Ervin Laszlo (suite et fin)
Oui, aseptiser. Oui, aseptiser,
stériliser. Tout ça ce sont des essais pour trouver des mots,
pour expliquer, pour verbaliser, pour conceptualiser une appréhension.
Il y a une richesse énorme des structures, des complexités des
phénomènes, qui malgré sa diversité obéit
à des harmonies fondamentales. Ça c'est une intuition.
Pratiquement tout le reste n'est qu'un effort pour trouver le concept pour
communiquer, pour expliquer et ordonner les phénomènes. Il y a
même des théories qui expliquent les phénomènes
à travers ces conceptions. J'ai une conception personnelle qui est
à peu près celle-ci: nous allons vers quelque chose qui n'est ni
matière, ni esprit, mais qui est la fondation de la matière et de
l'esprit, duquel surgit la matière. Nous allons faire quelque chose, qui
pour nous n'est pas verbalisable, parce que tout ce que nous pouvons
conceptualiser est déjà une conséquence. Ça c'est
à l'origine des choses, mais cette chose est suffisamment dynamique et
fertile en tant que champ - je ne peux utiliser que le mot champ - un
champ intégré où des interactions, qui suivent le cadre de
ce champ, donnent naissance à toute la diversité dans laquelle
nous nous trouvons, mais pas par hasard, suivant des lois non pas
mécaniques mais de grandes lois stochastiques, qui travaillent dans une
direction, sans prédire, sans fixer les voies, parce que ce n'est pas un
mécanisme, ni une horloge, mais plutôt un organisme qui cherche,
qui trouve toujours la manière de se développer.
Nous sommes peut-être en face d'un mystère. Comment et pourquoi ce
monde? Comment peut-il être aussi riche et auto-productif? Le monde est
beaucoup plus remarquable qu'on ne l'a pensé à partir de la
mécanique classique et de toutes les sciences positivistes. Je trouve
que c'est un sentiment quasi intolérable de vivre dans un monde
superficiel, de la psychologie de Skinner, de la biologie darwinienne, de la
mécanique classique, ou de la physique, c'est un monde mort, sans
esprit, sans dynamique, un monde où les rapports sont externes. Je
trouve que nous vivons dans un monde qui a sa dynamique interne qui se
développe elle-même, c'est comme une fleur qui fleurit, qui va
vers sa maturité. Probablement qu'après sa floraison,
naîtra de ses origines quelque chose qui peut-être recevra à
nouveau. Mais c'est peut-être une intuition antique.
Ou de nouvelles graines vont apparaître. Ou une nouvelle
floraison.
Cela me rappelle Ibn El Arabi, avec sa création
récurrente. Oui, c'est une question de récurrence.
Oui, parce que "cyclique" ça donne l'impression du jeu de l'oie qui
ne bouge pas. C'est hélicoïdal.
Comme la musique. Alors cycliquement, c'est un malentendu. Je ne veux
pas dire par cyclique que c'est le même cycle qui se
répète, c'est seulement qu'il y a des phases et chaque phase
comprend une sur-phase de développement. Donc la floraison retombe, mais
quand elle retombe, la nouvelle phase qui surgit ne commence pas à
zéro, elle commence avec les conséquences et les informations
laissées par les phases précédentes.
Cela procède par inclusion. Par inclusion et par transcendance
des phases précédentes. C'est une intuition très ancienne
que l'on peut retrouver maintenant dans les théories mathématique
de cosmologie actuelle qui conçoivent des univers multiples.
D'après vous, d'où vient le refus quasi-systématique de
la majorité des chercheurs à se remettre en question, à
s'interroger sur leurs propres fondements?... Peut-être que votre
expérience est différente, mais d'après la mienne, un
scientifique est toujours d'accord pour parler de sa recherche mais quand on
lui pose des questions sur celui qui cherche - sauf rares exceptions - alors
là, il coupe net et dit que c'est non-scientifique. C'est le
défi. On cherche des certitudes, on nettoie des choses avec des mots, et
on n'admet pas des choses encore inconnues, même les philosophes qui
devraient vraiment avoir l'esprit ouvert, veulent avoir quelques données
établies. Tous les courants anglo-saxons de philosophie sont
basés sur la recherche de la certitude. C'est retomber dans la logique
mathématique par exemple; on analyse le langage, etc., on atomise la
logique de Bertrand Russell(17), et tout cela pour établir et
pouvoir finalement dire: "Nous avons déterminé que c'est vrai,
maintenant on va vers le prochain pas". C'est une construction, ils ne peuvent
pas vivre avec l'incertitude.
Oui, mais c'est complètement illogique, parce que, en ce qui me
concerne, si on a la certitude, on ne cherche pas. Donc il n'y a pas de
véritable recherche à ce moment-là... Non!
