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Accueil > Revue Intemporelle > No7 - Bonnes nouvelles pour des temps difficiles

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André Verdet (suite)

J'ai du mal à le penser car, en ce qui me concerne, le hasard, dans le sens d'absence d'intention, n'existe pas. Je crois à un projet, à un dessein que j'appelle "la Volonté de Dieu". Dans ce sens, ce que l'on nomme communément hasard, je le comprends comme l'optimisation des probabilités, maîtrise des aléatoires, aptitude divine par excellence.
Cela va être ma théorie de l'espace ! Mais le hasard contenait l'ordre, et quand vint l'ordre, il fit la part au hasard dans la création.

Tu viens de dire le grand mot "l'intention" ! On oublie l'intention. L'intention pour moi, c'est la divination - en enlevant à ce mot le sens que l'on pourrait croire spécifiquement religieux.

Don Juan ne cesse de dire à Castañeda : "il faut que tu apprennes à voir, et voir c'est voir l'intention". Et lorsque Castañeda a compris cela, il a eu la perception de voir dans la transparence.
Pour voir, avant d'être voyeur, il faut être voyant.

Oui, mais peut-on voir à travers autre chose que la transparence ?
Éluard s'est merveilleusement exprimé encore là-dessus.

Au sujet de la transparence le Prophète dit : "Allah se cache derrière soixante-dix mille voiles de lumière et de ténèbres". Cette perception dans la transparence, ou cette vision dans la transparence, pour ma compréhension, c'est cela la poésie. Je trouve que nous vivons dans un monde de brutes qui ne voient même pas les choses, alors comment pourraient-ils soupçonner qu'il y a des choses derrière les choses. Et je comprends bien ce que tu ressens parce que je le vis aussi. Pour en revenir à la solitude, j'ai constaté que c'est cette brutalité dans les rapports humains qui nous amène à cette solitude. L'absence quasi totale de cette subtilité et de cette délicatesse qui transpercent, la transparence.
Nous ne sommes pas loin, dans nos dissertations plus ou moins philosophiques (sourire), de la pensée taoïste...

Baudrillard aurait dit "méfie-toi d'elle !"(rire).
Oui, nous avons des différences. Heureusement d'ailleurs ! Je ne vois pas tout à fait comme toi, tu as un côté mystique très prononcé...

Mystique pragmatique (Rire).
Oui, c'est exact. Cela se heurte peut-être, mais pourquoi pas ! Je pourrais faire mienne la pensée taoïste. Je suis assez proche de la méthode zen qui est très importante, même les matérialistes ne peuvent nier cela.

Parce que cela est, pour moi, beaucoup plus une perception du mode, qu'une définition. Le matin, je m'éveille, je vais sur ma terrasse, ma chatte vient près de moi, je m'étends pour prendre une grande réserve de silence où puiser les pensées et les choses.

Avant d'entreprendre quoi que ce soit, je médite longuement, je vide mon corps, je fais vacant mon cerveau. C'est formidable cette pratique du vide, mais c'est un vide qui va se remplir.

Un vide plein.
Car le vide n'est pas vide ! Le vide est plein de présence et de choses que nous ne connaissons pas, qui s'agitent. On en arrive à la conception d'un espace prénatal.

C'est-à-dire avant la première matière.
Exactement, avant la première masse énergétique.

Le vide, en tant que présence, dans laquelle comme diraient les Soufis: "Nous sommes dedans comme des poissons dans l'eau."
Oui, c'est bien dit, parce que finalement l'eau est venue de l'eau (rire). Alors, nous faisons là un peu digression en parlant un peu de tout, c'est très bien.

Vous savez il y a alliance totale entre l'eau et le feu, mais, qui a été le premier ? Il faut bien ressaisir les choses...

L'eau d'en haut peut-être ?
Oui, c'est tout de même le feu. Mais l'eau d'en haut est venue parce qu'il y a eu condensation. J'ai écrit quelque part : "l'eau de feu".

C'est drôle, parce qu'il y a fort longtemps je remplissais ma poche très maigre de poète, en trouvant des noms de parfums.

Je n'étais pas encore peintre, je ne le suis devenu que très tard, sur les conseils même de mon ami Picasso. Et "l'eau de feu", cela aurait été très bien pour un parfum.

L'eau ardente.
L'eau ardente, bon Dieu, c'est beau ça ! Je vais te le piquer.

