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Universalisme de l’éthique et communautarismes

Points de vue

La montée du communautarisme est préoccupante, car dangereuse pour la République. Elle est complexe dans sa structure et ses motivations, et présente des facettes très diverses. Il est donc utile de multiplier les points de vue sur la question, la diversité des approches et des modes d’expression étant toujours enrichissante. Voici donc un premier point de vue, par Henri Atlan.*

Universalisme de l’éthique et communautarismes

Pour éviter tout malentendu, il faut d’abord observer qu’il existe une espèce humaine, mais pas de races humaines. C’est ce que nous a appris la génétique, contrairement à beaucoup d’idées reçues. Autrement dit, il existe une nature biologique humaine commune à tous les membres de l’espèce Homo sapiens, malgré les apparences dues à leurs diversités multiples. C’est cela qui justifie la recherche d’une universalité de la morale, c’est-à-dire de jugements universels sur le bon et le mauvais, le bien et le mal, qui pourraient être fondés justement sur cette nature humaine.

Une branche de la philosophie, la philosophie morale, a tenté de relever le défi et de faire le pari d’une éthique universelle que l’usage de la raison, supposée elle-même universelle, permettrait d’établir. Ceci fut à l’origine de constructions intellectuelles grandioses, qui ont marqué l’histoire de la philosophie, et qui constituent un héritage irremplaçable pour exercer notre raison, justement, mais beaucoup plus pour poser et analyser les problèmes que pour en fournir des solutions effectivement universelles, concrètement et pas seulement théoriquement, en ce sens qu’elles seraient acceptées et pratiquées par tous. De ce point de vue, on peut qualifier l’universalité qu’atteint la philosophie morale d’universel singulier, en ce sens qu’il en existe plusieurs – c’est un peu comme le monothéisme : chaque système philosophique bien que s’adressant en principe à une raison qui se veut universelle, n’est totalement convaincant et appliqué en pratique, dans le meilleur des cas, que par le philosophe lui-même et ses disciples, les membres d’une communauté qui constituent une école de pensée. Pour le moment, l’universel singulier de la recherche et du savoir philosophique est bien différent de l’universalité des savoirs scientifiques et de leurs applications technologiques. Une connaissance rationnelle du bien et du mal universellement reconnue comme vraie et concrètement appliquée universellement reste une aspiration de la recherche philosophique. On peut certes espérer que cette recherche s’étende de plus en plus à l’ensemble des êtres humains, mais nous en sommes encore loin.

En attendant, dans la pratique, que voyons-nous ? La plupart des individus ne sont pas philosophes. Ils ou elles se comportent suivant des valeurs et des normes que leurs sociétés ont héritées de leur histoire et d’anciennes traditions. Nous devons donc prendre en compte entre l’individu et l’espèce humaine une réalité intermédiaire, celle du groupe ou de la société. Cette réalité intermédiaire, du groupe social ou de la tribu, est bien connue des anthropologues, mais souvent oubliée des philosophes et des théologiens, précisément parce que la prendre en considération semble nier dès l’origine la possibilité d’une éthique universelle. Mais ceci est une vue en tout ou rien, où soit l’éthique serait fondée sur des valeurs universelles d’où chacun pourrait déduire le même bien et le même mal, soit tout serait permis et équivalent puisque ce qui est bien pour l’un peut être mal pour l’autre. Or, ce tout ou rien ignore la réalité de notre situation intermédiaire, où des jugements normatifs, explicites ou implicites sur ce qui est bien et ce qui est mal, sont hérités socialement et culturellement. Et cette situation, elle, est universelle, même si les contenus des systèmes de valeurs et de normes ne le sont pas.

En fait, tout individu humain ne devient humain, n’acquiert son humanité, ses systèmes de valeurs et ses critères de jugement, non pas directement par exposition instantanée au tout de l’espèce, mais à travers un groupe, une société avec sa langue, sa culture, son histoire, ses traditions. C’est à partir de cette réalité intermédiaire du groupe que l’on peut concevoir une autre sorte d’universalité et en fait commencer à la construire. Non pas abstraitement et théoriquement à partir d’un système unique de principes, mais dans une existence commune possible malgré des croyances en des valeurs différentes. Mais il existe en outre un niveau d’expériences qui est universel de fait, en ce sens qu’il semble déterminé par la physiologie, et donc commun à l’espèce humaine : c’est celui de la sensation immédiate du plaisir et de la douleur, du bien au sens de ce qui fait du bien, et du mal au sens de ce qui fait mal, qui fait souffrir. Ce niveau est non seulement universel en ce que tout le monde en fait l’expérience, mais il est aussi fondamental en ce que le problème difficile de l’articulation du normatif et du descriptif y est résolu de façon immédiate. La question la plus difficile sur la nature du jugement moral – en quoi le jugement moral est différent des autres jugements – est celle de cette articulation entre le normatif – c’est-à-dire l’obligation, l’impératif du « tu dois » ou « il faut » – et le descriptif, c’est-à-dire comment les choses sont dans la nature.