Parce que si on cherche véritablement, c'est parce qu'on est dans
l'ignorance totale? Vous savez, il y a très peu de
véritable recherche. Il y a un certain nombre de gens qui participent
à de grands projets actuellement dans la physique avec des
accélérateurs, etc., par exemple on cherche à confirmer
quelque chose comme le sixième quark. On sait déjà qu'on
va le trouver, mais il faut des preuves, alors vous faites quelque chose de
mécanique et vous n'apprenez absolument rien, mais ils savent que le
premier qui arrivera à démonter ce phénomène aura
le prix Nobel. Et ça suffit pour motiver une quantité
énorme de gens et de financements. Enfin c'est un cas extrême,
mais quand même cela reste toujours vrai: un grand ami qui s'appelait
Albert Szent-Györgyi(18) - qui est décédé il y
a quelques années, il était très âgé et
j'avais beaucoup d'admiration pour lui - m'a toujours dit que dans sa longue
carrière il n'a jamais eu une bourse de recherche pour quelque chose qui
était valable; il en avait lorsqu'il avait déjà
décrit les résultats dans son projet, pour cela il a eu des
financements. Mais s'il avait dit: "J'aimerais rechercher ça, parce
qu'il y a quelque chose que je ne comprends pas", il n'aurait jamais eu
d'argent, c'est un peu comme ça.
Et à côté de cela, on nous dit que ce n'est qu'en la
Science que l'on trouve l'objectivité et la rigueur! En ce qui me
concerne, j'aime bien la science, ou une certaine science, mais cela
n'empêche pas que je trouve assez dangereux pour l'homme de
l'ériger en dieu tout puissant, et de faire de ses représentants
des êtres placés au-dessus de l'humanité. Vous savez
cette communauté scientifique est un système complexe. Il y a
beaucoup de travailleurs dans ce système, qui élaborent avec un
paradigme existant et qui repèrent les détails. Il y en a
d'autres qui cherchent d'autres choses, normalement des innovations, qui ne
sont pas admises comme des paradigmes actuels et qui fonctionnent assez bien au
point de vue du résultat. Lorsque le paradigme actuel rencontre toujours
plus de difficultés, alors on commence à admettre des
alternatives.
Il y a une chose qui m'étonne toujours, je demande à des
chercheurs que je connais: "Cela ne vous pose pas de questions le fait que vous
trouviez toujours ce que vous cherchez?" Si on trouve quelque chose!
Peut-être est-ce parce qu'ils sont disposés à ne faire
certaines découvertes qu'en fonction de ce qu'ils attendent? Mais a-t-on
déjà trouvé quelque chose qu'on ne cherchait
pas? Nous avons quand même des limites, mais la nature est
très riche. Nous avons des réponses en grande partie sur ce qu'on
cherchait, mais parfois il y a des choses pour lesquelles elle dit: "Non, ce
n'est pas comme ça!".
Il y a une chose dont nous n'avons pas encore discuté, c'est
peut-être la caractéristique la plus décisive du livre que
je viens de publier, c'est que la conscience fait partie d'un champ
d'informations dans lequel toutes les consciences entrent, donc
métaphoriquement on peut dire que c'est comme une superconscience,
où toutes les consciences d'individus sont des reflets, des
réflexions, des parties. Ce sont beaucoup d'intuitions de ce
type-là, théologiques, d'intuitions classiques,
ésotériques; même Gustav Theodor Fechner - un des
fondateurs de la psychologie expérimentale - a écrit une fois
qu'il avait des intuitions selon lesquelles tous les esprits humains entrent
dans un esprit collectif. Je tente d'articuler cela d'une façon à
pouvoir le relier à la physique actuelle. Il y a un champ qui relie les
esprits, et conserve toutes les données, y compris les
expériences humaines.
Je suis née dans une culture où l'on m'a enseigné que
les choses n'étaient pas séparées. Et c'est en France, en
ce qui me concerne - il y a vingt ans que j'y vis - que j'ai vu que l'on
pouvait fonctionner en séparant ainsi les choses, c'est l'esprit
cartésien m'a-t-on dit... Oui, c'est un esprit cartésien,
c'est aussi un esprit anglo-saxon d'organiser les choses selon le schéma
préconçu, c'est une culture occidentale moderne mais qui ne fait
pas partie de la nature humaine, c'est un phénomène historique,
une phase de développement qu'on n'a jamais eue avant et qu'on n'aura
peut-être pas très longtemps, mais c'est la mentalité des
ingénieurs qui voulaient avoir des catégories très claires
pour mettre une brique l'une sur l'autre. Malheureusement, le monde ne confirme
pas ces intuitions, ces idées, ces ambitions, parce que le monde est un
objet de plus en plus complexe.
Oui, et j'ai le sentiment que trop d'informations mène aussi à
la désinformation... Oui, il faut pouvoir sélectionner.
