Paul Alexis Ladame
Ancien professeur de méthodologie de l'information à
l'université de Genève, et écrivain : Un Témoin du
XXe siècle, co-édition Luce Wilquin, Lausanne, Et pourquoi
pas..., Genève, 1988-1991.
La tragédie de l'ex-Yougoslavie, s'écartelant et se suicidant
sous nos yeux impuissants, cyniques ou blasés, est la honte pour
l'Occident tout entier, et particulièrement pour la Communauté
européenne qui n'en finit pas de s'unir et de se désunir. Cette
scandaleuse tragédie constitue, pour la Chrétienté dans
son ensemble, un mene tekel impitoyable.
L'Europe unie, aujourd'hui, n'est qu'un grand club d'épiciers.
L'état d'épicier n'a certes rien de déshonorant. Mais il
ne faut pas attendre de lui de grandes envolées spirituelles,
philosophiques ou même simplement altruistes. Il y eut de tels
états d'âme au début des années 50, du temps de Jean
Monnet, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, Paul-Henri Spaak.
Leurs ailes ont été coupées par le général
de Gaulle. Elles n'ont jamais repoussé. L'idéal de la C.E.E.
aujourd'hui, est celui d'un tiroir-caisse. La seule évocation, dans le
texte du traité de Maastricht, d'une politique commune et d'une
armée commune a provoqué un tremblement de terre dont les
secousses continuent à faire frémir l'Europe. Il ne faut donc pas
s'étonner que les Douze laissent tuer, affamer, violer, torturer,
bombarder hommes, femmes et enfants, leurs frères et leurs soeurs de la
même Europe, aux portes de Vienne, de Budapest, de Trieste et
d'Athènes. C'est non seulement triste, mais abominable et
écoeurant.
Mais pourquoi, pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que l'Europe,
notre Europe, a perdu son âme. Son credo n'est plus "tous pour un et un
pour tous", c'est "doit et avoir". Un tiroir-caisse n'a pas d'âme. Il ne
connait ni l'amour, ni la solidarité. Douze tiroirs-caisses ne font pas
mieux, évidemment. Les gouvernements qui les manient, ont, en ce qui
concerne l'ex-Yougoslavie, des intérêts, des sympathies, des
amitiés et des méfiances très divers, très
opposés. La France est par tradition proserbe, l'Allemagne procroate, la
Russie proslave, etc.
S'il y avait une Europe unie et si elle disposait d'une force de police
commune, elle aurait pu intervenir dès les premières heures de
l'agression commise par l'ancienne Armée Rouge de Tito. Mais elle n'a
rien de pareil. La constitution de la République fédérale
allemande interdit à son armée de mettre un pied en dehors des
frontières. La France n'a envoyé quelques avions aux
frontières du Koweit, que pour justifier son siège permanent au
Conseil de Sécurité de l'ONU. Elle n'a aucune intention de
récidiver en ex-Yougoslavie. Elle se contente de "casques bleus" de
l'ONU, coopérant avec d'autres contingents pour tenter d'atténuer
un petit peu les souffrances d'une population civile victime d'un
génocide... de plusieurs génocides entremêlés.
Quelle est donc la raison majeure de ce carnage suicidaire qui fait honte
à l'Europe ? Il y a volonté d'hégémonie des anciens
chefs communistes Serbes, disposant de l'armée façonnée
par Tito, sur les autres parties de la Fédération socialiste.
Cette volonté a certes été attisée par l'aveu
d'impuissance de la Communauté de Bruxelles. En fonçant
brutalement, les Serbes mettaient l'Europe et l'ONU devant le fait accompli.
Ensuite ils pourraient jouer au chat et à la souris, à l'exemple
de Saddam Hussein.
Ceci, pourtant, n'est qu'une raison secondaire. La raison majeure, c'est que le
monde entier, sur le plan politique et économique, est atteint d'une
maladie collective qui s'appelle nationalisme.
Que l'on m'entende bien. Je ne critique pas le patriotisme. L'amour de la
patrie est un sentiment noble, qui mérite d'être soutenu et
respecté. Le nationalisme, tel qu'il est propagé en Europe par
les Jacobins de la Révolution française, exaltant
l'État-Nation totalitaire et dénigrant les autres pays, les
salissant, les haïssant, est détestable et funeste. L'état
aigü de cette maladie est le concept de souveraineté nationale.
Cette prétendue souveraineté est un mensonge, une fallacy of
misplaced conceptions. Aucun individu, sur cette Terre, ne peut être
absolument autonome, totalement indépendant et donc souverain; il
dépend toujours de quelqu'un, de quelque chose, et finalement de Dieu,
à plus forte raison une collectivité, et aujourd'hui plus que
jamais. Même le plus têtu des anarchistes, s'il n'est pas fou,
roule sur la droite de la chaussée quand il conduit sa voiture, et il
conduit à gauche s'il va en Angleterre. La souveraineté, dite
"pouvoir sans appel", n'existe pas dans la société humaine.
