexion.
Bien entendu, les concepts physiques les plus profonds sont pareillement
victimes de ce "flou" fondamental, et un énoncé ne peut
être valable que s'il est considéré implicitement avec les
limitations du champ provisoire de ses applications.
Nous avons néanmoins vu émerger ci-dessus le concept de loi
physique, ce qu'Encyclopedia Universalis appelle les "
règles du jeu " de la Nature. La question qui se pose est alors
la suivante : la Nature peut-elle tricher, c'est-à-dire ne pas suivre
ces règles ?
Prenons un exemple : je lâche une pomme... elle ne tombe pas !
Voilà qui viole la loi de la gravitation. Mais voyons plutôt :
j'ai effectivement lâché la pomme, mais elle était retenue
par une ficelle. Nous convenons alors couramment de considérer que la
loi n'est pas violée, mais simplement qu'il y a un
phénomène supplémentaire qui intervient. Si je coupe la
ficelle, la pomme tombe à nouveau, conformément à la loi
de la gravitation.
Mais voici que je coupe la ficelle, et que la pomme ne tombe toujours pas !
Cette fois la loi est violée. Mais peut-être avais-je retenu la
pomme par un second fil, invisible celui-là, que je n'ai pas
coupé.
Si je le coupe, la pomme tombe et la loi n'était donc pas violée,
mais simplement dominée par un autre phénomène que je
n'avais pas pris en compte, mais que je peux aussi décrire. Ceci nous
paraît évident, mais songeons qu'un bon illusionniste saura
toujours nous surprendre avec un simple fil à pèche.
Allons plus loin : je me promène dans la campagne et je tombe nez
à nez avec une pomme "suspendue" à cinq centimètres au
dessus du sol, sans le moindre fil qui la retienne. Je fais venir les gens
à l'entour : chacun voit la même chose et vérifie qu'il n'y
a pas de "trucage". Cette fois la loi est violée !
Cette scène se passe dans l'antiquité, mais voilà que
tout à coup, vous débarquez du futur et analysez la situation.
Très vite, vous comprenez : un enfant, visant un oiseau avec un gros
clou métallique au bout de son lance pierre l'avait manqué et le
clou s'était niché dans la pomme.
A sa maturité, celle-ci est tombé le plus naturellement du monde,
mais l'arbre étant situé juste au-dessus d'un gisement de
magnétite, ou " pierre à aimant ", elle s'est
trouvée retenue au dessus du sol. Seulement voilà, personne en
cette époque et en ce lieu n'avait entendu parler de ce
phénomène qu'on appelle aujourd'hui magnétisme.
Cet exemple naïf cherche simplement à mettre l'accent sur le danger
qu'il y a à oublier que ce que nous tenons pour vrai est toujours
limité, de façon implicite, à des situations
particulières.
Il y a toujours un " tout se passe comme si " et un "
à moins qu'on ne fasse appel à un phénomène ou
à des conditions fondamentalement différentes " qui
devrait être sous-entendu dans tout énoncé, qu'il
relève de la physique ou non.
Ainsi, en face d'un homme en lévitation à 50 centimètres
au dessus du sol, faut-il dire "c'est faux, absolument faux, impossible;
ou bien c'est un imposteur, il triche, y a un truc; ou c'est une hallucination
collective " ?
Ou faut-il dire " Bah oui, bien sûr, je savais bien que la loi de
la gravitation c'est n'importe quoi et qu'on peut la violer quand on veut;
d'ailleurs, je ne comprends pas pourquoi on continue à parler de cette
physique sans intérêt, qui n'est rien d'autre que fausse et sans
objet " ?
A la première réaction, nous répondrons que rien ne dit
qu'une compréhension de la structure spatio-temporelle du monde, plus
profonde ou différente de celle de la physique contemporaine, ne
permette pas une manipulation particulière menant à un
"contrôle" de la gravité, sans remettre en cause la loi connue
aujourd'hui et qui s'applique dans des conditions dont nous ne savons pas
convenablement préciser les restrictions, faute des concepts
adéquats.
