LA DÉMOCRATIE SE CONSTRUIT
PAR L'ACTION COLLECTIVE
par Hervé Le Crosnier
Hervé Le Crosnier
Maître de conférences à l'Université de
Caen
après avoir été dix ans conservateur de bibliothèque
Modérateur de la liste de diffusion francophone BIBLIO-FR
À paraître : Les bibliothécaires et le réseau, un métier qui évolue avec les technologies, article dans l'ouvrage collectif : Les nouvelles technologies de l'information, sous la direction de Michèle Rouhet, Éditions du Cercle de la Librairie, mai 1996.
De trop nombreux documents abordent aujourd'hui l'Internet sous l'angle du danger de dilution sociale : racketteurs, espions, pornographes et désinformateurs hantent l'imaginaire des plumitifs... bien plus que les paquets TCP/IP. Dans ce bref exposé, je chercherai plutôt à aborder l'aspect constructif du réseau mondial, afin de définir des axes de travail collectifs permettant d'exploiter au mieux les potentialités immenses du réseau dans un esprit démocratique, respectueux des différences, notamment culturelles et linguistiques.
1 - Quels apports du réseau à la démocratie
Cherchons d'abord à voir les aspects positifs du réseau :
- liberté d'expression, notamment liée au faible coût de
la production de documents en regard des autres médias (journaux
imprimés, télévision)
- audience mondiale, pilotée par le lecteur : les documents sont recherchés par l'utilisateur sans lui être imposés ;
- échange de compétences qui se traduit par la constitution d'une intelligence collective. L'expertise devient plurielle ;
- vision mondiale des problèmes sociaux et économiques, instrument d'échange entre les groupes et associations qui ne disposent pas du pouvoir économique (cf. le réseau APC[1]).
2 - Des contraintes économiques et culturelles
Le réseau est dominé par l'industrie et le modèle culturel étatsunien. Après avoir subventionné le réseau pendant plus de vingt ans, les États-Unis mènent aujourd'hui une vaste campagne mondiale pour que tous les ensembles régionaux abordent le virage de la privatisation, sans que soit laissé à chaque société le moyen de réfléchir aux conséquences politiques, sociales et culturelles (cf. le discours de Al Gore sur le GII à Buenos-Aires en 1994). Le débat économique tend à restreindre la question des services, de leur valeur culturelle et de leur capacité à offrir de nouveaux terrains au développement du lien social.
Le modèle dominant sur le réseau est celui d'un changement permanent des concepts, des opinions, des documents eux-mêmes. Il n'y aura pas de stabilité de la connaissance si l'on ne garantit pas la stabilité des documents de référence. Il convient de poser aujourd'hui la question de l'archivage des documents électroniques (points de stabilité pour le développement de connaissances ultérieures), de la liberté de lire et de relire (contre le paiement à la transaction, pour le développement du modèle des bibliothèques, qui achètent forfaitairement pour redistribuer démocratiquement).
Il convient de ce point de vue de porter toute son attention sur le modèle des "self-médias" : journaux différents selon
chaque utilisateurs, documents stockés dans des banques de données qui n'auraient pas le même contenu en fonction des lecteurs, documents composites qui n'auraient jamais d'état fixe... Ces modèles sont techniquement possibles, mais lourds de dangers démocratiques. Les connaissances partagées, telles qu'elles s'expriment dans des documents semblables pour tous et accessibles égalitairement par tous, sont des point d'ancrage de toute société. Si le réseau permet d'offrir à tous les moyens d'accéder à l'information, il convient que cette information puisse être comparée, citée, critiquée... Autant de principes qui ont permis l'extraordinaire expansion de la connaissance à la Renaissance. Et qui peuvent être remis en cause si l'on adopte pour le document les règles qui existent déjà pour les marchés financiers en réseau.