Les mystiques disent de cette eau ardente, eau d'en haut, que seuls les vrais amants peuvent la savourer, c'est un chant électromagnétique pur, un champ d'aimantation. Elle est feu, parce qu'elle brûle, en quelque sorte, tout ce qui n'est pas elle...
C'est très vrai ! À propos de cela, j'ai écrit une chanson sur les ondes et les champs, c'est dommage je ne l'ai pas là, je tâcherai de la trouver et de te l'envoyer.

Au sujet de la pensée matérialiste, il y a ce merveilleux livre qui l'a fait changer... Je n'ai pas été un marxiste convaincu, j'ai longtemps épousé la théorie marxiste à cause de ce grand ami, Trotsky, qui a commis cette sublime faute - qui aurait pu être une erreur sublime - des fusillés de Cronstadt.

Car on a voulu faire passer pour des anarchistes ceux qui se sont rebellés, reprenant cette formidable image des marins du Potemkine, l'extraordinaire film de Eiseinstein.

Nous y reviendrons. Je crois que j'ai été marxiste à un moment où il fallait l'être. J'ai été communiste quand il fallait l'être. Le marxisme tel que Marx l'avait conçu était aussi un rêve...

Mais Marx n'était pas marxiste.
Si tu veux... C'est-à-dire par Karl Marx, on a créé le marxisme. Et il y a aussi un homme qui a été prodigieux c'est Georg. W.F. Hegel, ainsi que Friedrich Eigel.

Vraiment c'était noble. Ce qui a été terrible, c'est qu'il y a eu une mauvaise application. Je me demande ce que Trotsky aurait fait, s'il avait vécu, s'il avait chassé les mains libres.

Parce que Trotsky, je l'ai déjà dit, s'est permis un rêve. Fidel Castro au départ s'est permis un rêve en luttant contre Batista, c'était grandiose ! Che Guevara, son compagnon, s'est permis le Grand Rêve.

Lorsque pour Che Guevara le rêve a commencé à s'étioler, il est parti tout en restant fidèle à l'amitié de Fidel Castro. Il savait qu'en se sacrifiant, son image en serait grandie, qu'elle deviendrait figure de proue. C'est formidable ce qu'il a fait, on peut dire qu'il est un véritable héros, h.é.r.o.s., et héraut, h.é.r.a.u.t.

Je suis d'accord pour Che. Mais Che est toujours là, grâce à ceux qui continuent à porter ce rêve d'amour, ce rêve d'humanité !
Heureusement ! Thomas Beckett lui aussi portait haut le rêve. Christ a porté le rêve ! Je vais te dire une chose, les gens ne l'ont pas vu ! Pourtant, c'est un non- croyant qui te le dit.

Christ, pour moi, est une entité extraordinaire. Peut- être est-ce un mythe ? Je ne pourrais pas te dire pourquoi, mais je crois et je sens qu'il a vraiment existé en tant qu'homme.

Et même si c'était un mythe, il a tellement pris substance, c'est tellement nourri, qu'il est devenu personnage vivant, comme les mythes grecs.

Vivant, agissant, présent et amant.
Dans le sens amant. Oui, nous sommes d'accord.

Au sujet du communisme et de la révolution, je dirais que je ne suis pas une déçue du communisme, parce qu'il n'a jamais existé. Le véritable communisme est très proche de l'amour, il est toujours en devenir, et ne peut être complètement manifesté en acte. Sinon, nous n'aurions plus d'élan, plus d'intentions, et nous n'irions plus de l'avant. Dans ce sens, en ce qui me concerne, j'appelle "communisme", ce rêve fou de l'Univers lui-même, de mise en commun, tout en respectant la singularité, et l'individualité de l'être, c'est-à-dire la liberté. Je suis donc ravie que cette forme défigurée du communisme, que cette utilisation qui en a été faite - il en va de même pour la pensée du Christ qui a été utilisée et défigurée - que toutes ces demeures mensongères s'écroulent.
Pourtant, nous y avons cru. J'aimerais rappeler le souvenir d'un homme qui, pour moi, a été très grand dans la Révolution française, c'est le philosophe Gracchus Babeuf, qui a eu une pensée pré-communiste, très pure.

Il a même été un précurseur de l'anarchisme... Franchement, dans le fond je suis un libertaire ! Et j'ai même un profond respect, et une profonde admiration, je peux le dire parce que je l'ai vécu, pour un homme qui a été formidable à un moment où la France avait besoin de lui, c'est de Gaulle ! Quel voyant il a été.

Je n'étais pas gaulliste, mais gaullien quand il fallait l'être. Communiste, je le suis devenu pendant la résistance à Buchenwald, à l'exemple d'un grand monsieur, Marcel Paul, qui sera plus tard ministre de la Production industrielle, il a sauvé des milliers de personnes, comme Dassault, par exemple.

