Sur les fondements de la Physique
Par Etienne Parizot physicien
parizot@ariane.saclay.cea.fr
Recommandations :
Tenter de comprendre le message, suivre le fil et ne pas s'arrêter
à des enchaînements d'idées qui pourront parfois sembler
dialectiquement flous, logiquement approximatifs, ou rhétoriquement
imprécis. Même si la rigueur formelle n'est qu'approchée,
nous espérons qu'au fil de la lecture, l'idée, le concept ou le
point central de l'argumentation sera perceptible.
Avant d'entrer à proprement parler dans le monde de la physique et son
mode de déchiffrage et d'appréhension du réel, je
souhaiterais montrer que ses fondements - les notions premières sur
lesquelles elle s'appuie - ne sont pas "tirées d'un chapeau",
c'est-à-dire ne sont ni arbitraires ni construites de toute pièce
dans le but de satisfaire une conception particulière, a priori, du
monde.
Nous aurons fait un grand pas lorsque nous aurons compris la
nécessité de l'introduction de ces notions fondamentales,
à la base des mathématiques et de la physique. La question se
posera alors de ce que nous pouvons, voulons, allons en faire ou ne pas en
faire, mais mon but, pour l'instant, est de montrer qu'en fait, elles
s'introduisent d'elles mêmes, et que nous faisons tous, quotidiennement,
de la physique.
Alors, ces notions fondamentales, quelles sont-elles ?
I- Le monde physique
Pour Encyclopedia Universalis, "la physique a pour objet
l'étude des propriétés de la matière et des lois
qui la régissent, c'est-à-dire l'ensemble des "règles du
jeu" du monde qui nous entoure". Voilà qui suppose implicitement
une certaine appréciation commune de ce qu'est la matière et de
ce que sont des lois s'y rapportant. Mais avant toute chose, bien-sûr, il
y a la notion de monde et plus fondamentalement encore, celle
d'existence.
Dans son acception la plus générale, l'existence est rarement
contestée : quelque chose "est", ne serait-ce que celui qui dit qu'il
n'y a pas d'existence, ou bien au moins ses mots, ou cette illusion, ou que
sais-je encore... Nous dirions en français " il est ",
avec le "il" impersonnel. Ou bien " Il est ", avec le "Il" divin.
Mais en tout cas, ce concept n'est pas vide, et au minimum, l'on peut dire
" l'Etre est ".
Le pas suivant mène à la notion de réalité.
Un certain nombre de choses, du domaine vague et vaste de la perception, se
passent comme s'il existait une "réalité" : des
éléments, montrant une certaine constance, comme des objets - au
sens grammatical - de l'existence abstraite, bref des choses "sur quoi l'on
peut compter", et qui sont organisées d'une façon ou d'une autre
en un monde.
A partir de là, nous pouvons commencer à parler , car les mots
sont là. Mais que peut-on dire de plus que " l'Etre est ",
ou même " plusieurs choses, que je peux, même sans savoir
comment, distinguer et différentier, sont " ?
Ce qui est clair, c'est qu'il est possible de parler. On peut dire par exemple
:
- - la tour Eiffel est plus grande qu'un haricot vert
- - une plume pèse en moyenne 3 tonnes et demi
- - la nuit, les voitures mûrissent au printemps
- - la nuit, bonjour avion vendre rouge les.
La proposition (2) a un sens, mais elle est fausse. La proposition (3) est
grammaticalement correcte, mais n'a aucun sens. Quant à la proposition
(4) ...
Une question se pose alors naturellement : ce que je dis est-il vrai ? Et l'on
voit que la notion de vérité émerge directement de
celle de réalité. En d'autres termes, ce que je dis correspond-il
à quelque chose de réel, représente-t-il un
élément inscrit, d'une façon ou d'une autre, dans la
réalité ?
Bien-sûr tout ceci est approximatif, mais en parlant, de quoi que ce
soit, on est obligé d'accepter une certaine imprécision. Une
parole, en elle-même, est floue, et par certains égards, fausse.