La question des droits d'auteurs sert aussi souvent de paravent à des opérations commerciales de mainmise sur le marché de la connaissance (cf. les prises de position de Microsoft[2], Elsevier[3] et autres multinationales). On essaie aujourd'hui de considérer toute production culturelle suivant un seul modèle de rémunération et de marché (un paiement à l'acte de lecture pour chaque unité documentaire).
Le modèle de l'échange scientifique (paiement à la source des producteurs par leur université), de la normalisation même du réseau[4]
(développement coopératif d'outils largement mis à disposition de la communauté du cyberespace) et de l'éducation (création de services pédagogiques laïcs et gratuits dont les conséquences ne se mesurent que des années après) doivent aussi être pris en considération.
La connaissance est un "bien commun" de l'humanité, et mérite d'être traitée avec des égards que le règne de la marchandise ne
connaît pas[5]. Il y a un danger de détournement du droit d'auteur[6] qui, de protection de l'intégrité de l'oeuvre et outil permettant aux auteurs de vivre décemment, deviendrait l'alibi d'une création d'un marché factice de "valeurs informationnelles", soumises aux aléas de la conjoncture.
Les exemples de la "colorization" des films pour une diffusion le dimanche soir, du passage à soixante-dix ans après la mort des droits sur les oeuvres, montrent bien que "l'auteur" que l'on souhaite protéger est souvent une catégorie abstraite, mais sonnante et trébuchante. Cette question est trop complexe pour un simple paragraphe dans un exposé, mais il convient de porter sur elle un regard de citoyen, pas seulement laisser aux spécialistes le soin de décider des formes à venir de l'univers culturel.
La question des langues nationales dans un univers numérique dominé à 90% par l'anglais doit s'inscrire dans ce cadre. Parce qu'elle est le dépositaire des destins collectifs d'un peuple, une langue porte en elle plus que de l'information. Défendre les langues nationales sur le réseau, c'est promouvoir un monde fait de tolérance, de respect mutuel, riche de ses différences.
Enfin, le danger de transformer la démocratie, qui est basée sur des règles et se construit dans la durée, par des vagues d'opinion au travers du sondage permanent que d'aucun appellent le "vote électronique" est réel. Les manipulations médiatiques mondiales que nous avons connues ces dernières années, notamment le rôle émotif de CNN dans la "guerre du golfe", doivent rester dans toutes les mémoires.
3 - Des projets collectifs
Mais ces dangers peuvent être circonscrits si nous engageons des projets collectifs sur l'Internet (et demain, mais ce sera plus difficile, sur les "inforoutes"). Nous avons la chance extraordinaire de voir se reconstituer sous nos yeux un nouveau mode d'échange entre les hommes et les femmes du monde entier. La redistribution des cartes peut être rapide et violente. En accédant directement à l'univers réseau, des pays en voie de développement vont pouvoir enfin obtenir leur liberté économique ; en répartissant les efforts, en évitant le gaspillage et en permettant la maîtrise de l'énergie, les réseaux ouvrent des perspectives pour résoudre la crise écologique qui menace. S'engager dans ce processus pour défendre le respect des règles démocratiques est une perspective passionnante pour toutes celles et tous ceux qu'intéresse l'engagement citoyen.
Un des effets pervers de la campagne actuelle sur le danger qu'Internet ferait courir à la société... est avant tout de freiner l'expression française sur le réseau. Attention, même les universitaires ne sont pas tous, loin s'en faut, reliés au "tableau d'affichage mondial". Si l'on pense que c'est sur le réseau que se va se construire la science de demain, au travers des débats, des publications électroniques[7] et des bibliothèques numériques, il faut inciter les chercheurs et les étudiants à s'emparer au plus vite du réseau, pour y faire vivre des groupes représentant les sensibilités particulières que nous donne à la fois notre langue et sa maîtrise (à rapporter aux difficultés à "penser" dans une langue étrangère) et notre histoire et nos représentations collectives. De ce point de vue, gardons en tête que les autres peuples du monde attendent de la France qu'elle relève le défi du pluri-linguisme sur le réseau, notamment en raison de l'expérience française (le Minitel) et des succès déjà obtenus dans le domaine culturel par les stratégies de notre pays (défense du cinéma, de la bande dessinée... quand d'autres industries culturelles européennes jadis florissantes dépérissaient à vue d'oeil).