Prenons l'exemple d'un immeuble locatif, disons de dix étages, avec
quarante appartements. Un incendie éclate dans un appartement du
sixième étage. Étant donné la souveraineté
de son locataire, qui, paralysé ou suicidaire, refuse d'ouvrir la porte,
on devrait laisser le feu s'étendre au septième étage?
La vérité est que, sur notre vaisseau spatial Terre, ou
"Gaïa", une partie des passagers de IIIe classe est menacée, sinon
d'un incendie, du moins d'un ou de plusieurs autres désastres. Si nous,
qui sommes en IIe ou en Ie classe, ne venons pas à leur secours, c'est
notre véhicule cosmique commun qui court à sa perte.
Dans cette perspective planétaire, la guerre civile de l'ex-Yougoslavie
n'est qu'un épisode, comme l'est la famine en Somalie, ou celle en
Éthiopie, ou le Sendero luminoso du Pérou, ou Escobar, le
baron de la drogue en Colombie, ou la dernière bombe de l'IRA, ou...
consultez votre journal préféré. Ces malheurs sont des
malheurs locaux, terribles il est vrai, mais locaux. D'autres malheurs, eux,
sont globaux. On n'en parle peut-être pas quotidiennement, mais ils sont
bien réels. Ils ont pour nom pollution, effet de serre, ozone, drogue,
Sida, raréfaction de l'eau, déforestation, stocks d'uranium
enrichi vendus au marché noir; autres armements, avions, tanks, canons,
poisons chimiques, etc. vendus, ou même donnés à toutes
sortes de gouvernements, de dictateurs, de factions terroristes, par des
gouvernements... qui prêchent le désarmement et se disent
favorables à la paix.
Il est clair qu'aucun gouvernement souverain, pas même le plus puissant,
comme celui des U.S.A. malgré sa dette astronomique et la
pauvreté d'une partie de sa population, ne peut, à lui seul,
faire face à ces maux avec la moindre chance de les guérir.
Pourquoi ? Parce que la sacro-sainte "souveraineté nationale" des
États-Nations coupables, ou premières victimes, de ces
calamités, ne leur permettra pas d'intervenir.
Or, cette souveraineté est une pure construction de l'esprit. Le
nationalisme agressif et protectionniste est une maladie, une paranoïa
collective, dont les vecteurs - politiciens professionnels, lobbies, ceux
qu'ils servent et ceux dont ils se servent - ne songent qu'à gonfler
leurs comptes en banque au détriment du peuple. Démagogues et
parasites sociaux dans les démocraties qui les tolèrent, tyrans
et dictateurs dans d'autres, courtisés par la démocratie, ils
brandissent le totem de la souveraineté nationale parce qu'elle
étaye leur pouvoir. Entendons-nous bien: il y a beaucoup de politiciens
honnêtes et compétents et plus encore de citoyens qui ne
demanderaient pas mieux que de se dévouer pour la collectivité,
mais la télévision a transformé la res publica en
show business. Un politicien prenant sa mission au sérieux et ne
présentant pas devant les caméras un visage poudré et
maquillé, au perpétuel sourire niais, exhibant un blanc
chef-d'oeuvre de dentiste, est un politicien perdu ou
dégoûté des jeux truqués du pouvoir. Or ce sont
ceux-là, précisément, que des électeurs avertis
devraient déléguer aux responsabilités. Car la
prétendue souveraineté intangible implique la fragmentation
artificielle de notre Terre et cette fragmentation empêche de prendre les
mesures indispensables à sa guérison. Ces mesures,
dépassant les frontières des États-Nations, ne peuvent
être prises que par un gouvernement mondial. Un tel exécutif
planétaire aurait avantage à représenter tous les
continents, les principales races et les plus importantes religions; avantage
aussi à n'agir que collectivement, ses délibérations se
déroulant à huis clos et ses décisions étant
toujours collectives.
La création d'un tel gouvernement mondial peut paraître utopique,
si l'on pense aux infinies difficultés éprouvées par les
Européens pour s'unir. Mais l'image est trompeuse, car il existe
déjà un embryon de gouvernement mondial : le Conseil de
Sécurité des Nations Unies. Certes, il est encore composé
de diplomates désignés par des gouvernements souverains, mais un
jour viendra où ses membres seront élus. Le Conseil de
Sécurité de l'ONU, depuis la fin de la Guerre froide, fonctionne.