Si je dis " table ", ce mot éveille chez quiconque le
comprend, le concept qui lui est associé. Mais je serais bien en peine
de définir ce mot, d'expliciter ce concept. C'est comme le
réceptacle abstrait d'un certain nombre de caractéristiques, que
j'ai plus ou moins en tête au moment où je prononce le mot. Disons
que je me réfère à un plateau horizontal de taille
raisonnable sur lequel on peut poser des objets.
Mais je ne peux jamais parvenir à une précision totale.
Même après dix heures de discours sur ses dimensions, ses
irrégularités les plus fines, le nombre de ses pieds, le
matériau dont elle est faite, sa provenance, qui l'a faite, quel jour,
après avoir mangé quoi récolté par qui,
où... , je n'aurais pas encore effleuré la question de l'origine
des matériaux, de l'étoile au sein de laquelle se sont
formés les atomes qui la composent, etc...
Bref, le langage se détruirait de lui-même si l'exigence de la
précision totale prévalait : on ne pourrait tout simplement pas
commencer la moindre phrase (cf. les paradoxes de Zénon).
Néanmoins il n'est pas totalement vain de prononcer le mot "
table ". C'est une clé qui ouvre un concept, un objet abstrait
qui sait qu'on peut le remplir de façons diverses, éventuellement
contradictoires, mais qu'on pourrait justement définir comme
étant l'ensemble des objets concrets que l'on peut s'attendre à
voir désignés par ce mot.
Ainsi le mot " table ", pour infiniment imprécis qu'il
est, n'en est pas moins clairement distinct du mot " voiture ".
Même si je peux me servir du capot de ma voiture comme d'une table, ou de
ma table à roulettes comme d'une voiture, le mot n'ouvre pas dans ma
compréhension la même "boite" à remplir.
Le point sur lequel je voudrais insister est qu'en général, on
n'a pas besoin d'une précision totale.
Supposons que nous soyons, vous et moi, devant le lieu où je
réside, prêts à partir en week-end. Je m'aperçois
alors que j'ai oublié de prendre mon jeu de tarot, et je vous demande de
bien vouloir aller le chercher pendant que j'approche la voiture.
Même si vous n'êtes jamais venu chez moi, et si vous n'avez par
conséquent aucune idée de la forme de mes meubles, pas plus que
vous ne savez à quoi ressemble mon jeu de tarot, il me suffit de vous
dire : " le jeu est dans le tiroir de gauche de la table " pour
que vous le trouviez au premier essai (s'il y est vraiment !...).
En fait, en entendant les mots "jeu de tarot",
"tiroir", "table", vous vous êtes
préparé à trouver des objets très divers pouvant
êtres représentés par eux. En les voyant, vous avez ensuite
"rempli" ces notions "ouvertes".
Si à votre retour je vous demande la couleur de ma table, il se peut que
vous ne puissiez pas répondre, tout simplement parce que vous n'y avez
pas prêté attention. En réalité, pour vous, la
couleur de ma table est tout aussi indéterminée qu'avant que vous
ne l'ayez vue.
Cette caractéristique n'a pas été "remplie": elle est
toujours "ouverte" pour vous. En fait, elle l'est un peu moins qu'avant, car
vous vous connaissez suffisamment pour affirmer qu'elle n'est pas jaune
à pois vert, sans quoi vous l'auriez noté.
Arrêtons-nous quelques instants si vous le voulez bien. Nous venons
d'assister à un léger glissement qui nous montre comment pour
chacun, la réalité devient ce qu'il perçoit. Une
question qui peut sembler naïve au premier abord est la suivante : ma
table, dans l'exemple précédant, a-t-elle bel et bien une couleur
déterminée, avant que vous n'en preniez conscience ?
Nous reviendrons sur la portée de cette question quand nous parlerons de
la Mécanique Quantique, mais remarquons dès à
présent qu'elle pointe sur le problème de la cohabitation de
réalités différentes, et sur celui du passage de
l'abstrait au concret.