En général, savoir comment sont les choses n’entraîne pas automatiquement un comportement adéquat. On peut connaître le bien et faire le mal. Or cette articulation est immédiate dans l’expérience du plaisir ou de la douleur. Cette expérience est à la fois cognitive et normative. La sensation, ou la perception, de ce qui fait mal ou fait du bien s’accompagne aussitôt et automatiquement d’un comportement visant à éviter la douleur ou à rechercher le plaisir. Cette idée que l’origine du caractère normatif de l’éthique en général se trouve dans l’expérience du plaisir et de la douleur n’est pas neuve. Pourtant, de toute évidence, ce premier niveau, bien qu’universel et fondamental, ne suffit pas pour rendre compte de la nature et du contenu de nos jugements moraux et de l’existence de différents systèmes de valeurs. Aussi, c’est d’abord à un deuxième niveau que les sensations de plaisir et de douleur sont transformées en expériences morales du bien et du mal. Les capacités cognitives propres à l’espèce humaine s’emparent des expériences de plaisir et de douleur et les délocalisent dans le temps et dans l’espace. En particulier par la mémoire et l’imagination, projetant le passé sur l’avenir et sur d’autres corps d’individus qui nous ressemblent, nous savons ou croyons qu’un bien présent peut produire un mal à venir, soit pour nous soit pour d’autres ; et qu’inversement un mal présent peut produire un bien plus grand dans l’avenir.

Notre expérience subjective et immédiate devient alors plus abstraite. Elle est notamment projetée par l’imagination et le langage sur d’autres individus à qui nous attribuons les mêmes expériences. Nous avons ainsi l’idée d’un bien et d’un mal éventuellement partagés. À partir de là, nous ne pouvons plus nous contenter de satisfaire simplement et immédiatement notre désir de jouir de tout plaisir qui s’offre et d’éviter toute peine. Nous sommes forcés de développer des stratégies pour différer, repousser la satisfaction immédiate du désir, en vue d’un bien plus grand, ou pour éviter un mal encore plus grand. Or, à cette question de quand, comment et de combien différer la satisfaction d’un désir, les réponses sont différentes dans différentes sociétés et différentes traditions. En fait, ces réponses sont précisément ce qui définit pratiquement les notions de bien et de mal, telles qu’elles ont été produites par l’histoire de chaque société en relation avec les individus qui la composent. Quoi qu’il en soit, ce deuxième niveau de l’éthique, comme stratégie visant à différer le désir, est déjà celui du jugement réflexif où le bien et le mal ne sont plus immédiatement perçus comme le bon et le douloureux. La pulsion instinctive de l’animal et du bébé est transformée par des contenus divers de connaissance à la fois rationnelle et imaginative. Ainsi, à partir d’expériences universelles du plaisir et de la douleur, nous nous retrouvons avec différents systèmes de normes, qui sont autant de façons différentes de nous représenter nos expériences du bien et du mal à travers notre mémoire, notre imagination et nos expériences du sacré, individuelles et collectives.

Mais à ce stade, nous devons considérer maintenant un troisième niveau, où la question de l’universel se pose à nouveau. Devant la diversité des systèmes de normes que différentes sociétés et différentes cultures ont développés, la question se pose : « Existe-t-il un critère universel qui nous dirait si un système de valeurs et de normes est moralement meilleur ou pire qu’un autre ? » Nous connaissons quelques cas de succès relatif : la Déclaration universelle des droits de l’homme en est un exemple. Cet accord n’est pas dénué d’ambiguïtés et de malentendus puisque différentes cultures semblent apprécier différemment ce que l’on entend par droits de l’homme. Il n’en reste pas moins qu’un accord existe sur l’interdiction de certaines pratiques telles que l’esclavage, la torture, les abus d’enfants, les génocides et crimes contre l’humanité… malgré l’existence de ces ambiguïtés. En fait, c’est probablement grâce à ces ambiguïtés et à ces malentendus qu’un accord a pu être réalisé.

Même si l’on observe des transgressions de ces interdictions, c’est comme telles qu’elles sont jugées et éventuellement condamnées, dans ce qui commence à être un cadre juridique mondial. Un autre exemple est celui de ce qu’on peut appeler la morale de l’indignation, à l’origine des mouvements humanitaires. Les médias nous mettent littéralement sous les yeux la souffrance d’autrui et c’est là que le premier niveau de l’éthique, qui n’avait jamais disparu, peut réapparaître. Il est relativement facile de s’accorder sur ce que nous appelons le mal, devant l’exposition de la souffrance. D’où l’existence de larges mouvements d’opinion comme effets d’une éthique minimale, au niveau le plus immédiatement et le plus universellement accessible : l’indignation devant la souffrance exposée.

