Dépassement par Philippe Quéau #cnil #gouvernance #humanisme
Point de vue
Alex Türk, président de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) vient de déclarer devant la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale: « Nous sommes absolument dépassés par les applications technologiques, tous les jours il en arrive de nouvelles sur notre bureau (…), dans moins de dix ans, des systèmes verront, entendront, communiqueront à distance et on ne les verra même pas ! ».
La traçabilité ubiquitaire de tout un chacun va désormais s’accélérer. Les puissances publiques, nationales, sont désormais impuissantes à réguler un flot d’innovations et de pratiques intrusives, portées par les réseaux mondiaux. Seule une action commune des États, au travers par exemple d’une convention internationale, qui pourrait poser de grands principes de protection des libertés et de la vie privée.
Mais même si l’on s’y mettait maintenant, elle pourrait prendre entre 15 et 20 ans avant de voir le jour. D’ici là, la société de l’information aura sans doute changé de nature, y compris sur le plan politique et sociologique, avec un fort risque de basculement dans l’irréparable.
Nous avons lu ou entendu ce type d’alerte maintes fois. Pourtant rien ne bouge. Pourquoi? D’abord il est exact que la réalité technologique ne cesse de changer. Poser des principes dans le bronze semble difficile, vu cette réalité mouvante. Ensuite, les intérêts en place sont fortement antagonistes. Les grands prédateurs du capitalisme informationnel et les sécuritaires ravis de pouvoir tracer les appels et fureter dans les disques durs en ligne, ont des raisons évidentes de faire alliance pour empêcher les droit-de-l’hommistes de les gêner dans leurs opérations. Il y a trop d’argent à gagner et trop de pouvoir à perdre, pour s’embarrasser de conventions, au demeurant inapplicables.
Alors? Alors, il faut attendre que la conscience publique murisse. Ou que quelque évènement imprévisible (une catastrophe technique? un scandale majeur?) fasse basculer l’opinion publique mondiale (si elle existe). Devant la mise en évidence de la montée hors limite d’une société panoptique, info-totalitaire et crypto-fasciste, à l’échelle mondiale, les idées prémonitoires d’un Jeremy Bentham (le Panopticon) ou de Michel Foucault paraîtront bien dépassées par la puissance infiniment irradiée des nouveaux moyens de contrôler tout le monde, tout le temps et partout.
Dire ceci aujourd’hui, dans le confort des démocraties, peut sembler exagéré et en quelque sorte imprécatoire. Il est facile de hausser les épaules et de se dire que l’on n’a rien à se reprocher, rien à cacher. Vraiment? Mais se rend-on bien compte que la puissance analytique et archivistique des technologies n’a pas encore complètement donné. Elle va maintenant accélérer son accélération. Il faut en prendre la mesure. Il faut voir que le rouleau compresseur, concasseur, écrabouilleur, est bien marche, inexorable. Et les démocraties nationales pourraient bien se retrouver fort dépourvues quand le quadrillage informationnel sera enfin réalisé, fatalement total.
Est-il encore temps de préparer une réaction humaniste, de mobiliser une réplique politique, juridique, autour de grands principes et de valeurs défendant la dignité de la personne humaine, autour d’une mobilisation nécessairement transcontinentale? J’en doute un peu.
Philippe Quéau, représentant de l’Unesco pour le Maghreb et directeur du bureau de l’Unesco à Rabat
Son blog Metaxu
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