Garantir la démocratie à l'heure du réseau, c'est aussi offrir des accès aux documents numériques. La constitution de bibliothèques numériques devrait devenir un objectif central. Le rôle des bibliothèques numériques est d'assurer :
- la fluidité de la lecture (à la différence des requêtes sur des serveurs placés outre-atlantique) ;
- la liberté de lire et relire les documents achetés collectivement par une université, une ville, voire un consortium de villes, d'universités...[8];
- la conservation, l'archivage et la maintenance des documents numériques pour les années (les siècles ?) à venir[9]. La duplication des documents numériques constitue à cet égard un enjeu essentiel ;
- le repérage des documents numériques et la mise à disposition adaptée au lecteur (catalogage, indexation, classification... et ouverture d'un "chemin d'accès" aux documents en langue nationale (mots-clés, résumé, mais aussi outils de navigation dans le fonds des documents numériques).
L'accès au réseau passe aussi par l'ouverture de services de consultations publics. Il est long le chemin vers la possession générale des nouveaux outils de lecture multimédia : ouvrir des salles adaptés aux lecteurs, proposant à la fois postes de lecture et service de guidage est une option démocratique... qui reproduit pour les documents de cette fin du XXème siècle les objectifs des bibliothèques publiques vis à vis du livre. Mieux encore, alors que nous connaissons une crise du lien social intense, l'accès à des réseaux dans des lieux collectifs peut ouvrir de nouvelles perspectives. Les "cybercafés" nous en montrent un exemple dans le secteur commercial.
Enfin, diffuser les compétence de l"écriture multimédia", en permettant à des groupes sociaux de créer leurs propres documents et de les placer sur le réseau est un instrument permettant de tisser de nouveaux liens de citoyenneté. Les quartiers démunis, les populations en échec scolaire, les chômeurs, les personnes âgées sont aussi concernés par le réseau. L'apport du mouvement coopératif à l'école (pédagogie Freinet) est à méditer aujourd'hui. Créer un journal de quartier, diffuser des échantillons musicaux, des voix, des images, des pensées et des rêves est un moyen de redonner confiance. Prenons garde de ne pas laisser le réseau au mains des seuls favorisés, par la culture, par le statut ou par l'argent.
4 - Perspectives
Aristote distinguait quatre types d'activité : les activités productives, politiques, culturelles et privées, comme nous le rappelle opportunément Dominique Méda[10]. La crise des activités productives, liée à la crise écologique vient replacer au centre des projets de société le développement des autres activités, notamment les activités citoyennes (l'échange collectif, l'intérêt pour la chose publique... et l'information sur l'état du monde et des idées) et les activités culturelles (de la production artistique à la recherche scientifique). Le réseau mondial permet de poser la centralité de ces activités dans une structure collective, qui cherche ses règles de fonctionnement : déontologie, respect des règles établies par les lois existantes, mais aussi invention d'un nouvel échange "d'égal à égal".
C'est un lieu d'expérimentation autant qu'un lieu de sédimentation d'un nouveau lien entre les hommes. Ne croyons pas sur parole les marchands d'informatique : la voie du réseau n'est pas tracée, elle s'invente chaque jour. La démocratie est un enjeu, et l'espoir de la voir triompher subsiste. Mais parce qu'il est aussi une structure technique, emplie de fils, de processeurs, de câbles et de plastiques, le réseau permet de faire cohabiter les activités industrielles (renouvellement d'un marché des biens) et les activités citoyennes et culturelles, sans même sacrifier l'activité privée comme le montre le succès des "pages personnelles". C'est un bon modèle des transitions à venir, de la société à naître.