Des milliers de témoignages attestent du courage dont il a fait preuve dans la lutte clandestine contre les S.S. du camp; je ne vais pas m'étendre davantage là-dessus.

Ce que vous ne savez peut-être pas c'est que grace à l'importante résistance qu'il y avait à l'intérieur du camp, nous avons pu nous libérer avec nos propres armes ! Buchenwald a été le seul camp d'Allemagne à se libérer lui- même.

Je ne le savais pas. C'est l'exception superbe ! Je pense qu'il est important d'en parler !
Je vais te dire en deux mots comment cela s'est passé. En août 1944, les usines d'armement du camp ont été bombardées par les Anglais qui avaient une frappe très précise et non pas par les Américains qui tapaient un peu n'importe où.

Tout a sauté, et cela a fait des dégats, il y eut beaucoup de morts dans les casernes S.S., et hélas quelques-uns parmi les détenus.

Les S.S. ont alors disposé autour du camp une vaste et large ceinture de sécurité pour que les détenus ne s'échappent pas. Mais grâce à la complicité de quelqu'un, ce serait trop long à expliquer...

C'était un Allemand ?

Oui, un Allemand.

Il était S.S. ?
C'est un personnage assez mystérieux, qui a beaucoup varié... Je ne peux pas vous en dire plus et peut-être est-ce mieux ainsi. Mais, c'est assez extraordinaire, quand même.

Tu ne penses pas, qu'à un moment où un autre, il faut le dire ?
Un nombre important de S.S. étaient à l'extérieur du camp, donc une certaine liberté de mouvement était possible à l'intérieur, et les détenus ont pu rentrer des armes pièce par pièce, et au fil des jours, les remonter et les entreposer clandestinement, c'est une chose extraordinaire ! Et les S.S. n'en ont rien su.

Le Komintern était d'accord. L'ordre avait été donné, sans doute par Himmel, par les instances suprêmes des S.S., d'anéantir le camp au moment où les troupes américaines allaient arriver.

C'était donc chose possible, sinon probable. Je faisais partie du comité, d'ailleurs je te montrerai la liste de ceux qui en faisaient partie. Nous, chefs clandestins du Comité d'action clandestine de Buchenwald, avons donné l'ordre de passer à l'attaque.

Effarement des S.S. : "Comment peut-on être attaqué par des détenus que l'on surveille de près ?". Immédiatement des sentinelles ont été tuées, j'ai moi- même vu tomber un Allemand, nous en avons zigouillés quelques- uns.

Mais attention ! les règlements de comptes étaient défendus. Nous ripostions contre les S.S. qui se défendaient, et ils se sont enfuis. Le général Patton était informé que le camp serait détruit.

Il a fait une chose extraordinaire en pénétrant avec ses tanks ultra-rapides à travers quatre-vingt kilomètres. Quelques heures après, Patton arrive et dit : "Ce n'est pas possible, c'est le seul camp qui se soit libéré", et il a vu des gens en guenilles avec des armes qui lui rendaient hommage. Vous ne le saviez pas ?

Vous avez donc été aidé par un Allemand !
Oui, c'est un Allemand... un ancien des brigades d'Espagne, et plus tard il a fallu que nous le sauvions des griffes de Staline, du communisme allemand.

Mais arrêtons là ce serait trop long... Tu verras, je te passerai le livre "Verdet pluriel" (André Verdet pluriel, collectif de textes, aux éditions du musée d'Art moderne et d'Art contemporain, Nice, 1992).

Bref, tout cela pour te dire que dans le fond, je suis un libertaire, c'est le mot, que je l'étais déjà au sein du parti et que j'ai continué de l'être.

Je trouve que c'est une très bonne nouvelle, peut- être parce qu'elle me conforte dans mon sentiment que même au milieu de l'horreur, l'humanité peut émerger dans des sursauts de lucidité, ce que la Kabbale appelle "un éclair étincelant de beauté", un moment où le côté humain est le plus fort.
Cette lueur d'espoir qui vacille...

Petite lumière dans l'obscurité.
Penses- tu que cette petite lumière va se fortifier ou va continuer à vaciller ? Je te la pose cette question un peu bête...

Je fais comme si elle allait prendre force...

Oui, tu fais comme si.