Ce qui est "réel", pour chacun, c'est tout ce qu'il met dans
la réalité. C'est la façon dont sont remplies les
notions "ouvertes", les concepts, disons d'une façon
générale, les mots qui sont à sa disposition. Dans notre
exemple, une représentation cohérente du monde consiste à
dire que la table a bien la couleur que je lui connais, disons bleue.
Car si vous retournez voir ma table, c'est bien de cette couleur que vous la
verrez. On peut alors penser que cette notion n'était pas
réellement indéterminée, parce qu'elle était
"remplie" pour quelqu'un, en l'occurrence moi-même. Pourtant si personne
au monde ou ailleurs n'a plus conscience de la couleur de cette table, pas
même la table elle-même, la question se repose avec plus de
pertinence, non ?
Mais n'allons pas plus loin pour l'instant, et reprenons notre discussion.
Ce qu'il est important de noter, disions-nous, c'est que l'on peut se
comprendre et véhiculer du sens, sans avoir recours à
l'explicitation complète. Bien souvent, au contraire, l'utilisation
de ces concepts globaux, de ces mots, va permettre, par l'énoncé
de résultats généraux valables pour n'importe lesquels de
leurs représentants, une avancée plus pertinente et plus profonde
vers le décryptage de nos perceptions et de notre
compréhension.
Ces relations générales entre différents mots sont
appelées en mathématiques : " théorèmes
". Elles structurent en quelque sorte le monde, en établissant ou
plutôt en identifiant des "vérités" à propos de ses
éléments.
Prenons un exemple. Le mot " table " représente l'ensemble
des objets qui peuvent recevoir ce nom. Parmi eux, nous pouvons désigner
des sous-ensembles. Par exemple l'ensemble des tables Louis XV, l'ensemble des
tables Empire ou l'ensemble des tables IKEA XXème siècle.
Ou bien, se référant à une autre caractéristique,
on peut distinguer l'ensemble des tables en acajou, l'ensemble des tables en
chêne, ou l'ensemble des tables en marbre.
Je peux alors dire : " ma table Louis XV en acajou est plus volumineuse
que ma fourchette ". Vous pourrez me répondre : " ma table
Empire en marbre est plus volumineuse que ma fourchette ". Un autre
encore dira : " ma table IKEA en aggloméré est plus
volumineuse que ma fourchette ".
Dans un cas de ce genre, nous pouvons être beaucoup plus
général et affirmer: " une table est plus volumineuse
qu'une fourchette ". Car ce n'est certes pas le fait que ma table soit
en acajou qui rend la proposition vraie : je peux choisir n'importe quelle
table.
Le dernier énoncé contient donc à lui seul les trois
précédents, et une infinité d'autres analogues, parmi
lesquels certains que je ne saurais pas formuler, comme celui impliquant une
table pour laquelle je voudrais préciser l'ensemble de ses
caractéristiques. La possibilité d'utiliser le mot " table
" dans toute sa généralité constitue donc un outil
remarquable.
En revanche, l'énoncé " une table est plus
résistante qu'une vitre " n'est pas identiquement vrai. Car une
table en verre fin sera certainement moins résistante qu'une vitre
pare-balles. Il convient donc de restreindre l'énoncé et de dire
par exemple : " une table en granite est plus résistante qu'une
vitre en cristal ".
C'est une des préoccupations centrales des mathématiques que
de chercher les énoncés les plus généraux reliant
des concepts quelconques, et d'exhiber, voire d'élaborer, les "bons"
concepts, c'est-à-dire ceux qui sont les mieux adaptés à
telle ou telle situation.
Ainsi, dans l'exemple précédent, le matériau d'une table
est plus pertinent pour l'étude de sa résistance que son style ou
la hauteur de ses pieds, même si certains liens entre ces notions
existent (une table Empire n'est certainement pas en cristal, et une table en
granite n'a que très rarement des pieds de 18 mètres de haut
!).
Cette notion de résistance est une notion physique. En quoi est-elle
pertinente, ou en quoi a-t-elle de l'intérêt (si tant est qu'on
exige qu'elle en ait) ?
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