Le réseau nous donne aujourd'hui le moyen de réfléchir concrètement à ce que pourrait être une "économie politique de la connaissance". La connaissance a ceci de particulier qu'elle enrichit autant celui qui la reçoit que celui qui la donne. La connaissance fonde une économie sur le partage, le respect et le don. De beaux projets auxquels il faut donner corps.
[1] http://www.econet.apc.org/igc/apc.html
APC is the most extensive global computer network in the world dedicated specifically to serving non-governmental organizations NGOs) and citizen activists working of social change.
Composed of a consortium of international member networks, APC provides effective and efficient communications and nformation-sharing tools to NGOs and individuals. Member networks exchange e-mail and selected electronic conferences with over 50 pa rtner networks worldwide. Many of these partner networks provide the only e-mail access for NGOs in their countries.
Through this global partnership, APC offers vital links of communication to tens of thousands NGOs, activists, educators policy-maker s, and community leaders in 133 countries.
APC member networks share a common mission: to develop and maintain the informational system that allows for geographically dispersed groups who are working for social and environmental change to coordinate activities on-line at a much cheaper rate than can be done by fax, telephone, or for-profit computer networks. APC is committed to making these tools available to people from all regions in the world.
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[2] Il est plus facile de protéger ses droits sur une autoroute de l'information que n'importe où ailleurs. Quand quelqu'un souhaitera écouter une chanson des Beatles stockée dans une banque de données, le système vérifiera qu'il a bien acquitté les droits nécessaires. La chanson ne sera transmise que par morceaux, il ne sera pas possible de la stocker sur son ordinateur. De même pour un film, il ne sera décrypté que morceau par morceau. On pourra empêcher les gens de stocker sous forme digitale." Bill Gates, Le Monde, 15 mars 1995.
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[3] Dans un article publié en page 15, le 20 juillet 1995 dans le journal Le Monde, le groupe Reed Elsevier annonçait la mise en vente de sa presse et son édition grand-public en argumentant ainsi : "La presse grand-public au sein de Reed Elsevier affiche des marges bénéficiaires de 14 %. Ce pourcentage atteint 25,7 % pour la branche professionnelle, et 34,4% pour les publications scientifiques." (c'est nous qui soulignons). Il faut payer les journalistes... ce sont les États qui financent la recherche scientifique.
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[4]Christian Huitema. - Et Dieu créa l'Internet. - Paris : Eyrolles, 1995.
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[5] Hervé Le Crosnier. - Garantir l'accès démocratique à la connaissance à l'heure du réseau. - Réunion publique "Mon internet à Moi", Chateauvallon, 8 octobre 1995. Le texte de l'intervention est disponible sur le serveur de Toulon-Var-Technologie, organisateur de la manifestation: URL : http://www.tvt.fr/Science_en_fete/renc-public/herve.html
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[6] Samuelson, Pamela. - The NII intellectual property report. - Communications of the ACM, décembre 1994, 37(12), p. 21-27
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[7] Hervé Le Crosnier. - Les journaux scientifiques électroniques ou la communication de la science à l'heure du réseau mondial. - In : La communication de l'IST dans l'enseignement supérieur et la recherche : l'effet renater/internet. Actes du colloque des 16,17 et 18 mars 1995, Bordeaux. - ADBS Éditions. p. 100-108.
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[8] On peut voir à ce sujet le projet FIGIT (Follett Implementation Group on Information Technology) en Grande-Bretagne (http://ukoln.bath.ac.uk/figit/circulars.html).
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[9] Hirshon, Arnold (Èd.). After the electronic revolution, will you be the first to go ? [Actes de congrès] : proceedings of the 1992 association for library collections & technical services. President's program, 29 June 1992. American library association annual conference, San Francisco, Ca / Hirshon, Arnold (Èd.). -- American Library Association, 1993.
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[10] Le travail : une valeur en voie de disparition / Dominique Meda. - Paris : Aubier, 1995
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