Il est loin d'être parfait, mais il a le mérite d'exister. Ses
principaux défauts, chacun les connaît : cinq de ses membres, les
anciens vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, disposent du droit de
veto (principe de l'unanimité des votes) qui est refusé aux
autres membres de l'organisation. C'est ce droit de veto qui, pendant quarante
ans de "guerre froide", a bloqué les activités politiques de
l'ONU. Depuis l'écroulement de l'U.R.S.S., les membres permanents du
Conseil ont débloqué le mécanisme en prenant l'habitude de
s'abstenir, au lieu de voter non, quand une décision ne leur convient
pas (la Chine lors de la guerre du Golfe). Si, par entente tacite, les membres
permanents continuent ainsi, il n'y a pas de raison d'entamer une
procédure de révision de la Charte. Certes, il est anormal que
les États aussi peuplés que l'Inde, qu'un continent tel que
l'Afrique, que des pays aussi puissants que l'Allemagne et le Japon n'aient pas
de siège permanent, mais cela pourra se corriger en passant de cinq
à neuf membres permanents. Le nombre des membres du Conseil a
déjà augmenté une fois sans difficultés majeures.
Donc, rien ne s'oppose fondamentalement à ce que le Conseil de
Sécurité agisse provisoirement en tant que Gouvernement mondial
chargé de résoudre les problèmes majeurs de notre
planète en prenant des décisions supranationales.
Deux révisions, en revanche, s'imposent. La première concerne le
mode de financement de l'ONU. Un groupe consultatif composé
d'éminents spécialistes est en train de l'examiner.
L'énorme et chronique endettement de l'Organisation est essentiellement
dû au scandaleux retard de cotisations des principaux membres. Si ces
cotisations étaient prélevées uniformément sur les
budgets de défense nationale des membres et non sur celui, moins bien
doté, des affaires étrangères, il n'y aurait plus de
problème.
L'autre modification ne concerne que l'application - jusqu'ici
évitée - du chapitre VII de la Charte et en particulier de son
article 43, aux termes duquel "Tous les membres...les forces armées...
nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité
internationale."
Tout a été prévu par les auteurs de la Charte dès
1945. Il suffit d'appliquer les articles du chapitre VII de la Charte et le
Gouvernement mondial disposera d'une force de police mondiale suffisamment
forte et rapide pour éteindre n'importe quel foyer de menace contre la
paix. Cette puissance armée de "casques bleus" - formés aussi
pour intervenir immédiatement en cas de cataclysmes naturels - sera
facilement financée par les économies faites par le
désarmement de tous les États-Nations.
L'objection fondamentale que l'on peut faire à cette "utopie" est que
les peuples ne voudront jamais abandonner leur souveraineté nationale.
En est-on bien sûr ? Quand donc les a-t-on consultés ? Je suis
convaincu qu'une consultation (référendum) vraiment libre,
générale et garantissant le secret du vote,
précédée d'une bonne campagne d'information, aboutira
à une majorité positive de citoyens du monde. Mais rien
n'empêche de commencer dès aujourd'hui cette campagne
d'information. La vérité est que trop de gouvernements
parasitaires, s'appuyant sur leur armée, leur police, leur bureaucratie,
méprisent le peuple dont ils vivent, mais redoutent de l'interroger, car
celui-ci pourrait soudain crier : "Le Roi est nu !". Affirmer cette
vérité, supprimer la notion archaïque et mensongère
de souveraineté nationale, ne veut pas dire qu'il faut détruire
le patriotisme. Au contraire, je le répète, celui-ci a une valeur
saine, fondamentale, irremplaçable. La constitution d'une
fédération mondiale permettra à nombre de minorités
ethniques, politiques, religieuses, aujourd'hui humiliées et
écrasées par la majorité, de jouir enfin d'une beaucoup
plus grande indépendance et dignité. Les Kurdes par exemple, les
Sikhs du Pendjab, les musulmans de l'ex-Yougoslavie et cent autres
communautés.
Il est évident qu'aucun gouvernement actuel n'abandonnera volontairement
le principe de souveraineté qui est sa raison d'être. Pourtant,
rien ne serait vraiment changé. Seuls seraient confiés à
une instance supranationale les problèmes planétaires qu'aucun
État-Nation ne peut résoudre. Seuls des attributs de
souveraineté gênants et anachroniques comme les frontières,
les tarifs, les monnaies seraient abandonnés, qui à notre
époque ne font qu'entraver bêtement la libre circulation des
personnes et des biens. Pour le reste, l'avenir est au principe de
subsidiarité: le maximum de liberté et de responsabilité
à tous les échelons: de la fédération à la
nation, à la province, à la région, à la commune,
à la famille, à l'individu.
Que chaque lecteur ou lectrice qui s'est trouvé d'accord, au moins
dans les grandes lignes, avec mon argumentation, le dise au moins à un
ami ou à une amie, qui promettra de faire de même, et peu à
peu se mobilisera, dans le monde entier, pour sauver "Gaïa" par la force
de l'esprit, une armée de citoyens du monde.
|