Paul-Alexis Ladame
Journaliste, fonctionnaire international, et professeur de méthodologie
de l'information. Auteur d'une grande fresque en sept volumes Un
témoin du XXe siècle, co-éditée par les
éditions Pourquoi pas..., Genève; éditions Luce
Wilquin, Lausanne, 1992.
Qu'est-ce qu'une nouvelle et qu'est-ce que le temps ? Ce sont tous deux des
concepts purement subjectifs. Le temps est, et les nouvelles sont, ce que les
hommes veulent qu'ils soient. Les hommes, et les femmes, sont rarement d'accord
à leur sujet. Ce sont des concepts variables, hautement relatifs.
Qu'est-ce qu'une nouvelle et qu'est-ce que le temps ? Ce sont tous deux des
concepts purement subjectifs. Le temps est, et les nouvelles sont, ce que les
hommes veulent qu'ils soient. Les hommes, et les femmes, sont rarement
d'accord à leur sujet. Ce sont des concepts variables, hautement
relatifs.
On dit des nouvelles qu'elles "tombent". C'est juste : elles tombent comme des
gouttes de pluie, par milliers, par millions, par milliards. Mais de même
que ne vous mouillent que les gouttes de pluie qui vous atteignent, de
même ne vous frappent que les nouvelles qui vous concernent
directement.
Des autres gouttes on apprend qu'elles ont pu provoquer une inondation, un
glissement de terrain, une rupture de barrage quelque part ailleurs, et de
même en est-il des nouvelles.
Elles doivent être d'autant plus importantes qu'elles sont plus
éloignées. Qui juge de leur importance ? Les médias qui
les transmettent. C'est-à-dire les correspondants des agences de presse,
imprimées ou électroniques, disposant, aux quatre coins du globe
terrestre, de sources plus ou moins fiables.
Comme ils sont bombardés de nouvelles, ils opèrent un choix. Ils
trient et ne diffusent qu'une partie des nouvelles recueillies. L'agence pour
laquelle ils travaillent en élimine encore une partie; le
rédacteur en chef encore une partie.
Et que privilégient-ils ? Les mauvaises nouvelles. Un adage classique de
l'économie politique s'énonçait : "La mauvaise monnaie
chasse la bonne".
Il en est de même dans l'information. La maxime impérative des
masses-médias tient en cinq mots : "Good news is no news ". En
français : "Une bonne nouvelle ne vaut pas la peine d'être
publiée." (Sous-entendu : les bonnes nouvelles n'intéressent
personne - donc ne rapportent pas de sous).
Pour faire plaisir à monsieur Toubon, rappelons que cet adage a
été proclamé en bon français il y a plus d'un
siècle: "Du sang à la Une !" (Emile de Girardin).
Les démagogues ont corrompu la démocratie en flattant les plus
bas instincts d'un peuple qu'ils méprisent souverainement. À la
servitude du tirage a succédé la tyrannie de l'audimat, et les
roitelets des chaînes de télévision ont suivi servilement
le diktat d'Adolf Hitler : "L'information doit s'appuyer toujours sur
le sentiment, très peu sur la raison.
Son niveau intellectuel doit être d'autant plus bas que la masse des
hommes à toucher est plus nombreuse. Plus sa teneur scientifique est
modeste, plus elle s'adresse exclusivement aux sens de la masse, plus son
succès sera décisif !" (Mein Kampf, chap. I)
Les "sentiments" que tout démagogue se doit d'exploiter ne sont
évidemment pas excités par de "bonnes nouvelles", positives, mais
par leur contraire : la peur, la méfiance, la haine, la jalousie, la
cruauté, le chauvinisme, le fanatisme.
Il y a mieux - ou pire. Le "responsable de la création" pour France 2 et
France 3 décrète : "La télévision est devenue la
reine des médias (...) La télévision a encore besoin de
tout changer.
Le prototype de ce changement, c'est Christophe Dechavanne, personnage
emblématique qui a quelque chose dans le ventre, qui doit émettre
des choses..." (Nouveau Quotidien, Lausanne, 18/07/94)
"Émettre quelque chose qu'on a dans le ventre", voilà un
programme de "création". Il n'est question ni de coeur, ni d'âme,
ni de cerveau, ni même des yeux, des oreilles, de la bouche.
Aucune bonne nouvelle, des excréments.
En vérité, je suis convaincu que "les Temps" ne sont pas
"difficiles", ils sont rendus difficiles par les
masses-médias. Comme le dit le même "responsable de la
création", Carlo Freccero : "Le réel est produit par un
média (la télé) qui produit de l'irréel".