Je ne sais pas si ce flot d'informations qui se déverse sur les gens
- qui ne le demandent même pas d'ailleurs - est véritablement un
"bien" pour eux. J'ai l'impression que de plus en plus, ils sont perdus, qu'il
y a trop d'informations qu'ils ne savent pas traiter, et qu'ils n'ont pas
été préparés pour le faire. Ça donne donc
une recherche de fusion dans la confusion totale, ce qui apporte encore plus de
détresse. Oui. On joue avec l'information pour l'utiliser. Le
cas typique: j'ai changé de système d'ordinateur pour un nouveau
logiciel, et je n'utilise que 5% de sa capacité, et pas besoin d'autre
chose; par contre l'ancien système que j'avais, je le connaissais
très bien, il était un peu plus lent, avait peu de
mémoire, mais il faisait ce que je voulais et j'utilisais 90% de sa
capacité. Avec le nouveau logiciel, je n'en utilise que 5%, mais il faut
beaucoup de travail pour choisir tout ce que je vais utiliser et écarter
les autres possibilités.
Maintenant, je crois qu'on commence à resimplifier les systèmes,
d'abord on se laisse déborder comme un enfant dans un magasin de
douceurs, de délicatesses, ou de jouets, il faut tout toucher.
Finalement, on arrive à choisir ce dont on a besoin et dont on se sert
vraiment. Pour le moment, nous sommes débordés parce que nous ne
savons pas comment choisir...
Je suis frappée par le fait que les gens restent
émerveillés par le progrès de la technologie, voire
l'informatique et sa rapidité de traitement des données par
exemple, sans réaliser que si nous sommes capables de concevoir ces
choses à "l'extérieur", c'est parce que cela n'est qu'un reflet
de ce que nous sommes à "l'intérieur".
Je pense que la connaissance de soi, de nos propres processus mentaux, voire
du fonctionnement de notre cerveau, est plus importante que tout le reste. Il
ne s'agit pas d'une recherche pseudo-spirituelle, mais tout simplement de
prendre en considération le fait que ne nous connaissant pas
nous-mêmes, nous ignorons l'étendue de nos virtualités qui
pourtant n'attendent qu'à être
développées. C'est un moment de possibilité, de
potentialité, mais il faut avoir soi-même une conception, une
compréhension des fondements, de ce qui se passe, des
possibilités. Autrement, on travaille dans les nuages. La richesse est
énorme, c'est pour cela qu'on trouve souvent ce qu'on cherche, cela
permet beaucoup de choses. Mais parfois la nature dit "non!". Et quand elle dit
"non!", on arrive à un point critique, et à partir de cela il
faut retrouver une vérité de base.
Est-ce que vous pensez que nous nous approchons du point
critique? Dans la science, nous nous approchons du point de crise
où il faut considérer des changements de base et des conceptions
de base. Si on regarde simplement ce que donne la nouvelle physique sur la
nature et ce que cela implique dans le monde humain, c'est énorme et
nous n'avons pas encore suffisamment réfléchi là-dessus.
De toutes façons, nous sommes au seuil d'une transformation qui
coïncide avec la transformation du monde réel. Dans le monde
sociologique, il faut aussi avoir des idées que l'on n'a pas eues
jusqu'ici. L'idée occidentale de progrès ne peut pas être
perçue sans changement. Donc nous sommes vraiment à un point de
bifurcation, à la fois dans la science et dans la
société.
Le thème de ce numéro est la fédération
planètaire. En cette époque de résurgence du nationalisme,
des guerres, avez-vous confiance en cette idée de
fédération? Comment voyez-vous l'avenir? Justement ce
n'est pas une question de pouvoir prédire. Il s'agit de savoir que
ça reste une précondition de la survie humaine. On peut
trouver aussi la survie de manière très restrictive comme petit
pas par petit pas, et de plusieurs façons, l'humanité à
plusieurs vitesses, avec de grandes forteresses en Europe, où l'on ne
laisse entrer personne. Mais ce sont des solutions dictatoriales. Une solution
démocratique socio-humaniste, réside sur le fait qu'on devrait
trouver l'unité dans la diversité, et répartir les
décisions, les biens, entre les cultures. Ça reste une
nécessité, donc on ne peut pas prédire... Mais on peut
dire que c'est une condition nécessaire.
Je pense qu'on peut y aspirer. Mais pour y aspirer il faut se mettre au
travail, parce que l'addition de 1+1+1+1... fait des milliards. En ce qui me
concerne, je pense que la condition sine qua non, c'est que l'on puisse
avoir assez de Substance Absolue de Fraternité, et qu'à ce
moment-là on aurait cette fédération basée sur une
alliance, mais une alliance d'amour. Hum, hum! C'est une question de
solidarité, c'est tout à fait évident cette idée.
Mais seulement, ça doit pénétrer la conscience des gens
jusqu'à changer leurs actions, si les gens deviennent convaincus que
c'est dans leur propre intérêt. Ce n'est pas quelque chose
d'altruiste, d'abstrait, mais ça demande aussi dans
l'intérêt de chaque individu, de coévoluer avec les
autres.
En vous écoutant, ça me rappelle les Tibétains qui
disent que "l'esprit est l'ultime sublimation de la matière, et la matière
la cristallisation de l'esprit".
En effet, parce que la matière sert de cristallisation de l'énergie
primordiale, c'est une manifestation, une forme de la dynamique qui prend de
l'énergie.
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