En même temps au fond de moi-même, j'ai la certitude - et pour moi dire "certitude" signifie véritablement quelque chose, parce que je n'en ai pas sauf celle-ci- que la force de la lumière que j'appelle Amour, réside dans sa faiblesse. Je saisis l'occasion d'ailleurs pour te conseiller de lire, si tu ne l'as pas encore lu, Le Très- Bas (Le Très-Bas, Christian Bobin, aux éditions Gallimard, Paris, 1992) de Christian Bobin qui traite amoureusement du sujet.
Je répondrai simplement par un poème :
À la bifurcation de l'instinct et du savoir
Une bête hurle

La bête c'est aussi bien l'animal que nous !

Beaucoup de personnes pensent, et moi aussi d'ailleurs, que les gens sont désenchantés. Je me suis dit que peut-être la seule façon de ne pas aller vers la disparition de notre espèce serait de pouvoir réenchanter le monde.
C'est très vrai, je suis tout à fait d'accord avec toi. Il faut réenchanter, c'est le mot. L'enjouement, qui fait aussi partie de l'enchantement, a disparu.

J'ai la chance d'habiter à Saint-Paul-de-Vence, où après-guerre sont venus de nombreux écrivains, poètes, peintres, sculpteurs. Ce village privilégié par sa configuration géographique, est comme un immense bateau de pierre, sur la vague d'une colline.

À la poupe, il y a ses morts, et la proue se dirige vers les montagnes le "Baou de Saint-Jeannet". Ce magnifique baou que Nicolas Poussin à son retour d'Italie, où il allait souvent, a peint dans un tableau magnifique intitulé "Les Bergers d'Arcadie" (1630).

Il l'a peint sur les hauteurs de Saint-Paul dans un village à côté de "La Gaule". Après-guerre, Pablo Picasso est venu à Saint-Paul, j'ai eu la chance de le connaître grâce à Jacques Prévert.

Prévert l'ami-frère, avec lequel j'ai écrit conjointement quatre livres (C'est à Saint-Paul-de-Vence, poèmes, en collaboration avec Jacques Prévert, 1948; Souvenirs du présent, poèmes, en collaboration avec Jacques Prévert, La Nouvelle Édition, Paris, 1945; Histoires, poèmes, en collaboration avec Jacques Prévert, illustrations de Mayo, éd. du Pré-aux-Clercs, Paris, 1946; Le Cheval de trois, poèmes, avec Jacques Prévert et André Viel, Le Portulan, Paris, 1946).

Pendant que j'étais déporté en Allemagne, il a écrit "C'est à Saint-Paul-de-Vence que j'ai connu André Verdet" qui est un de ses plus longs poèmes avec le "Dîner de têtes".

Tout cela pour vous dire que Jacques et moi étions très, très liés. Donc, c'est grâce à Prévert que j'ai connu Picasso ainsi que Matisse. Ensuite, un jour Picasso m'a dit : "Puisque tu vas à Paris, il faut absolument que tu ailles voir Georges Braque.

Porte-lui cette lettre de ma part et dis-lui que je pense toujours à lui". À un moment donné, j'ai été l'agent de liaison entre Picasso-Braque, Braque-Picasso, et ensuite avec Fernand Léger chez lequel j'ai habité pendant près d'un an, dans son propre atelier à Paris.

Un jour j'ai amené Fernand Léger chez Henri Matisse, parce qu'ils avaient beaucoup d'admiration l'un pour l'autre. Donc, j'ai eu cette chance énorme d'être à Saint-Paul et d'y rencontrer de grands maîtres, ainsi que d'autres comme Jean Atlan, qui est un grand ami et un grand peintre, Jean Fautrier et Alberto Magnelli, qui deviendraient plus tard célèbres.

Et bien, je dois dire que c'est une espèce d'hommes qui a disparu, je ne vois pas qui s'égale à eux du point de vue de l'humanité, la fraternité, la gentillesse, et la modestie.

Il y a peut-être quelques phénomènes marginaux, des singuliers de l'art qui existent, ça oui ! Mais dans ce qu'on appelle les grands peintres connus, hélas! cela a disparu. L'art est envahi par une unique chose, le profit !

Mais tout est envahi par le profit, non ?
L'art est maintenant devenu pernicieux. Même si le peintre est grand, et reconnu comme tel, il y a quelque chose qui l'entache. Ce n'est peut-être pas de sa faute, mais sans doute celle des marchands.

Il y a un esprit mercantile qui règne dans tout : dans l'art, le sport, et dans la politique n'en parlons pas ! Je me tais pour ne pas risquer d'aller en prison...