Elle force sur la dose de "sang à la Une !" en n'hésitant pas
à utiliser, faute de produit réel, des tonnes de "tomato
ketchup". En avons-nous vus des cadavres aux ventres gonflés, des yeux
d'enfants mangés par des myriades de mouches, des membres
mutilés, des églises profanées, des camps de
réfugiés surpeuplés, des masses apeurées, des
soldats ivres brandissant leurs armes.
En avons-nous entendus des aboiements de canons, des crépitements de
mitrailleuses, des explosions de grenades. Les mêmes immeubles
éventrés, automobiles incendiées, cratères de
bombes, fuyards paniqués.
Seule change l'étiquette : pêle-mêle Liban, Palestine, Iraq,
Yougoslavie, Soudan, Angola, Tibet, Erithrée, Yémen, Mozambique,
Somalie, Iran, Libéria, Rwanda... Les habitants de tous ces pays, et de
bien d'autres encore, vivent quotidiennement des "temps difficiles".
En comparaison, nous sommes bienheureux, repus, comblés. Saturés
d'horreur, nous passons à table, plaignant "ces malheureux" entre deux
rasades de bordeaux... et en oubliant nos propres pauvres.
Curieusement, pourtant, on ne nous montre jamais, sur le petit écran,
d'où vient que ces peuples, "les plus pauvres du monde", disposent, pour
s'entre-tuer, d'un arsenal inépuisable : des centaines de tanks, des
milliers de canons, des centaines de milliers d'obus, de grenades, de mines
antipersonnel qui arrachent si joliment les jambes.
On fait appel à l'ONU, au Conseil de sécurité de l'ONU,
pour qu'il mette fin au carnage.
Y mettre fin ? Mais... les cinq membres permanents sont aussi les cinq plus
grands marchands de canons du monde. Simple coïncidence sans doute.
On peste contre l'ONU, incapable de ceci, coupable de cela.
On vitupère son secrétaire général, ce pelé,
ce galeux, égyptien de surcroit, chrétien copte en plus et,
circonstance aggravante, époux d'une Juive. Ah ! Si on le
remplaçait, par Delors, libéré de Bruxelles, ou par
Bernard Tapie, comme tout irait mieux !
C'est oublier (ou ignorer) que le secrétaire général n'est
qu'un fonctionnaire, et l'ONU un instrument, un "machin" comme le disait fort
justement le Général, et comme le savent les quelques deux cents
États membres et surtout les cinq Grands disposant du droit de veto.
Tant qu'a régné sur le monde la Guerre Froide, l'ONU était
comme une voiture remisée au garage en raison d'une pénurie
d'essence.
Pendant ce demi-siècle, les temps n'étaient pas
difficiles, ils étaient figés, paralysés,
congelés par la Guerre Froide.
La plupart des jeunes ne s'en rendent pas compte aujourd'hui, mais leurs
parents et leurs grands-parents, pendant les quatre décennies qui ont
suivi la Deuxième Guerre mondiale, ont vécu sous la terreur
permanente d'une guerre nucléaire entre l'URSS et les USA; trente mille
ou cinquante mille fois plus meurtrière que les bombes d'Hiroshima et de
Nagazaki.
Pendant cette moitié du XXe siècle, les temps
n'étaient pas difficiles ; ils étaient angoissants,
terrifiants, d'une terreur telle, froide, lancinante, qu'on n'osait même
pas en parler.
La montagne, finalement, a accouché d'une souris. Comparé
à la grande peur nucléaire, Tchernobyl n'a été
qu'un couac insignifiant.
Et puis, soudain, la débacle des glaces a commencé. Le Mur de
Berlin s'est écroulé. Le Rideau de fer s'est affaissé.
L'empire totalitaire de Staline s'est disloqué. Au système
rigide, glacé, de la terreur bipolaire de deux super-États a
succédé l'indescriptible chaos de centaines de petits
États-nations anarchiques se proclamant souverains, se querellant et
même s'entre-tuant les uns les autres (comme en ex-Yougoslavie) ou
"génocidant" des minorités (comme au Rwanda).
Oui, les temps sont toujours difficiles, sur le plan mondial, mais ils ont
cessé de justifier la peur d'un soudain foudroiement atomique.
Désormais notre humanité, à peine sortie du berceau il y a
moins de 20 000 ans, se porte comme un enfant qui, ayant guéri d'une
double pneumonie, souffre maintenant d'une bénigne varicelle.
En soi, ceci est déjà une bonne nouvelle. Pendant cinquante ans,
l'homme a failli faire exploser la planète, ou en tous cas
anéantir une partie de l'humanité. Maintenant l'homme peut
s'atteler à la réparation des dégâts causés
à sa biosphère par bêtise ou par cupidité.