Bien entendu, il s’agit d’une morale un peu infantile de l’ici et maintenant, du sentiment produit par l’image dans l’instant de sa perception, où une image chasse l’autre, morale de l’« underdog », où celui qui souffre a forcément raison même s’il a tort dans la durée. Il est donc dangereux de prendre cette morale de l’indignation comme une fin en soi, une valeur qui serait universelle. Car elle n’est que le fruit d’une réaction immédiate, au premier niveau, qui se prête le mieux à toutes les possibilités de manipulations de l’information et de jeux pervers du chantage au sentiment. Mais enfin, c’est un premier niveau qui constitue parfois au minimum un lieu de rencontre où le dialogue peut commencer.

Signalons, pour conclure, une source d’optimisme relatif : devant une situation particulière, un problème concret particulier, il est plus facile de s’accorder sur une décision pratique que sur les motivations ou les grands principes, ou les valeurs, d’où la décision serait déduite. La même décision peut être motivée par des raisons très différentes appartenant à des visions du monde et des systèmes de croyances éventuellement contradictoires.

Mais, encore une fois, il n’existe aucune garantie que ce dialogue entre cultures, ou entre attitudes opposées à l’intérieur de la même culture, n’aboutisse pas à un échec et éventuellement à la violence, et même à la guerre. Mais c’est la seule façon de tendre vers une universalité concrète, et pas seulement limitée aux singularités de telle ou telle école.

par Henri Atlan
Discours prononcé à l’Académie universelle des cultures, UNESCO, le 9 novembre 2004, forum « communauté ».
Photo: yannarthusbertrand.com

2 commentaires

Merci pour cette approche éclairante, qui permet de relativiser ce que je crois être utile, voire « le bien » dans ma propre culture. Vu comme il est dit ici qu’un « bien présent peut produire un mal à venir, et qu’inversement un mal présent peut produire un bien plus grand dans l’avenir », sur quelles bases fonder les briques de notre réflexion et action ?

Si je dis que le « mal » est l’ignorance sous toutes ses formes. Est-ce que ce point peut servir de départ à une éthique universelle, au-delà des normes culturelles et sociales ? Au-delà de ma vision à très court terme qui néglige les effets de la psychohistoire ? Si cela peut-être établi par tous comme un étalon valeur, on pourrait ainsi avoir le premier pilier d’une éthique de la responsabilité : tout faire pour réduire cette ignorance, pour moi-même d’abord et pour nos rapports en société, pour la politique.

Mais même si nous commençons, comme nous y engage Socrate, par la conscience de notre propre ignorance, je peux douter que les hommes soient les meilleurs juges de leurs propres intérêts.
Je me souviens, je crois, de ce que dit Cypher, le traite du film Matrix, qui préfère renoncer à la vérité pour continuer à vivre dans son monde de représentation : « L’ignorance, c’est le bonheur ». Au fond, nous sommes tous un peu comme lui. Et donc, même si nous pouvons nous mettre d’accord sur le pilier « combattre l’ignorance », il faut déjà que nous soyons d’accord pour le faire, et solidairement, au-delà du combat dans les tranchées relativement confortables du communautarisme.

Mais en admettant que je comprenne mon intérêt pour la combattre, quels peuvent être les critères pratiques de la non-ignorance ? Sur quelles connaissances scientifiques se baser (il n’y a pas de races) ? Peut-on les définir de façon universelle ?

Voici ce que je retire de cette lecture
(articles et commentaires)
2 points cles:
La connaissance c’est la solution et l’ignorance c’est le bonheur

ignorer quoi?
connaissance et ignorance sont deux aspects d’une même chose:de quoi se nourrit- on?

La nourriture de l’esprit ,comme l’autre nourriture celle du corps,est à la fois en manque, en exces ,en desequilibre,infesteé de pesticides et additifs divers,ou bio en reaction à la precedente.
Bref on cherche le retour à la source

L’humanite ne datant pas d’hier ,les problemes des humains en groupe non plus, et des solutions ont certainement ete trouvees;pourquoi ne pas profiter des connaissances dejà existantes?

je ne pense pas qu’il faille supprimer les communautes ,ni les stimuler ce n’est pas le probleme
eradiquer la haine? pourquoi faire ce n’est pas une cause c’est une consequence
supprimer les croyances ? comme si on allait arreter de croire; sans D-ieux « celestes » on aura des D-ieux sportifs
Le bien le mal la haine l’amour tout ça c’est du pareil au même :de l’enèrgie
par contre elle peut etre employee à des fins diverses
Et qu’est ce qui fait la difference d’utilisation de cette même énèrgie?
L’intention
Chaque fois que l’on agit quel est le but,à quoi pense t on? à la paix à l’amour aux autres?ou au combat à la domination à soi à sa survie à sa gloire?

Si on est dans le premier type de pensees à chaque acte , il n’y a plus beaucoup de problemes

resumé: on est ce dont on se nourrit
pour « etre » paix il faut se nourrir (nourriture=pensées)de paix

Tout ce dont un etre humain a besoin comme connaissance c’est savoir comment il fonctionne et comment fonctionne l’ environnement dans lequel il évolue;
Et ces connaissances là existent déjà

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