Le monde est dés-en-chan-té !! Il a perdu son enjouement, peut-être y a-t-il des instants heureux où on le retrouve ? Mais moi-même je reconnais que parfois je suis entaché ! Il y a quelque chose qui ne va plus, et je m'en rends plus ou moins compte, et il faut réagir, sinon je ne suis plus en accord avec moi- même.

Je vois un autre Verdet qui se pointe. Un autre qui n'est pas mon double, le double c'est tout à fait autre chose. L'autre et le double, c'est comme le hasard et le chaos, il ne faut surtout pas les confondre.

Mon double, au contraire se désole. Ce double sur lequel nous nous retournons parfois sachant qu'il est toujours derrière nous.

Léonard de Vinci avait compris cela (Léonard de Vinci, le rebelle, essai, André Verdet, Éditions Coaraze, Nice, 1957). Cet artiste, ce chercheur fabuleux qui était en avance, il a fallu attendre cinq cents ans pour que ses découvertes, ses géniales et ingénieuses pensées soient mises en application.

Regardez ce que l'humanité a perdu pendant si longtemps. C'est extraordinaire, Léonard de Vinci dans sa "Vierge au rocher" (1483, Louvre), ainsi que dans d'autres oeuvres, nous interroge, nous questionne, et c'est tellement fort et étonnant que cela nous transperce et que l'on se retourne en se demandant : "Mais qui est celui qui est derrière moi ?" Or, celui qui est derrière nous, c'est nous-mêmes, c'est le nous-mêmes lucide, aux aguets qui nous surveille. Les gens ne savent pas cela !

J'aimerais revenir à cet écrivain dont nous avons parlé hier soir dans une conversation qui malheureusement n'a pas été enregistrée. Cet écrivain exceptionnel qui a fait ce que je suis devenu, en dehors de tout l'apport de grands amis, c'est Rainer Maria Rilke.

Pour la descente en soi-même, la connaissance de soi, son livre "Lettres à un jeune poète" (1903), est fondamental.

Tout créateur, quel qu'il soit, c'est-à-dire qui crée ou qui fabrique quelque chose avec ses mains ou avec ses pensées, devrait le lire. C'est vraiment un livre capital.

Nadia Léger, la femme de Fernand Léger, entre 1921 et 1923, avait été élève de Malevitch, une de ses préférées d'ailleurs. Nadia avait fait de merveilleux bijoux en hommage à son maître, en reprenant les formes de Kazimir Malevitch et en y apportant son imagination personnelle.

Malevitch est un grand maître de la peinture, noir sur noir, blanc sur blanc, Le Carré noir sur fond blanc (1915), Le Carré blanc sur fond noir (1920). Pour moi c'est une peinture séraphique, une peinture mémoire qui vient d'une abstraction extraordinaire, ce sont des miroirs devant lesquels on pense beaucoup.

Il faut connaître Malevitch et Mondrian. Mondrian aussi c'est fabuleux. Les formes de Malevitch c'est le "suprématisme dynamique", elles giclent, elles foncent.

Et il a même fait des formes pour l'industrie aéronautique, parce que les Français en ont été les pionniers, mais aussi les Russes qui ont été d'exceptionnels promoteurs de l'aviation.

Donc les bijoux de Nadia m'ont inspiré et elle m'a dit : "Tu devrais écrire des poèmes sur chaque forme et sur chaque étoile connue", et c'est ainsi que j'ai trouvé le nom de mon groupe de jazz, Bételgeuse.

Mais ce que j'écrivais n'était pas bon, trop narratif, trop symbolique, trop près de la réalité. En fait, c'était anecdotique. Je me suis alors dit qu'il fallait que j'en apprenne davantage sur les étoiles et les galaxies que ce que j'en avais lu dans les dictionnaires.

Et j'ai commencé à potasser des livres sur l'astronomie et l'astrophysique auxquels je ne comprenais rien, je le dis franchement j'étais nul en mathématiques, en physique et en astronomie.

C'était quand même ennuyeux parce que je n'arrivais pas à en sortir quelque chose. Et là, j'ai retrouvé le livre de Rilke Lettres à un jeune poète. En réalité que suggère-t-il ? De laisser toutes les questions les plus ardues, même celles qui semblent impossibles à résoudre, au fond de soi, de ne pas les oublier et d'y penser chaque jour.

À cette époque, j'ai passé un hiver seul ! - d'autant que je souffrais de m'être disputé avec Nadine qui était à Londres. Je prenais certaines phrases dans un livre d'astronomie, phrases sublimes qui partaient et m'éclairaient comme dans les livres de Derrida.

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