Ou bien encore qu'une compréhension intime des liens entre la conscience
et le monde sensible ne permette pas de contrôler l'émergence de
celui-ci, de projeter les perceptions sensibles sur une autre modalité,
ou de toucher directement le "lieu" où la matière est
"informée" des lois ou des contraintes la régissant et de les
modifier localement. Bien d'autres propositions pourraient encore être
avancées.
Quant à l'autre point de vue, nous dirons qu'il est également
réducteur. Je ne vois pas en quoi la possibilité de
léviter désigne comme hors sujet le soucis de
compréhension de la loi de la gravitation. Elle est au contraire pour
moi l'indice qu'il y a des choses profondes à comprendre à ce
sujet.
Et en l'abordant, il serait tout aussi incongru de refuser
définitivement la possibilité de lévitation par exemple,
que de ne pas considérer toute la classe d'événements qui
relèvent de la gravitation telle qu'elle est aujourd'hui comprise au
sein de la physique.
Plutôt que de nous renvoyer la balle en montrant du doigt les
débordements ignorants des uns et des autres, mettons-nous donc ensemble
au travail. N'est-ce pas progresser dans la connaissance que nous
désirons tous ? Alors pourquoi ne pas partager et confronter nos
approches, nos idées et nos résultats ?
IV- Conclusion
Voilà, nous avons tenté de survoler et surtout d'introduire de la
façon la plus naturelle possible l'ensemble des notions qui se trouvent
aux fondements des mathématiques et de la physique.
Nous avons vu comment pouvaient émerger les notions d'existence et de
réalité physique, puis celle de vérité à
propos d'un discours sur le monde. La notion d'"objet isolé" et de
relation entre des concepts peut se laisser saisir à partir de celle de
"mots" dans le langage.
Un autre élément fondateur du monde physique est la notion de
séquence d'événements, que nous avons tenté
d'illustrer par quelques exemples triviaux.
Elle mène naturellement à l'idée d'une organisation
temporelle, d'un enchaînement, et finalement d'une relation causale ou
intentionnelle : c'est dans le but de me servir du Pommard que j'incline la
bouteille au dessus de mon verre, mais je dois aussi respecter une certaine
séquence et, par exemple, déboucher la bouteille au
préalable.
Mais ce qui me paraît le plus important, c'est de reconnaître et de
comprendre l'origine du "flou" fondamental de toutes ces notions. Pas plus
qu'un mot, un objet n'est jamais parfaitement délimité, et
considérer une table, c'est se référer à une objet
idéal, à un concept dont on doit savoir qu'il n'est pas
représenté tel quel dans le monde matériel.
Cependant si ces notions sont floues, l'erreur n'est certainement pas de les
considérer, mais de les ériger en faits ou éléments
du réel, et d'oublier qu'elles sont avant tout indicatives, et de
surcroît évolutives.
La démarche des mathématiques est à cet égard
intéressante. Conscientes de ces limitations, elles "scellent" en
quelque sorte les notions qu'elles utilisent au moyen d'" axiomes
", qui définissent arbitrairement le contour des mots et la
grammaire susceptible de les relier.
Au cours de l'histoire et suivant les besoins du problème particulier
qui est étudié, ces règles évoluent,
bien-sûr, mais l'avantage est que, le cadre était strictement
délimité, chaque énoncé qui s'y inscrit est
fondamentalement juste et communicable sans la moindre ambiguïté.
Le danger est évidemment d'oublier que ce cadre a été
établi et de référer l'ensemble des
événement du monde, perceptions, pensées, etc... à
la sélection initiale de mots et de règles de grammaire.
L'erreur, donc, n'est pas dans les mathématiques, mais dans la
croyance que les mathématiques sont le monde et que le monde est
"épuisable" par ou au travers d'elles. Qu'on se le dise !...
Etienne Parizot
parizot@ariane.saclay.cea.fr
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