On se souvient peut-être des paroles optimistes du président
George Bush au lendemain de la Guerre du Golfe. On allait créer un
"nouvel ordre mondial". Quel tollé dans les masses-médias. Les
uns y ont vu l'arrogante annonce d'une hégémonie
américaine sur la planète; les autres de la pure
mégalomanie après une victoire inachevée sur Saddam
Hussein.
Le peuple américain, lui, y a vu l'annonce de nouvelles
responsabilités internationales, alors qu'il en avait plein le dos et ne
rêvait qu'à se replier sur lui-même.
Il traversait effectivement des "temps difficiles", le peuple américain.
La gigantesque dette accumulée par douze années d'audacieux poker
dans la "Guerre des Étoiles", nécessaire pour mettre l'URSS sur
les genoux, c'était assez.
Cette "bonne nouvelle" n'en était pas une pour les électeurs
américains. N'importe qui, sauf Bush. Ils élirent Clinton. Il
promettait de mettre de l'ordre dans la maison et se vantait de ne rien
connaître aux affaires du monde.
Pour les Américains c'était une "bonne nouvelle en des temps
difficiles". Les services de santé, d'éducation, de
sécurité, d'autres encore, avaient pour les électeurs de
la grande République l'absolue priorité.
Pourtant, ce à quoi Bush faisait allusion, en parlant d'un "nouvel ordre
mondial", on le sait par d'autres déclarations, c'est à une
réforme de l'Organisation des nations unies.
Elle traverse vraiment, nous l'avons vu, des "temps difficiles". la "bonne
nouvelle", à ce sujet, c'est que tout le monde semble d'accord : il faut
réformer l'ONU; et tout le monde parle. Le problème, c'est qu'on
est loin d'être d'accord sur ces réformes.
La première, fondamentale, consiste à corriger une hypocrite
supercherie. L'ONU, nous l'avons rappelé, n'est qu'un instrument.
Question : qui dispose de cet instrument ? La Charte de l'ONU répond par
les cinq premiers mots : "Nous, peuples des Nations unies..." Là est la
supercherie.
Les peuples n'ont strictement rien à dire. Seuls ont la parole les
gouvernements des États-Nations membres de l'ONU. Leur nombre a
quadruplé depuis 1945 et celui des démocraties augmente
régulièrement. Il n'en reste pas moins que seuls les cinq membres
permanents font le poids et les autres de la figuration.
Bonne nouvelle: partout on admet que cette situation n'est plus normale. On
parle d'élargir le cénacle à l'Allemagne, au Japon,
à l'Inde... Bonne nouvelle : on parle même, à mots couverts
encore, mais tout de même, de remplacer la règle de
l'unanimité des Permanents, par un vote à la majorité.
Bonne nouvelle : on convient de plus en plus que le système actuel des
Casques bleus pour le maintien de la paix, s'il constitue un progrès par
rapport à l'époque récente où il n'y avait rien,
doit d'urgence être réformé.
Il faut établir une force permanente, capable d'intervenir
immédiatement n'importe où dans le monde, et assez puissante pour
tuer dans l'oeuf n'importe quelle velléité d'agression.
Bonne nouvelle : on reconnaît de plus en plus, dans le monde entier plus
qu'en Europe elle-même, qu'un gouvernement mondial est seul capable de
remettre de l'ordre dans l'anarchie née de la fin du système
bipolaire de la Guerre Froide; on commence à comprendre que seul un tel
gouvernement, issu d'une fédération mondiale, est capable de
résoudre les problèmes de biosphère, d'eau, de
forêts, d'ozone, de drogues, de surpopulation, etc, qu'aucun
État-nation seul, même le plus puissant, ne peut
résoudre.
Car les maux qui rendent les "temps difficiles" sur la planète se
gaussent des frontières dessinées sur les cartes de
géographie.
Bonne nouvelle : partout on commence à se rendre compte que le seul
obstacle à une telle évolution vers une vision globale, non
seulement économique, mais politique, est le sacro-saint tabou de la
souveraineté nationale.
Bonne nouvelle : on commence à se convaincre que non seulement cette
notion de souveraineté est archaïque, mais encore qu'elle ne sera
guère plus atténuée dans une fédération
mondiale qu'elle ne l'est aujourd'hui dans tout État-nation.
Les temps sont difficiles ? Y a-t-il jamais eu des temps faciles ? Il faut les
dominer et ne pas leur céder. "Dehors, les pervers et les
idolâtres, les impudiques et les meurtriers, et quiconque aime et
pratique le mensonge". Ainsi est-ce écrit dans la dernière
page des good news, bonne nouvelles, du Nouveau Testament.*
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